Edouard Glissant |
Voyage, sourd voyage, quand les tempêtes avaient leur part, et la folie. L'étoile considère ; elle est silence, elle ne peut qu'elle préfère. La frégate dans les airs qui la salue d'un rond d'écumes, et bleuit, Ou la frégate sur la mer, sommet de son sillage qu'aucune écume ne trahit ! Voyage ! un monde de biscuits, de paris, de misère. Où c'est toujours minuit, Car les heures ne peuvent fuir. Loin vers l'arrière, fuir ! O paisible vacuité des bancs de pierre, que les siècles ont sacrés ! Mère ! Nacre de celles que l'automne avait chaussées, villageoises du désir ! Si tendres dans leurs jupes quand les feux de la Saint-Jean ont effacé l'attente. L'homme recule sous la voile, il fuit le vent ; il voit l'hier, plus chaud, Qui l'appelle, qui murmure, plus secret que cette flamme morte, Ou que ce corps de femme où est la flamme maintenant. « Vire à la poupe ! Carguez la voile du futur ! Buvons l'eau douce, et jetons à la mer, Avec l'eau douce ceux qui veulent voir où vont les Dieux. Craignons l'impur scorbut, Foudre de l'Invisible que nous injurions. Brisez les caisses. Par-dessus bord, les provisions! Que nous valent ces Indes où nul ne sait si l'herbe pousse pour nos bouches, Pour notre soif, notre liesse, en ce moment déjà de grande soif de vin ! » Mais qui peut, ô marins, se déprendre des Indes ? Déesses vertes, je vous entends sur ce voyage, après la vingt-troisième nuit. Plus silencieuses que l'étoile, vous avez cloué ces accoucheurs d'étoiles, vous ! Arène aux requins sourds, la mer est lice du tournoi. S'y jettent, bras fauchant hune et suroîts, ces deux héros ! De terre le Passé couché en sa nuit tiède, Et le Chaos ! qui est aurore courtisée de toutes terres. O Geysers... Le marin n'attend pas pour demain qu'il accoste, à l'aube triste, Ni pour ce soir, quand les phosphores de la mer écriront leurs orées. Mais il attend la fin, il est le mousse de l'attente, tout le jour, Il dit : « Passe le temps, le temps qui passe me grandit » ; puis il a peur ! Et c'est bruit de folie, d'histoire très ancienne dans sa tête. Et c'est bruit d'or et de batailles dans son cour. Passe le temps qui n'a plus temps sinon de seaux et de cordages, de vent dur. Moyen Age qu'on ne sait, dont la voix est sous le flot, et la mâture désespérée. O Temps d'Auto-da-Fe ou de Gros Bourg où s'emmâtèrent les mots francs. Avec les mousses sur le pont qui sont serfs à merci. Avec son duc, ombrageux capitaine, qui fait, de son créneau, pour l'assurance du marin, Le geste chaque jour de saluer vers l'occident ! Celui qui, pantelant, touche au passé par chaque fibre, et le révère ; Il pleure à douce larme sa jeunesse et ses parents, il aime à boire Au verre de l'oubli le fiel, soudain, des douces choses familières ; Celui-ci fait sagesse du temps de fièvre sur la mer, pourvu qu'il aille descellant le flot ! Et qu'il accorde par son nom le flot montant au flot d'hier. Passe le temps, quand l'homme est mousse de l'attente et l'équipage le rudoie. Passe le temps, où le langage crie son vol, dessus ce cirque où n'est nul mont, et nul écho. Du lever au couchant, le même poids des mots, qui sont oiseaux d'un tel silence, retombés. D'un bord à l'autre le souci de mesurer cette épaisseur, et tout ce bruit, Pour que, sur le gravier, d'où part là-bas vers d'autres mers un chemin d'or. Le langage connaisse l'or des dieux impies ! Le soir : moment de lune, et de souvenir, et d'image. La horde qui s'empresse a connu la détresse et la science des jours blancs. L'eau brûle, ô lune, sur l'espoir. La vague vire ! où mène-t-elle ? Quels sont ces fruits dont elle garde sueur amère ? Au cour de l'homme ce désir, où mène-t-il, si bleu déjà, Entre l'une et l'autre terre ? Passe le temps, où s'établirent les ermites, qui sont nomades sur la mer. L'on a couché, ce jour, un des nomades sur la planche oblique (quel est-il ?) Noué d'un linge de son coffre : un drap de Flandres, brodé d'un cour Et souvenir pour lui devant que drap, car il couchait en ce hamac... Il a glissé, après l'amen, Vers l'autre solitude, à mi-chemin, ou près des rives, qui peut dire ? L'eau verte le courtise et le délivre de ce noud. Celui, silencieux, qui fut au sable de l'absence, et voulut faire Un souvenir à des volcans et des soleils et des splendeurs passées, Pleurez, ô pleurez-le déesses qui dormez quand le vent pousse, Au sable intouché de vos lits, où maintenant seul il se couche, Ec chantez-lui vos corps ! A mi-volée de son langage, votre amant. Il ne saura si le temps a pris corps dans un royaume neuf, ou plus secret ? (Réveillant des forêts ou brûlant des autels ?) Si cette flamme qu'il rêva portait nom de maturité ? ni si les Indes, Indes pour son plaisir ou sa folie ou sa cupidité, sont par là-bas, réellement Indes ? II ne saura jamais (pleuré de vous !) Jamais, la fin de cette course ! ni le dernier mot avec la barque sur le sable qui glisse puis l'homme à genoux qui embrasse sa parole. Passe le temps. Passe le temps. O Geysers... L'errant ne connaît pas le quai de bois pourri (Comme tel qui a mer dans la rivière ou dans le lac de son enfance, Paisible en son attente de l'escale ; et qui déploie la veille son costume ; puis il boucle les courroies !) L'ermite n'attend pas qu'à l'aube dite la Terre sorte de son puits, sans aventure. Non. Un midi, elle viendra! Au plus fort de l'épouvante elle viendra, annoncée d'oiseaux ! Ou peut-être au matin la découvrent-ils, mais si près du hunier déjà Que l'inutile cri de la vigie scintille d'arbre en arbre, Jusqu'à ces sources que l'on voit, là-haut ! Terre ! Tempêtes vaincues ! Vous, dieux inavoués ! O Vou des Mers ! Moyen Age, Désert, fertilisés ! O Paraboles des vignes et des blés ! Pleur du Passé ! Ils ont connu la terre, ils reculent dans leur histoire pour la peser! Ils s'assemblent sur cette plage, plage vierge, où il n'est point d'amarre. Ils vont nouer commerce : et d'hommes et de dieux - mais le langage mûrit en eux ! - Et d'épices, d'or, et de fièvre jaune ! |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Edouard Glissant (1928 - 2011) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Edouard Glissant | |||||||||
Biographie / OuvresMort le 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, Edouard Glissant était bien plus qu'un grand écrivain, auteur notamment de La Lézarde (Prix Renaudot 1958), Le Sel noir, L'Intention politique, La Case du commandeur, Pays rêvé, pays réel, Tout-monde. Il était surtout l'inventeur et théoricien, à la pensée parfois assez complexe, d'au autre monde qu'il appelait le Tout-monde, nourri des écrits et des lutte |
|||||||||