Edouard Glissant |
Chaque vaisseau séduit sa baie silencieuse ; mystère de sable. « Battez la charge ! Frappez l'eau ! Clameurs, débroussaillez la solitude vierge ! La Forêt, au palanquin de sa tiédeur, nous bercera d'amours, et de boissons nous guérira ! » Amour ! ô beauté nue ! où sont les sentinelles ? Voici que paraissent les amants. Ils ont, pour allouer l'or de la vierge, une balance ; et pour tuer, ils sont peseurs de foudres. Leur langage te sera viril, ô terre, ô femme éblouie, ton sang rouge mêlé à ta glaise rouge. Eux, épais avec leur barbe ! mais plus épaisse encore la parole du capitaine ! Le pas de son cheval et la giclure de machete sont les mots de son missel. Il avance, il est mirage, ô profondeurs sacrées des mines d'or et d'argent ! De baies en forêts, à la nue, puis aux villes, tu l'entends, le fier tonnerre. Il marche, l'oracle l'annonce ; il te courtise. Et son amour te crucifie. II dit : « Êtes-vous fée, dont j'ai connu les pierreries, et dont le vent fut le sourire ? Etes-vous cette flamme, au visage paisible, mais où le vent tenait sa noce ? Etes-vous ce désir, plus désirable que la femme de l'aurore, nue? Etes-vous, dans ce chant de moi qui vous supplie, le chant de vous, enfin venue ? O vierge ! vos amants, je les tuerai sans plus de rage ; avec soin. Ils se parent de l'or de vos seins, ces bijoux m'embrasent ! Je fondrai l'or, la part de vous que je destine à mon baiser, O vierge ! l'alchimiste de votre corps, le voici, soldat de foi, Et qui vous aime d'un grand vent de folie et de sang, il est en vous ! Venez sur le rivage de votre âme ! Tendez vos trésors à vos conquistadores ! » Mais le rivage sommeillait dans son éternité. Il dit : « Je vous supplie, venu d'ailleurs et de mes rêves, je veille. Vos cheveux dans leur toison gardent l'émoi de mon éternité, je chavire, Mon nez saigne (pleur du désir) pendant que je monte vers vous. Ne soyez pas mystérieuse, à ce point de cacher les merveilles de votre corps Je veux descendre en vous aussi loin que la vie peut permettre. Vous, ne trahissez pas ce vieux désir, plus vieux que la hardiesse du vieux monde ! Ah ! mon corps est tendu vers la cime de vos beautés, je monte maintenant, Condor de vos montagnes ; j'adore le serpent, votre fils sacré ! Dans le linge de vos forêts j'égare mes doigts, je taille le linge ; Ne soyez pas silencieuse, ne soyez pas ainsi vêtue, je tremble encore ! » Mais la forêt bruissait dans son éternité. Il dit : « Ces hommes, fils de chiennes, qui vous connurent avant moi ! De quelle voix divine ont-ils tenu message de vous adorer ? Quel est ce dieu, Ou cet archange, qui leur fit licence de s'étendre sur la belle ? Connaissent-ils la joie du soir, lorsque la vigne luit de ferveur jaune ? Ont-ils langage d'amant tendre, qui caresse doucement, avec des mots ? Ont-ils visage d'amant terrible, qui n'a pas enlevé la cuirasse ni les bottes ? Connaissent-ils et l'une et l'autre face des choses, les deux terres ? Venez, venez ! je brûle et m'illumine d'un embrasement ; volcan Épars sur les volcans inapaisés de vos hauteurs, qui comme moi se meurent ! Ces hommes, pour vous avoir, je les tuerai jusqu'au dernier ! C'est fait, voici leur sang. » Et la montagne tressaillait dans son éternité. Il dit : « Mon dieu est le seul dieu, mon désir est le seul désir! Ils m'ont donné à vous, et vous à moi, dans une aurore de combats, De chair et de luxure et de divinités nouvelles ! Je descends, coiffé d'azur, droit sur ma selle. Vers la vallée où sont les villes, qui agrafent vos parures, villes mortes ! Les voici, désertes! O les peupler de flamme, où fond l'argent ! Et si un homme vient, homme ancien qui vous connut bien avant moi, Qu'on le baptise et qu'on l'étrangle ! afin que l'âme en soit gagnée Lors que le corps pourrit en vous, mais loin de vous ! (Je vous courtise, cavalier sale, Moi ! dont le sang fut lave)... Et s'il refuse l'eau qui nous blanchit de ce péché, là sur son front, Alors qu'on dresse, parmi l'or, la flamme juste d'un bûcher ; qu'on le brûle ! » Mais la ville pleurait, très douce, en son éternité. Amour, tenace amour des étangs lapés d'air, où la chapelle de lianes Dans l'air qui monte et qui éclôt fait un visage, tendrement. Où est la femme, le printemps ? Où est son âme que l'amant déchire Et les rires et le sanglot de l'homme ivre d'une eau plus pure, Et l'or de ses mains baigne en la fontaine de liane, où les coyotes pleurent ? Tenace, urne de celle (après l'humble senteur de celle abandonnée) qui est nouvelle élue, Plus outre chaque fois, femme des rives, femme des brousses, femme De terres rouges, de volcans ; et puis sur le Plateau où l'on descend, femme des villes ! Plus outre, et c'est désir, le même chaque fois, de cette chair qui se refuse, habile En son horizon, corps noué... O l'horizon jamais ne meurt, jamais Ne chavire d'étoiles qui détroussent le désir!... - Et le cheval avance, et le cavalier crie. Il dit : « Fini de rire ! Je crie ton sexe dépenné où sont les mines de métal frais. Si belle, tu fus mon rêve, te voici ; de temple pour cacher l'étoile, il n'en est plus. Dénoue la face de ton antre ! Dénoue le fiel de l'horizon, dénoue. Par Pizarre et par Cortez ! Par tous les ventres de la nue ! et par l'épée ! Plus une feuille qui ne soit marquée du sceau des arquebuses ! Plus une pierre que n'ait pesée notre balance ! C'est justice. Et si les Indes ne sont pas de ce côté où tu te couches, que m'importe ! Inde je te dirai. Inde de l'Ouest : afin que je regagne mon rêve. Afin que rien ici ne soit perdu, de ce songe effaré ! L'image est bonne, et je la garde. Maintenant, lève-toi, nous chargerons les lourds vaisseaux. » La femme se taisait, si belle, en son éternité. Il dit : « Arrière, chose impure en ta limpidité ! A mes genoux, femme sans corps ! Viens, je te donnerai, dans ma main de soldat et de prêtre tout ensemble, A boire l'air des profondeurs, à manger l'eau du ciel, et ses poissons ! Arrête ! Couvre là ta nudité, que je te voie, hôtesse rouge. Choisis l'étoffe la plus rude, les parfums altiers, sans oublier l'or grège ! La chevelure de ton ciel, où cette étoile m'a conduit, j'en fais la tresse Innombrable, et le lit de nos amours... L'été nous prend, nous ouvre, Toi fluide, moi de fièvre ! Ou est la mine, où les chariots, et les spasmes ? Chienne ! Je brûlerai midi sur ton ventre, et j'égorgerai La brebis de chaque case, et violerai l'enfant de ta nuit douce, pour ce rêve ! » Mais la terre gardait, si nue, le vou de son éternité. Amour, tenace loi, nef de l'azur, et rêve du vieil aigle menacé. mystère, les bras sont gainés de sang noir, les victimes fument, ans l'air absolu le désir marque la place au sexe inviolé, où sont les mines. s chevaux passent, marquant l'amble, et leurs naseaux fouillent le sol, guettant la place. 1 n'est de ville ni d'azur, où le regard du dieu n'a laissé son empreinte ! 'homme est ce dieu, quand il tue l'homme, ou l'humilie d'eau sainte ; quand il pèse. Il est cet aigle sur la femme, et cette femme lui convient, il fond sur la déesse. Il la cambre sur l'autel d'argent rehaussé d'or, mais ce dieu tremble. O terreurs ! Le jour brode à nouveau le chant d'aimer, pour la pucelle dénudée, la rouge. L'assaut recommence, en un brouillard propice à cet amour, brouillard de sang ! Puis, un soir, le cheval secoue la nuit et considère la nuée sans aigle ! - L'homme est seul. Ah ! il n'est plus que lui dans son amour si rouge. Il dit : « Tu m'as leurré, femme de ce couchant ! O vertiges ! O trombes ! L'amant venu de loin, que peut-il boire encore, quelle ardeur, ô lune ? Je sais l'amour sauvage qui se dépeuple et déracine, c'est le mien! Tant de sueurs et tant de mers, pour à la fin cette désolation ! O je demeure ! Et j'écartèlerai ta fiente de jaguars et de serpents! Moi, entré par la Porte du Soleil ! Je sais là-bas un peuple, dont je ferai commerce ; que j'attellerai à ta mamelle. Amour tenace, pour tes amants que j'ai tués, me mène où sont les lourds poissons rampants. Un peuple, ô femme, qui t'aura toute la nuit pour sa douleur et son plaisir. A l'aurore je gratterai l'écorce noire et ferai choir la rosée secrète. Afin que mon désir prenne forme durable ! Afin que le matin m'appartienne, et la lune aussi ! » Or la terre pleurait, sachant quelle est l'éternité. |
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Edouard Glissant (1928 - 2011) |
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Portrait de Edouard Glissant | |||||||||
Biographie / OuvresMort le 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, Edouard Glissant était bien plus qu'un grand écrivain, auteur notamment de La Lézarde (Prix Renaudot 1958), Le Sel noir, L'Intention politique, La Case du commandeur, Pays rêvé, pays réel, Tout-monde. Il était surtout l'inventeur et théoricien, à la pensée parfois assez complexe, d'au autre monde qu'il appelait le Tout-monde, nourri des écrits et des lutte |
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