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SECOND SOUFFLE


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Pendant les années qui suivirent, Diderot devait mener une vie pleine d'incidents, d'inquiétude et d'agitation. La richesse et la vivacité de son tempérament en étaient en partie la cause. Il s'émouvait aisément. Le moins que l'on puisse dire est que c'était un homme qui répondait facilement aux stimulations. Il se trouva, en outre, engagé, soit intentionnellement, soit sous les contraintes de la situation, dans la réalité de la vie politique française. Cela devait normalement arriver à presque tout homme de lettres au siècle des Lumières. Pour l'éditeur de l'Encyclopédie, c'était inévitable.



Les difficultés qui l'attendaient à son retour de Langres tenaient, comme d'ordinaire, à l'Encyclopédie. Ses libraires furent les premiers concernés, mais très vite il fut lui aussi profondément engagé ; sa réputation d'intégrité était vivement attaquée. Alors qu'il était à Langres, un décret royal du 21 juillet 1759 avait ordonné aux libraires de rembourser soixante-douze livres à tous les souscripteurs '. C'était juste et logique : l'Encyclopédie ayant été officiellement interrompue à la lettre « G », " était normal que les libraires restituent des sommes précédemment reçues pour des biens qu'ils ne pouvaient livrer. Cette somme de soixante-douze livres n'était pas exorbitante. Grimm, qui prenait pourtant le parti de Diderot, sinon celui des libraires, avait déclaré auparavant que, selon lui, les libraires devaient en réalité cent quatorze livres 2. Ce n'était donc que justice. Pourtant des preuves existent que les libraires auraient été prêts à empocher cet argent qu'ils n'avaient pas gagné, si Malesherbes, directeur de la librairie, n'avait veillé à ce que le décret du 21 juillet fut pris 3. Ce décret réveilla les libraires qui voulurent rattraper le temps perdu. Consternés à l'idée d'avoir à faire des remboursements massifs - si nous le faisons pour un, nous devrons le faire pour tous -, ils requérirent du gouvernement la faveur de repousser la date d'application du décret. Cette faveur leur fut accordée ; ils eurent ainsi le temps de formuler la proposition que Malesherbes avait évidemment eue à l'esprit, à savoir que la publication des volumes de planches serait autorisée et que les souscripteurs recevraient automatiquement un crédit de soixante-douze livres sur le prix de ces volumes *. C'était un excellent compromis qui devait plaire presque à tout le monde, d'autant que l'on avait promis aux souscripteurs que ces planches seraient partie intégrante de leur achat. Un privilège pour ces volumes fut accordé le 8 septembre 1759 5. Les souscripteurs des sept premiers volumes pouvaient acheter les quatre volumes de planches (on projetait alors un total de mille gravureS) pour une somme nette de cent douze livres ; les autres devraient payer finalement trois cent soixante livres. Rien d'étonnant si les libraires et Diderot se vantèrent plus tard qu'aucun souscripteur n'avait demandé à être remboursé '. Pourtant un dominicain assura plus tard qu'il avait tout fait, en 1759, pour recouvrer ses soixante-douze livres et qu'il n'y était pas arrivé T. Le décret du 21 juillet ne fut jamais abrogé. Il est vraisemblable que ce ne fut pas l'effet du hasard, mais un moyen pour Malesherbes de conserver un contrôle sur les libraires.

Tout cela se décidait au moment où, le 3 septembre 1759, le pape Clément XIII publia un bref rappelant que l'Encyclopédie avait été mise à l'index en mars de la même année. « Tous et chacun des fidèles qui auraient chez eux ledit ouvrage (...) aient à l'apporter aux ordinaires des lieux, ou bien aux inquisiteurs de la foi, ou à leurs vicaires, qui auront soin de le faire brûler sur-le-champ », sous peine d'excommunication pour les laïcs et de suspension pour les prêtres. Il est probable - et c'était aussi le sentiment de Diderot - que le pape craignait plus l'influence de l'édition de l'Encyclopédie publiée alors à Lucques par un certain Ottaviano Diodati que celle de l'édition parisienne ". Pourtant ce décret, lu dans toutes les chaires de la chrétienté, ne devait guère favoriser aucune des éditions. Le journal janséniste, Les Nouvelles ecclésiastiques, très lu bien que clandestin, exultait que le pape se soit exprimé si vigoureusement « sur cet abominable livre ».



La décision prise de publier les volumes de planches accrut aussitôt le travail de chacun. Bien que Diderot ait claironné dans son article « Encyclopédie » (paru quatre ans plus tôt dans le volume V) que « nous avons environ mille planches », il semble bien qu'il n'ait eu que des dessins et non des planches gravées. Ainsi les libraires déclarèrent en 1759 qu'ils avaient payé plus de deux mille dessins pour en avoir mille convenablement exécutés, ce qui était certainement la vérité. Mais la même année, Malesherbes déclara plus d'une fois que pas un seul dessin n'avait été gravé.

Les ennemis de l'Encyclopédie furent sans doute contrariés de son apparente résurrection. Les planches ne pouvaient être sujettes à controverse, ou du moins c'est ce qu'on prétendait. Mais rien ne pouvait répandre plus efficacement la doctrine subversive selon laquelle la routine quotidienne d'un travail socialement utile possède une inhérente dignité. Cependant ces volumes passaient pour neutres : on en peut trouver la preuve aujourd'hui dans la distinction faite entre texte et illustrations dans le bel exemplaire de l'Encyclopédie qui appartenait aux Bourbons d'Espagne. Dans la bibliothèque du palais royal de Madrid, les volumes de planches ne portent aucune marque d'interdiction alors que les volumes de texte portent tous sur la page de titre l'inscription à l'encre de Chine, d'une écriture provocante : Tous les volumes sont interdits excepté ceux qui contiennent des planches (Prohibidos todos los tomos, menos los de laminaS).



En conséquence, ce fut dans le domaine des planches que les ennemis de l'Encyclopédie frappèrent le coup suivant. Fréron, l'éditeur de L'Année littéraire, ennemi invétéré des philosophes, publia une lettre d'un employé des libraires, qui avait été récemment congédié. Ce Pierre Patte, architecte - les reçus pour son salaire qu'il avait en sa possession montrent qu'il avait été employé à faire des dessins, des vérifications et autres besognes en rapport avec la préparation des planches -, assurait que, pour soixante-dix-sept des arts et métiers - il les citait -, les libraires n'avaient en leur possession aucun dessin qui fût le résultat de leur travail personnel. Ils n'avaient que de simples épreuves des gravures préparées pour l'Académie des sciences ".

En 1675, Colbert avait ordonné à cette Académie de publier une série d'illustrations et d'explications sur les machines utilisées dans les arts et métiers. Pendant des dizaines d'années, la préparation de ces dessins et gravures, dont Réaumur était le principal responsable, traîna en longueur. En 1759, si certains fascicules avaient été gravés, aucun n'avait été publié l!. Pendant ce temps, Diderot et les libraires s'étaient procuré les épreuves de bon nombre de ces gravures inédites. « D'après ce plan, écrivait Patte, M. Diderot, ce même Diderot qui dans ses discours et dans ses écrits décriait à tout propos M. de Réaumur, alla trouver M. Lucas, qui avait gravé la plus grande partie de l'ouvrage de ce laborieux académicien ; moyennant dix louis et de belles promesses pour la nouvelle entreprise des planches de l'Encyclopédie, il lui (LucaS) tira des épreuves de tout ce qu'il avait fait ; on fit la même chose à l'égard de quelques autres graveurs que M. de Réaumur avait employés, de sorte qu'on parvint bientôt à rassembler toutes les planches de notre académicien " ».



La lettre de Patte exigeait une réponse. L'Observateur littéraire du 15 décembre annonça que près de deux cents planches étaient déjà gravées pour l'Encyclopédie et invita le public à aller les voir chez les libraires. Il parlait aussi de Patte en termes sévères comme d'un homme qui avait été renvoyé pour deux raisons " : « Je demandai à M. Diderot, écrit le journaliste dans un numéro postérieur, quelles étaient ces deux raisons. "C'est, me répondit-il, que ce Monsieur est trop habile homme et trop honnête homme. - Ce ne sont point là des raisons d'exclusion, lui ai-je dit. - Cela est vrai, a repris M. Diderot ; mais nous sommes des gens bizarres "". Diderot avait sa façon à lui d'aborder la presse.

Les libraires cependant firent un aveu. Répondant à une question du chirurgien Morand, membre de l'Académie des sciences, ils reconnurent qu'ils avaient en leur possession plusieurs épreuves des planches de Réaumur, mais affirmèrent qu'ils ne les avaient point copiées et qu'ils ne le feraient pas. Et ils proposèrent - ce qui est peu compréhensible - de se soumettre à une inspection ". Morand évoqua l'affaire dans une séance de l'Académie des sciences du 12 décembre. Le résultat fut que six membres de l'Académie visitèrent l'imprimerie de Briasson, le 14 décembre, pendant trois heures. Leur rapport, daté du 19 décembre, attestait qu'ils avaient vu un grand nombre de dessins et de gravures, mais rares étaient ceux ayant trait aux arts mécaniques qui étaient achevés. On leur avait aussi montré une quarantaine d'épreuves des planches de Réaumur « dont deux ou trois seulement nous ont paru, par quelques points de ressemblance, avoir servi de modèles pour celles des libraires qui concernent les mêmes objets ». Les commissaires déclarèrent encore qu'ils avaient fait remarquer aux libraires « que cela pourrait faire penser qu'ils posséderaient une plus grande quantité de ces épreuves de M. de Réaumur et qu'ils auraient des raisons de ne pas les montrer ». A quoi ceux-ci répondirent que les quarante épreuves étaient tout ce qu'ils avaient, « qu'ils avaient profité de ces gravures pour en imiter la disposition, mais qu'au surplus ils étaient prêts à s'engager de vive voix et par écrit à ne rien copier de M. de Réaumur, et à soumettre leurs planches à la révision de tels commissaires que la Compagnie jugerait à propos de nommer pour les examiner avant la publication de l'ouvrage " ». C'est dans l'ensemble cette procédure qui fut suivie au cours des années suivantes. Le premier volume de planches, par exemple, parut avec l'approbation du censeur qui déclarait que les deux cent soixante-neuf planches étaient tirées de dessins originaux qu'on lui avait montrés. Le censeur était Deparcieux, un des commissaires qui avaient participé à la visite du 14 décembre >8. Chacun des onze volumes de planches fut accompagné d'un pareil certificat d'approbation.



Quand on examine de près cette affaire embrouillée et embarrassante, il faut bien conclure que l'Académie des sciences aurait été justifiée de ne pas se limiter à une protestation, d'autant qu'elle était à la tête d'une entreprise qui rivalisait avec l'Encyclopédie. Or les académiciens se contentèrent de signer un certificat officiel, le 16 janvier 1760, attestant que leurs commissaires avaient examiné les planches « au nombre de six cent sur cent trente arts, dans lesquelles nous n'avons rien reconnu qui ait été copié d'après les planches de M. de Réaumur " ». Il y eut cependant un débat très houleux à l'Académie en février. « Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir, écrivait Diderot à Sophie Volland. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement. Ils s'étaient arraché les yeux à l'Académie. Ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu'ils auront fait aujourd'hui 2n ». Mais c'est la dernière fois que nous entendrons parler de cette affaire. L'Académie apparemment se contenta de s'atteler pour de bon à la publication de son propre ouvrage. Description des Arts et Métiers, dont le premier fascicule parut en 1761. « On voit ici à quel point, commente avec plaisir un expert du x'X" siècle, l'émulation entre l'Encyclopédie et l'Académie des sciences, loin d'être nuisible, a finalement été fructueuse pour l'une et pour l'autre entreprise, aussi bien que pour le progrès de la technologie en général2I ».

Si l'on se demande pourquoi l'Académie n'alla pas plus loin, on peut d'abord supposer qu'elle avait effectivement trouvé un moyen d'empêcher le plagiat, quelle qu'ait été l'intention initiale de Diderot et des libraires. De plus elle a pu être très gênée d'avoir à révéler au public qu'elle avait négligé les instructions de Colbert pendant quatre-vingt-cinq ans. En outre, l'Académie qui avait un siège à pourvoir avait fait de Diderot l'un de ses deux candidats (l'autre étant Vaucanson que Louis XV avait nommé de préférence à DideroT) ; elle ne désirait peut-être pas humilier un homme assez distingué pour avoir été choisi par elle comme un membre potentiel ". Enfin Malesherbes usa probablement de son influence pour calmer l'Académie ; faute de quoi l'accord du 8 septembre pour la publication des planches aurait été irréalisable - les libraires auraient été mis en grande difficulté ou en faillite, et la publication de la fin de VEncyclopédie rendue impossible. Dans un mémoire écrit quelques mois avant la lettre de Patte, Malesherbes avait montré qu'il savait fort bien que les libraires avaient des épreuves de Réaumur : rien n'échappait à un magistrat qui avait l'oil et l'esprit aussi vifs ". Même si son nom n'apparaît dans aucune négociation, il est peu vraisemblable qu'il n'ait pas eu sa politique et qu'il n'ait pas usé de son influence pour la mettre en pratique, car toute cette affaire relevait de sa compétence. II ne faut pas oublier par exemple que Fréron publia dans son journal une « Réponse à L'Année littéraire » qui donnait mot pour mot le certificat du 16 janvier (« nous n'avons rien reconnu qui ait été copie d'après les planches de M. de Réaumur ») et aussi l'aveu de Patte disant qu'il avait été entièrement payé par les libraires, ce qui était une façon claire d'insinuer que les mobiles de Patte n'étaient pas aussi nobles qu'ils auraient dû être. La « Réponse » affirmait aussi que Patte avait accusé les libraires d'avoir copié des épreuves dans certains arts sur lesquels les commissaires reconnaissaient que Réaumur n'avait pas travaillé. On ne peut guère imaginer Fréron publiant une telle réplique de sa propre initiative. Grimm, ravi, déclara que Fréron avait reçu des ordres. Qui avait pour cela assez de pouvoir ? Seuls Malesherbes ou son père, le chancelier de France.

Tout ce remous eut lieu alors qu'aucune des planches n'avait vu le jour. A leur parution pas une seule planche de l'Encyclopédie, bien sûr, n'était un fac-similé de celles de Réaumur. L'auraient-elles été si Patte n'avait pas fait cette déclaration :s ? On ne saurait en juger. Mais on peut se prononcer sur la deuxième partie de l'accusation de Patte, à savoir que les descriptions des métiers déjà publiées dans les premiers volumes de l'Encyclopédie montraient par les renvois qu'elles auraient fort bien pu se rapporter aux planches de Réaumur 2 Donc, avance Patte, le travail sur le tas dont Diderot se vante, ses visites dans les ateliers, n'eurent pas lieu dans la réalité. « Ce n'était plus qu'une affaire de cabinet». J. Proust a fait avec soin ce travail de comparaison. Il en ressort que, dans plusieurs cas, les planches de Réaumur finalement publiées par l'Académie des sciences ont une correspondance plus grande avec les descriptions de Diderot publiées dans les premiers volumes de l'Encyclopédie qu'avec celles qui furent ensuite publiées dans les volumes des planches de l'Encyclopédie M. Par de tels raccourcis, on frôle une intention de fraude.



Grimm, parlant de l'accusation de Patte, a reconnu que « tout le public a crié contre M. Diderot dès que l'accusation a paru ». D'Alem-bert, écrivant à Voltaire, parle de « persécution » et d'une querelle d'Allemand. Selon Grimm, le rapport de l'Académie du 16 janvier prouvait que Fréron était un « menteur » et Patte un « fripon » ; pourtant chacun avait pu noter que l'Académie avait été manifestement réticente à déclarer que l'accusation ne reposait sur rien. Diderot dut être aussi très vexé de découvrir que l'Académie avait engagé Patte pour travailler à son édition de gravures, ce qu'elle n'aurait guère fait si elle n'avait eu aucune confiance en son honnêteté ". Des années plus tard, Diderot montra que cela était resté un point sensible pour lui: il inséra une critique irascible et gratuite de l'entreprise de l'Académie dans le Salon de 1767. Et en 1771, il déclarait avec véhémence: «Nous n'avons pas employé une seule figure de Réaumur », puis se rappelant évidemment la remarque narquoise de Latte « que ce n'était plus qu'une affaire de cabinet », il écrivit : « Un autre fait sur lequel je défie qui que ce soit de me contredire (...) est d'avoir été moi-même dans les divers ateliers de Paris, d'avoir envoyé dans les plus importantes manufactures du royaume ; d'en avoir quelquefois appelé les ouvriers, d'avoir fait construire sous mes yeux, et tendre chez moi leurs métiers. Si M. Lucas a le secret d'expliquer et de faire dessiner les manouvres et les instruments de la papeterie de Montargis, par exemple, ou des Manufactures de Lyon, et cela sans les avoir vus, moi, je ne l'ai pas " ».

Certain que Diderot avait été abusé, Grimm supportait avec impatience les honneurs qui pleuvaient, à titre posthume, sur la mémoire de Réaumur. « L'académicien Réaumur est mort riche, honoré des bienfaits du roi. Le philosophe Diderot sera bien honoré aussi, mais pas de son vivant, non par le gouvernement, mais par les étrangers qui honorent le mérite et le génie, et par la postérité... " »

Le 15 janvier 1762, Grimm annonçait à ses lecteurs : « Le premier volume des planches de l'Encyclopédie se livre actuellement (...) à ceux qui ont souscrit pour cet ouvrage " ». Le censeur avait donné son approbation le 26 octobre 1761. Le volume ne portait aucune référence indiquant qu'il faisait partie de l'Encyclopédie, mais seulement ces mots : « Recueil de mille planches gravées en taille-douce sur les Sciences, et les Arts libéraux et mécaniques, avec les explications des figures ». La page de titre, qui donnait le nom des libraires (Briasson, David, Le Breton et DuranD), portait aussi l'importante mention « Avec approbation et privilège du roi ». Des deux cent soixante-neuf planches, quatre-vingt-trois étaient consacrées à l'agriculture, trente-trois à I'anatomie, quatre-vingt-une à l'architecture et aux travaux de construction, treize à la maçonnerie et à la couverture, trente-huit à l'art militaire, douze aux antiquités et les autres à la fabrication des aiguilles, de l'amidon, au travail de l'argent, aux armures, à la fabrication des fusils et aux feux d'artifice.

Son travail sur l'Encyclopédie, pour pénible qu'il fût, n'absorbait pas toute l'énergie de Diderot. Bien qu'épuisé nerveusement et physiquement dans les mois sombres de 1759, il trouva le temps de jeter sur le papier les plans pour de nouvelles pièces, avec les titres provisoires de « Juge de Kent », « Le Train du monde ou des Mours honnêtes comme elles le sont », « Madame de Linan ou de l'honnête femme », « L'Infortunée ou des suites d'une grande passion », la « Mort de Socrate >6 ». L'intérêt de ces projets était qu'ils le distrayaient : « Le travail est le seul moyen que j'aie de m'étourdir sur ma peine 37 ». « J'espère, écrit-il à Grimm, que vous ne serez pas mécontent de l'emploi de mes heures mélancoliques ". » Ce fut en partie son amitié pour Grimm qui tint en éveil son intérêt pour le théâtre pendant cette période difficile. Pour aider Grimm, qui était à Genève au cours de la fin du printemps et de l'été de 1759, Diderot rendit compte pour la Correspondance littéraire de ce qui se passait sur les scènes parisiennes ", C'est ainsi qu'il envoya à Grimm la critique d'une nouvelle pièce, La Suivante généreuse, qu'il dut voir le 26 mai 1759, selon les registres de la Comédie-Française. C'était la première fois qu'il y retournait depuis que les spectateurs avaient été bannis de la scène (c'est le 23 avril 1759 que cet heureux arrangement fut mis en place W). U en fut extrêmement charmé ". Son plaisir fut accru par la présence de Sophie, venue au spectacle avec sa famille. Il lui avait écrit le jour même : « Je serai dans le parterre, vers le fond et dans le milieu ; c'est de là que mes yeux vous chercheront ». Mais il assurait vite Grimm que la présence de Sophie « ne m'a pas autant empêché de voir et d'entendre que je l'aurais dû».



Au même moment, Diderot fit, aussi pour Grimm, la critique du manuscrit d'une pièce du marquis de Ximenes. Comme presque tous ses écrits, le résumé de l'intrigue est une page savoureuse, imprégnée de sa personnalité, comme lorsqu'il s'écrie : « O combien cela m'apprendra à être clair !» ou : « Me voilà à la fin du second acte et rien n'est avancé ! » « Quelle scène à faire ! O Racine où êtes-vous ? » « La voilà enfin cette princesse d'Eboli ; c'est bien tard, mais il vaut mieux tard que jamais ; ces gens auraient grand besoin qu'avant que d'écrire, on les envoyât en rhétorique apprendre quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ". »

Au cours de cet été, Diderot parla souvent à Grimm de ses projets de pièces, dont la plus ambitieuse était « Le Juge de Kent ». L'action devait se passer dans l'Angleterre de Jacques II ; le traître était un des mignons de ce roi et elle visait à démontrer la nature horrible de l'intolérance et de la persécution religieuses. Bref, cela devait être une pièce très politique, et même s'il l'avait achevée, il est presque certain qu'il n'aurait pas eu l'autorisation de la publier en France, et encore moins de la faire jouer sur une scène française. Une pièce si implicitement anti-catholique et si libérale n'aurait guère pu être autorisée par un gouvernement qui, quatorze années seulement auparavant, avait soutenu l'invasion de la Grande-Bretagne par le prince Charles pour restaurer les Stuarts sur le trône.

Dans l'esquisse de Diderot, le plus noble personnage était un vieillard dont l'identité était seulement indiquée par la fonction qu'il exerçait : le Juge. Cela était conforme à la théorie bien connue de Diderot, déjà illustrée dans Le Père de famille, selon laquelle le théâtre doit montrer le développement du caractère mais aussi la fonction et le rang que l'on occupe dans la vie. Diderot accorda tout son amour au personnage du juge, manifestement une figure paternelle. « Quand je veux m'occuper de mon travail, mon esprit s'égare et ce n'est plus " Le Juge de Kent ", mais le coutelier de Langres que je vois " ».

Diderot ne termina jamais sa pièce et tout ce que nous en connaissons n'est que l'ossature de quarante-neuf scènes réparties en cinq actes *. S'il l'avait achevée, c'eût été un monstre de violence mélodramatique. Le vieux juge était finalement assassiné en prison, sa belle et vertueuse fille se soumettait aux désirs déshonnêtes du juge pour acheter la liberté de son père ; cyniquement trahie, elle se faisait arracher les yeux. On n'avait jamais vu au théâtre pareille collection d'horreurs depuis La Duchesse de Malfi ou Titus Andronicus.



Au début de juin, Diderot écrivit à Grimm : « Plusieurs scènes sont dessinées dans ma tête et sur le papier. Cela se fait sans que je m'en occupe, dans la rue, à la promenade, en fiacre... w » Au début de juillet, il disait que d'autres préoccupations avaient chassé celle-là de sa tête ; le 13 juillet, il en parlait comme d'« un travail qui m'effraie. Imaginez quarante-six scènes à écrire, toutes d'enthousiasme et de chaleur J7 ». Le 18 juillet, « Le Juge de Kent » semble avoir été mis dans un carton, et Diderot parlait plutôt du « Train du monde ». Comme il allait partir pour Langres, il avoua à Grimm son sentiment d'impuissance :



A l'âge de vingt ans, ivre de réputation, croissant en force de jour en jour, et croyant porter en moi le germe d'une existence éternelle, je me serais précipité tout à travers de ces besognes, et je n'aurais eu ni cesse ni repos qu'elles n'eussent été finies. Aujourd'hui que les ailes de la jeunesse ne me portent plus en l'air sur la surface de la terre, je pèse, je m'engourdis, je le sens, et toutes les fois que je veux m'clancer, je me dis Quid tibi prodest aerias tentasse domos, animoque rotundum percurisse polum morituro... (Et il ne te sert de rien d'avoir exploré les demeures aériennes et parcouru la voûte du ciel, d'une âme destinée à la mon. Horace, Odes, I, 28 ").



Le malheur n'était pas seulement qu'il était recru de fatigue, qu'il avait perdu sa jeunesse, ou qu'il sentait pour la première fois qu'il était mortel. Le malheur était qu'avec toute sa diversité et son instinct créateur, Diderot n'était pas au mieux de ses capacités quand il s'agissait d'écrire des pièces de théâtre. Il excellait dans la critique dramatique et dans l'appréciation du jeu des comédiens. Aux yeux de la postérité, cette partie de ses écrits n'a souffert aucune ombre, mais Le Fils naturel et Le Père de famille nous paraissent ternes et ampoulés *. C'est un paradoxe qu'un homme qui maîtrisait suprêmement le dialogue comme forme d'art ait écrit pour le théâtre des pièces aussi ennuyeuses. Dans ses dialogues, on trouve toujours une étincelle d'intelligence et d'esprit, alors que dans ses pièces il est si occupé à prêcher la vertu qu'il en devient morne. Glacé par la solennité de ses bonnes intentions, il oublie que le théâtre est aussi un divertissement. De plus, ses pièces brillent par leur absence d'images, alors que ses dialogues sont remplis de comparaisons et de métaphores des plus imagées. II est significatif qu'il ne se plaignait pas souvent de l'ennui du métier d'écrivain, alors qu'il s'est plaint de la difficulté de construire une pièce. II écrit, ce même été, à Grimm : « Le plan ne me coûte rien et le dialogue me tue » ; s'il faut lier des scènes ensemble, il le fera, « mais le travail sera terrible ».



En 1759, Diderot - alors que son zèle pour le théâtre fléchissait - commença à montrer ce qu'il pouvait faire dans un nouveau champ du métier d'écrivain, où sa célébrité n'a cessé de croître : la critique d'art. Ce fut une fois encore pour obliger son ami Grimm absent que Diderot fit le compte rendu de l'exposition des tableaux des quarante membres de l'Académie de peinture et de sculpture qui s'ouvrait traditionnellement le jour de la Saint-Louis, le 25 août ". Les salons, depuis 1748, se tenaient tous les deux ans dans le Salon carré du Louvre, débordant dans la galerie d'Apollon et sur les paliers voisins *. C'était un des événements majeurs de la vie parisienne ; aussi étaient-ils commentés depuis quelques années dans des pamphlets et dans les périodiques Grimm avait fait lui-même la critique des précédents salons et c'est seulement en raison de son absence fortuite de Paris que les dons de Diderot pour la critique d'art éclatèrent ". Cette découverte fut une aubaine pour Grimm, et il fit à Diderot l'honneur de l'exploiter sans merci. De sorte que les Salons de Diderot, croissant chaque année en sensibilité et en subtilité, devinrent un des principaux attraits de la Correspondance littéraire.

Parce qu'ils étaient acerbes - avec candeur -, les Salons de Diderot restèrent soigneusement confidentiels. Le public ne put en prendre connaissance que plusieurs années après la mort de l'auteur, et quand ils parurent, ce fut par fragments, les uns en 1796 et 1798, d'autres en 1819 et 1821, d'autres encore en 1845 et 1847, et ce ne fut pas avant 1876 que la suite complète des Salons de 1759 à 1781, quelque mille pages in-octavo, furent publiés ensemble *. C'est ainsi que les critiques modernes, ayant enfin l'occasion de juger de Diderot comme critique d'art, oublièrent de nombreux autres écrivains du xvni* siècle qui s'étaient occupés des Salons. Conséquence assez naturelle, on a souvent dit que Diderot avait inventé la critique d'art. C'est une distinction qu'il n'a jamais revendiquée lui-même. Il aurait cependant pu prétendre à la meilleure place dans ce domaine. Selon une estimation récente et autorisée des autres critiques contemporains des Salons :

Il y a peu à glaner, en effet, dans la multitude de ces petites brochures : quelques plaisanteries ; çà et là une observation juste et sensible, une impression sincère - au mieux les réflexions d'un artiste mineur, ou d'un littérateur de second ordre. Leur principal intérêt, à nos yeux, est que, prises dans l'ensemble, elles reflètent une opinion moyenne ; c'est pourquoi elles valaient d'être dépouillées : par comparaison, Diderot critique d'art prend son plein relief, et sa véritable stature ".



Diderot savait naturellement que ses Salons ne seraient lus que par les abonnés de la Correspondance littéraire et sa critique ne pouvait que s'en ressentir. C'était un cercle très fermé, quinze abonnés au plus, aucun ne vivant en France, tous têtes couronnées ou potentats allemands J8. La Correspondance littéraire était généralement expédiée de Paris deux fois par mois, par voie diplomatique, ce qui la rendait d'autant plus sûre et confidentielle. Ainsi l'exemplaire envoyé à la reine Louise Ulrique de Suède, sour de Frédéric le Grand - qu'on peut maintenant consulter à la Bibliothèque royale de Stockholm, avec ses feuilles unies et complètement écrites - voyageait certainement par la valise diplomatique de l'ambassadeur de Suède en France.



Comme aucun des abonnés ne pouvait visiter personnellement les salons, il était nécessaire de décrire les tableaux en détail, particulièrement leur composition. Comme Diderot l'avait écrit plus tôt en critiquant des tableaux qui n'avaient pas été vus, il s'agissait de « réveiller l'imagination " ». 11 a souvent été jugé sévèrement sur ce point par des auteurs qui oublient que la photographie n'existait pas et qui ignorent qu'aucun dessin ni gravure n'accompagnaient le texte du livret. Il fallait que les descriptions de Diderot soient explicites, et il n'omettait jamais de décrire la composition et la disposition des tableaux les considérant comme absolument fondamentales dans l'art . Trois fois déjà au moins, il avait fait des projets pour des ouvres d'art, une série de six sujets tirés d'Homère pour une tapisserie, une autre pour une tabatière, un autre encore pour un monument pour le maréchal de Saxe. Chaque fois Diderot s'était montré très préoccupé de l'arrangement et de la composition 6!. Comme l'école française du XVIIIe siècle était assez pauvre pour ce qui est de la composition (« la composition n'est pas la partie la plus brillante de nos artistes », écrivait alors DideroT), son souci de la composition et de la description du moment psychologique dans les morceaux de genre ou les tableaux d'histoire n'était pas hors de propos. « Qui donc mieux que lui (DideroT) a dénoncé la faiblesse de la composition chez nos artistes », a écrit un amateur et critique contemporain SJ. Avant même son premier Salon, Diderot avait montré, dans un petit texte sur l'art italien datant de 1758, qu'il connaissait les embûches qui attendent l'homme de lettres qui veut parler de peinture ; il expliquait comment une « observation continuelle de la nature » était nécessaire pour éviter d'avoir un style maniéré. Salon après Salon, la fréquentation des artistes lui permit d'approfondir sa conscience de la technique et rendit son sens critique plus sûr. 11 écrivait en 1758 :

Je ne connais guère d'ouvrage plus propre à rendre nos jeunes littérateurs circonspects, lorsqu'ils parlent de peinture. La chose dont ils peuvent apprécier le mérite et dont ils soient juges comme tout le monde, ce sont les passions, le mouvement, les caractères, le sujet, l'effet général ; mais ils ne s'entendent ni au dessin, m" aux lumières, ni aux coloris, ni à l'harmonie du tout, ni à la touche, etc. (...) A tout moment ils sont exposés à élever aux nues une production médiocre, et à passer dédaigneusement devant un chef-d'ouvre de l'art ; à s'attacher dans un tableau bon ou mauvais à un endroit commun, et à n'y pas voir une qualité surprenante ".



Le Salon de 1759 était le plus bref de tous. Tout intéressant qu'il fût, il n'avait pourtant pas la vigueur, la sûreté de touche des suivants. Il était néanmoins divertissant *. « Beaucoup de tableaux, mon ami, commence-t-il, beaucoup de mauvais tableaux. J'aime à louer. Je suis heureux quand j'admire. Je ne demande pas mieux que d'être heureux et d'admirer. » II dit d'un artiste très académique qu'il use plus d'huile à sa lampe que sur sa palette. Et parlant d'une Résurrection de Jean-Jacques Bachelier, il révèle pourquoi ses lecteurs trouvaient ses Salons si divertissants et pourquoi il était nécessaire qu'ils restent confidentiels : « M. Bachelier, mon ami, croyez-moi, revenez à vos tulipes. Il n'y a ni couleur, ni composition, ni expression, ni dessin dans votre tableau. Ce Christ est tout disloqué. C'est un patient dont les membres ont été mal reboutés ; de la manière dont vous avez ouvert ce tombeau, c'est vraiment un miracle qu'il en soit sorti ; et si on le faisait parler d'après son geste, il dirait au spectateur : Adieu, Messieurs, je suis votre serviteur ; il ne fait pas bon parmi vous, et je m'en vais ». Rien d'étonnant que Diderot ait écrit à Grimm : « Gardez-vous bien de mettre mon nom à ce papier. Orphée ne fut pas plus mal entre les mains des bacchantes, que je le serais entre les mains de vos peintres « ».



Empressons-nous d'ajouter que la critique de Diderot n'était pas seulement faite de railleries et de bons mots. Elle pouvait être profondément émouvante, comme lorsque, lui, anticlérical et libre penseur, faisait la critique d'un tableau montrant les moines chartreux en méditation : « Point de silence ; rien de sauvage ; rien qui rappelle la justice divine ; nulle idée ; nulle adoration profonde ; nul recueillement intérieur ; point d'extase ; point de terreur. Cet homme ne s'est pas douté de cela. Si son génie ne lui disait rien, que n'allait-il aux Chartreux ? Il aurait vu là ce qu'il n'imaginait pas. Mais croyez-vous qu'il l'eût vu ? S'il y a peu de gens qui sachent regarder un tableau, y a-t-il bien des peintres qui sachent regarder la nature ? »

Les amateurs d'art d'aujourd'hui se plaisent à découvrir que Diderot estimait fort Chardin. Le XVIII siècle n'appréciait pas ce peintre autant qu'il le méritait, surtout en raison des sujets humbles qu'il choisissait ; mais Diderot voyait en lui « un homme d'esprit. Il entend la théorie de son art ; il peint d'une manière qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherchés ».

En une occasion au moins, Diderot visita le Salon de 1759 en compagnie de Sophie, de sa mère, de sa sour Mme Le Gendre, et d'une Mlle Boileau. Ce fut alors que Sophie remarqua un Christ de Vien, qui devait être représenté dans la souffrance, mais qui avait l'air fort gras et jovial, comme s'il n'eût souffert que d'un cor au pied ", Pendant ce temps, l'obligation de travailler durement et sans interruption à ses articles pour l'Encyclopédie pesait lourdement sur Diderot. C'est pourquoi il accepta l'invitation pressante de d'Holbach de demeurer à Grand-val, dans sa maison de campagne. Diderot s'y rendit le 3 septembre. Nous le savons par une lettre à Grimm. Diderot, qui ne savait presque jamais le jour du mois, l'avait méticuleusement datée, à sa propre surprise : « Je sais le jour du mois, cela est singulier. Eh bien quand je disais que nos lettres avaient un air affairé, avais-je tort ? ». A Grand-val, il écrivit le Salon de 1759 d'après ses souvenirs, car il avait une prodigieuse mémoire visuelle. Après quelques jours d'inquiétude (Sophie ne se sentait pas bieN), il rentra à Paris pour peu de temps. Puis il repartit à Grandval équipé pour un long séjour. « Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j'emportais " ». Diderot demeura à la campagne pendant les six semaines suivantes et y travailla dur. C'était sa façon de prendre un second souffle.

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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