Edouard Glissant |
Il fallait que le jour, En se levant de table, Laisse achever la nuit Son repas de bitume. Il fallait que le jour, En se levant de table, Vienne toucher la cour Tout engluée de fable. Et qu'il laisse la nuit, Engluée dans ses plumes, Achever dans le froid Son repas de bitume. Si la voile bat au vent, C'est que tout n'est pas perdu. - Au levant l'eau de mer batifole dans le sel, Au levant le soleil, Cour nettoyé du sang. Tu te réveilles... Tu vois encore de grands trous d'ombre, Des gueules ouvertes, des dents de roches, Un grand feu Léchant le métal. Tu as vu, retiré de la mer incendiée, Le sel bouchant le noir des longs couloirs brûlés, Le mouvement des grandes masses d'eau - tu te [souviens De la clameur de leur défaite. Tu glissais parmi le chaos, Poussant les roches au rire, Cherchant l'amitié du feu. Tes flancs, ta bouche accouchaient les végétaux, Le» animaux criant d'espoir et s'en allant Attendre la poussée de leur chair exigeante. Tu faisais claquer la lagune sur ta langue, Tes doigts montaient dans les écorces, Tu collais à ta peau Toute l'argile. Et c'est encore un jour Et c'est sans rémission, Dans la trouée béant Vers d'autres lieux pareils Où l'univers Est sans secret. Quelque part en toi Où nul oil ne voit Tu rumines ta plaie Comme du verre pilé. Statue - loin de ta gorge, Comme l'on souffre dans la ville, Comme ta robe Promet le bon, le long repos. Qui te ferait lécher la crasse des lessives? Qui voudrait que ta peau, ta chair, tes éruptions Te soient à charge? Qui te mettrait devant les yeux, sans un répit, Ta pourriture de plus tard, Ta chair ayant fini de faire demeure au temps? - Qui te voudrait seul avec lui dans l'univers? Pour quel combat? - Tu pleurais donc sur l'étendue Où ta grisaille venait mourir. Et tu la colorais des feux Des métaux que tu devinas. Tu la faisais trembler d'une eau Distillée dans cent mille injures, Tu la chauffais d'un vieux secret Que depuis la journée amère Tu partages avec l'arbre dur. Tu la faisais bouillir d'un rire Où ton supplice te riait. Vive la vie quand même Et vive au moins la mienne. Battements d'aile3 de feu Au-dessus des battements de vagues - Soleil... soleil. Corps de chair hésitante au regard de chevreau, Dans les hauteurs de l'air où le métal n'est plus [que son, Le corps de l'eau se fait. - Il se fait de chair chaude, Aux soupirs des cristaux Du sel abandonné, Sur un fond rouge et vert Où l'appel incendie Les affres de l'humus. Dans la paume des chemins, dans l'éclatement de [l'herbe, Ton visage tout défait d'aimer. Tes mains au soleil couchant Pétrissant l'argile, caressant les cous des chiens Mouillés de la boue des pâturages. Écoute : le pollen des rochers, L'abri au fond de la mer. C'est ta paume qui s'épanouit, C'est la peau de tes seins Tendue comme une voile au soleil couchant. Écoute encore : ton pollen au pollen des rochers Se mélange sur mer, Ton ventre amène et retire les marées, Ton sexe occupe les sables chauds des profondeurs. Sans fin la forêt creuse la terre sèche Où la préhistoire est restée couchée. Or, glouglou du sang aux écluses du temps, Un merle hébété pressant son passé Siffle en la forêt La montée des sèves. Au dehora l'arbre est là et c'est bon qu'il soit là, Signe constant des choses qui plongent dans l'argile, Il est vert, il est grand, il a des bras puissants. Ses feuilles comme des mains d'enfant qui dort S'émeuvent et clignent. Dans les maisons la lumière par instants Vient des étangs qui creusent le vallon Entre les blés, les sapins et les vignes - Des éclats de soleil comme des éclats de vitre. Oui, l'eau coule et l'arbre attend. Elle coule au creux de la terre, Elle coule dans la chair de l'arbre Et l'arbre attend. Tous les suintements sont lavés dans la mer Et l'homme peut le soir retrouver dans un lit Le goût frais de la mer Entre des cuisses ouvertes. Le geste ancien de boire Les deux mains sur le bol Quand l'horloge sonnait Dans l'odeur de l'étable. Le bois épais des bancs Et de la table usée, Où des mains s'accrochèrent Qui tremblaient de colère. Le ruisseau coule Dans la terre fraîche. Il sait Comme les pierres sont dures, Il connaît le goût De la terre. Feuilles duveteuses encore Des avant-bras du lierre, Désireuses d'être dures A force de toucher. Avoir tout contre soi Le jaune de la pierre, Le poids de la muraille Et le chant des vapeurs Sur les tuiles des toits. Enfin nos cellules Ne jouent plus les monstres. Ne se croient plus foudre Au-dessus du globe, Grottes quelque part Dans l'eau des montagnes, Châteaux dans leurs terres Perclus de silence. - A la table large Elles prennent les offres Jusqu'à oublier. Nous construisons i Qui nous le rendra bien. Car nous sommes au monde Et le monde est à nous. |
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Edouard Glissant (1928 - 2011) |
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Portrait de Edouard Glissant | |||||||||
Biographie / OuvresMort le 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, Edouard Glissant était bien plus qu'un grand écrivain, auteur notamment de La Lézarde (Prix Renaudot 1958), Le Sel noir, L'Intention politique, La Case du commandeur, Pays rêvé, pays réel, Tout-monde. Il était surtout l'inventeur et théoricien, à la pensée parfois assez complexe, d'au autre monde qu'il appelait le Tout-monde, nourri des écrits et des lutte |
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