Edouard Glissant |
De la proue du navire à la lame de craie, c'est une douve, la dernière. La mer, plus montagneuse, et plus avare de silence, obscurément S'émeut contre la plaine où meurt la gloire, entre les clos et les corbeaux. Là ! que finisse sur ce monde en sa géographie sans ombre L'appel ! O qu'il tarisse ! Et qu'il ne soit dans le désir ni un atoll ni une baie (La dernière île fut hier peuplée de cartographes, d'ingénieurs, On a sur les statues de Pâques mesuré la profondeur dernière) Pour enflammer marins et moines, pèlerins du Jardin d'Or. Une douve (une seule, ô ma fatigue ?) après ces nuits et ces aurores en splendeur et maritime attente. Pour une fois encore je salue l'aube naissant sur un poème non connu et un désir ; Bientôt la plaine aura cerné, d'un seul coup d'ailes, ce qui fut Montagne et mer de l'espérance, et désirade où la souffrance gît. Mais où meurent, où meurent les voiles, lassées du vent ? Les cheminées ouvertes à l'azur sans voix Délaissent de crier leur fumée bleue. Pour une fois Encore, il est un mousse sur le pont, qui ne balance pas les câbles vers l'amarre (il est trop jeune, malhabile) Mais il sourit au noud d'eau grise sur la coque délaçant son épaisseur... Trois siècles ont noué de paille et de sablure ce venant, Non pas tombé du mât, lui, mais échoué dans la clarté sans épissures, sans écueils (A peine une île est apparue, qu'un séisme a portée, c'est une fleur des eaux, Puis elle est retombée vers les profonds coraux) Échoué, paysan des Indes surannées, fils de la terre du passé qui jadis fut terre à venir. Bientôt la plaine, les champs d'or, où une ville transparaît ! Gênes ! tu écoutes dans la nuit de l'horizon, ô ville rituelle ! Est-ce toi enfin sur la plaine, pour offrir toute l'aventure d'une fois, Dans chaque pierre de tes rues la volée fragile de l'épopée, Plus délébile au front de tes jetées qu'en la mémoire de tes fils? Alors ! crions les Précurseurs et ceux qui prirent d'autres mers au sas de leurs folies Leurs noms furent omis, mais n'ont-ils pas ce droit de paraître à la fin, lorsque la ville hiberne, Eux qui les premiers firent sur la carte la marque de leurs gants ? Polo, illumineur, il devisa du monde et l'emplit de merveilles. Gama, épi éblouissant et gloire ramassée, jailli d'un socle d'eau. Magellan dont le nom fouette la tempête et déracine les Six-mâts - Qu'ont-ils nourri qui ne soit terre prophétesse, limon du rêve? (Qu'ont-ils enfreint, eux qui passèrent près des murés, les emmurant ? Et leur visage n'a porté le tain d'un seul regard, eux qui voyaient.) Ville. Je te regarde par-dessus l'épaisse agrégation de la folie et de la vie, en ces trois fois cent ans. Tu es ville à nouveau pour le regard du veuf, après la noce d'aventure ! Il n'est que champs de blé mouvant où furent les prairies de l'ouragan hélas 11 n'est que pleur d'usine et batterie de la douleur où se levèrent les héros. Voilà, un peuple ici, sa foi est de nommer chaque ferment et chaque épi Et ton peuple, non-paré pour le départ de solennels marins, A midi, lorsque la mer bénit la foule - Mais éprouvant cette douceur et connaissant cette douleur aux batteries des rues. Une douve (la dernière, ô ma fatigue ?) et la manoeuvre est lente vers le quai. De partout, ô de partout, cette lamentation du monde dont s'enivre La poitrine, - et qui a dessiné l'espérance pourtant. Le blé mouvant, la douve, et le quai de bois mott, La plaine où sont les villes, toutes Gênes sur leurs ports. Et une Inde, laquelle ? en qui le rêve a son limon. C'est épaisseur des cieux et la dernière étoile convoitée, C'est au coin de la lune l'oasis de l'infini C'est liberté nourrissant l'homme, c'est la femme aimée C'est pour un peuple qui gémit, l'écartement de la broussaille, Pour un qui meurt c'est le silence et la beauté pour un qui vit, Et c'est au cour le noud d'eau grise qui épie. Là ! plus de plaine ! Où est la ville ? ah, convoyez vos armadas sur le nouvel empire, Frégates ! Une Inde encore, de raison démesurée, a pris le large Avec ses hommes prévoyants. Ils se souviennent de ceux-là qui tinrent Sur la première plage l'oraison de gloire et de fragilités. Voici la plage, la nouvelle. Et elle avance pesamment dans la marée, La mer! ô la voici, épouse, à la proue, délaissant l'ancre. Elle roule, très-unie : sur sa route non-saccagée. O course ! Ces forêts, ces soleils vierges, ces écumes Font une seule et même flotaison ! Nos Indes sont Par-delà toute rage et toute acclamation sur le rivage délaissées, L'aurore, la clarté courant la vague désormais Son Soleil, de splendeur, mystère accoutumé, ô nef, L'âpre douceur de l'horizon en la rumeur du flot, Et l'éternelle fixation des jours et des sanglots. |
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Edouard Glissant (1928 - 2011) |
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Portrait de Edouard Glissant | |||||||||
Biographie / OuvresMort le 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, Edouard Glissant était bien plus qu'un grand écrivain, auteur notamment de La Lézarde (Prix Renaudot 1958), Le Sel noir, L'Intention politique, La Case du commandeur, Pays rêvé, pays réel, Tout-monde. Il était surtout l'inventeur et théoricien, à la pensée parfois assez complexe, d'au autre monde qu'il appelait le Tout-monde, nourri des écrits et des lutte |
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