Edouard Glissant |
Elle paraît au matin ; le jour aveugle cependant s'éblouit, futile ; une splendeur a gagné l'orient, O naissance ! Sur un chemin d'avril ; sur la chevelure de mai quand la solitude est fragile ; mais aussi dans la mer chaste que brûlent ses lèvres. Elle élève la coupe de sable, ses seins brillent, pendant qu'ivre elle boit l'azur et de l'azur l'écume misérable. Qu'elle vienne. Disant : « Tu me connaîtras au bas du jour. Le soleil est mon compagnon », qu'elle vienne. Le monde acclame. La mort entre et joue. L'azur pâlit. Je vous dis que la beauté confuse se rassure et s'éblouit. (Ses seins fusent du jour aveugle, lors qu'elle boit cette douleur et tout ce bruit.) Il a fallu telle splendeur, ce langage, langage qui n'erre ; et la splendeur a ses appâts. L'Inde est imaginaire, mais sa révélation ne l'est pas. Elle vient, je la suis, je m'enivre, jusqu'au soir où elle entre dans la forêt, me quittant aux lisières. Je sais alors que je n'ai souffrance qui ne soit une orée ; qui ne soit coupe de sable avant la gorgée de mers. Et la suivrai-je ? le cour plein de rames obscures (quand le jour est désert et qu'éperdu dans mon midi je sanglote), Elle, que je connaîtrai au bas de ce chant, mais si éblouissante dans sa larme déjà, Que le jour quand elle paraît en vérité devient aveugle. Et qu'il est plus d'un peuple à boire en elle cet azur! L'homme la presse contre lui, ne voyant d'elle que ce mystère de ses lèvres, jaspes d'écumes. Le sommeil de la nuit tarde à tarir dans sa poitrine ; il en fait le bouquet dont il parfume ce vieux reste de son rêve : avant que d'un seul rire elle ait donné lumière au jour. Il la caresse, là sur son ventre, près de la vague, il ne sait. O tumultes ! O lames ! O reflux ! Peut-être descend-elle dans la nuit où les songes cheminent. Peut-être la voici soudain sur la crête, pleurant. Son rêve est de sueur et de sagesse du réel ; de sagesse. Et de crimes obscurs aux lisières de la vie. Sur la rive de glaise, où le vent rouge s'insinue, d'abord il y eut mille roides étincelantes givrures, sous leur cendre de mort accouvies, et muettes. L'eau des prophètes a tari dans l'utne ; il n'est de lyre qu'imparfaite, et toutes cloches se sont tues. Sous la cendre de mort, au long des âges qui ttessaient la nuit feuillue, et dans l'ardeur de cette nuit, un peuple encore qui s'empresse. Et au midi, où l'homme épouse son aimée, On put entendre, plus haut que gestes d'épousailles, les voix de ceux qui vinrent sur la mer ; ils ne cherchent leur Inde. La voici. « Ah, criait cette femme, l'homme est avare devant la foule de son rêve... » Elle ne sait que l'homme est, aux croisées, lieu de torches du passé qui fument dans le sens du vent. Elle nourrit pourtant cette rumeur de la bataille sur la rive où elle brille. Et on surprit à ses côtés L'Indien rêveur qui meurt et la contemple, ô silence, Les gens du soir, venus de la forêt, lueurs, Et les fils d'Orient qui font de la sagesse leur obole. II y aura de la sueur, beaucoup de sang et quelques cris. Ainsi la mort tombera dans la nuit. On connaîtra que celle qui éveille est Liberté, douce ou torride, au bas du jour. (Mais il est temps de l'avouer déjà.) Femme ! désormais viennent au devant du jour, avant que l'ombre ne les quitte, Tes fils, et tes gardiens aussi, pour qui une Inde misérable aura grandi Dans la géhenne et la forêt torride, sans orée, où chaque peuple s'agenouille Lorsque commencent les cérémonies sombres de son combat, et que la nue se lève ! Du fond de leur rassemblement, ceux qui ont cru s'armer la Voix des flamboyants Et qui te connaissaient dans la bouture de leurs nuits, ne te connaissant pas ! Ils se lèvent, voici, et leur nom éblouit le Chant. Toussaint, déjà nommé, qui fut centaure, et vint mourir au sable glacé de l'empire. En vérité, ton fils le plus ardu ; pour lui tu as voilé ta face et consumé ta larme. Il te connut puis s'éloigna, tranquille ; tu pleuras sur la forêt de vétivers le sang de ton aîné. Car il fut sur la mer, à rebours du commencement Allant connaître ce pays des conquérants, d'où se leva la noire empoigne de leurs crimes (Nous pouvons dire maintenant qu'il fut le sage et la victime), Et l'histoire ferma, sur ce guerrier trahi, la trappe oublieuse d'un hiver. Qu'il meure ô qu'il meure, et que la forêt grandisse. Ombre de sang, jailli d'un lac de sang, et sans pitié, c'est Dessalines. Celui-là fut terrible, il te coûta combien de larmes, ô prêtresse. (Dites pourtant ! dogues nourris de nègres, si le temps était aux larmes, quand on vous bénissait comme une meute de Sologne ! Avant que vous partiez à la curée, ne vous gardait-on pas trois jours sans boire ? - et pour la viande vous n'aviez que celle que vous gagniez.) Celui-là, dogue contre dogues, fut gardé toute une vie loin de la viande. Il ne but à jamais que l'eau fétide des combats, lorsque la sueur même se gangrène. Femme, Tu pleuras sur sa haine, tu grandis de son amour. O dans les siècles de ces siècles, plus éternels que la parole des pythies, Ainsi les ai-je vus, nombreux parmi les pousses et les ronces. L'histoire les oublie, car ils sont morts de ce côté du monde où le soleil décline. Je les appelle sur la plage, auprès de ceux partis, mais qui demeurent cependant. Us sont les Conquérants de la nuit nue. Ouvrez les portes et sonnez pour les héros sombres. La mer Les accueille parmi ses fils, le soleil se lève sur le souffle de leur âme. Ils s'appellent, fameux, et oubliés, qui résistèrent au nocher des caravelles. Leur cortège pénètre, ils ont brandi les torches de bambous, et voici le premier, Delgrès qui tint trois ans la Guadeloupe. Le vent dévole des volcans, ô vent, ô cavale des terres ! et l'esprit n'a plus de souffle qui ne soit Souffle de laves, de tourmentes, souffle de bouches impunies et de récoltes d'incendies ! Mais l'homme sait alors où est le Nord et où la Mort de son histoire... Il est une Inde qui finit quand le réel brosse son poil ardu ; terre du rêve. Elle cède à ce qui vient, souffrance ou joie, qui est multiple sur l'argile, (A mi-chemin des races, les brassant). Du rêve là décrit a procédé un haut terrain, qu'il faut décrire, Sa richesse est de nommer chaque ferment et chaque épi. Terre née d'elle-même, pluie des Indes assumées. Femme, pourtant ceux qui ont mis sur ton visage la trace de leurs bouches. Ils s'assemblent dans la clairière, jurant fidélité au jour et à la nue, Qu'ont-ils besoin de cette voix où je m'efforce, de la neige de ce chant, Sinon que toute sève a consenti à leur office, et qu'aux forêts où je pénètre maintenant Le feuillage prochain tremble à la pointe de ce souvenir ? Ils ont, de cette orée de bois, fait une plage, entre l'épine et les taureaux. Leur marée est d'aubier futur, où quelle Inde frémit? Et voyez, par delà les bois, d'autres qui tremblent doucement, Craignant d'oser ou d'approcher les dieux du feu et de la nuit. O dans les siècles de ces siècles, ces autres qui portèrent le fourrage à la litière de leurs maîtres, acceptant Avec des mots fertiles en crachats, des mots de boue, le vieux serment de ne pas être, Sinon comme un sarcasme, ou une ride sur la mare à l'heure où d'autres se lavaient ! Ceux-là, pour eux enfin la clairière s'ouvrit, et on connut qu'elle est le temple De tes fils, ô Liberté, de tes gardiens durant ce temps, pendant que femme tu reposes sous la branche, Et que l'oiseau paradisier replie ses lames de brasier. |
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Edouard Glissant (1928 - 2011) |
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Portrait de Edouard Glissant | |||||||||
Biographie / OuvresMort le 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, Edouard Glissant était bien plus qu'un grand écrivain, auteur notamment de La Lézarde (Prix Renaudot 1958), Le Sel noir, L'Intention politique, La Case du commandeur, Pays rêvé, pays réel, Tout-monde. Il était surtout l'inventeur et théoricien, à la pensée parfois assez complexe, d'au autre monde qu'il appelait le Tout-monde, nourri des écrits et des lutte |
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