Emile Verhaeren |
Pourquoi ai-je ce soir si invinciblement pleuré au souvenir d'un air disloqué d'accordéon entendu jadis en une pauvre rue de Londres ? Et pourquoi, aussi, naïvement, comme un enfant, ai-je relu, sur une vieille image, la lente ballade jaune et noire qu'un capitaine m'avait rapportée de Zélande ? Je ne sais ; mais je sens, certes, qu'à cette heure un événement ou simplement un anniversaire d'événement s'est accompli en mon âme. Lequel ? Le sau-rai-je jamais ? Car j'ai beau me rappeler tous mes jours, rien ne se passe ni ne s'est passé à cette date en moi. Ce doit être une chose très lointaine, d'au delà de ma vie, dont la mémoire non seulement a perdu toute empreinte, mais ne sait plus même distinguer la poussière que laisse après elle tout cadavre de pensée. C'est d'ailleurs une impression d'une tristesse si flottante que je ne puis que remercier celui qui en est cause, probablement le très vieux mort d'un cimetière, près de la mer de Flandre, où quelques-uns des miens, voici longtemps, se sont défaits de la vie. Et maintenant ce n'est plus la chanson, c'est la mer que je sens me bercer au bruit de sa jamais assez lasse chanson d'eau montante et tombante dans les lumières décembra-les. Des bateaux reviennent des loins. les voiles fatiguées d'infini, le mât grinçant ses plaintes de sapin qui regrette sa forêt. Les filets noirs sont au fond, non encore rangés, et de minuscules poissons comme des couteaux de nacre adhèrent aux mailles, et de temps en temps s'agitent. A la barre le plus vieux des marins en sabots lourds, les gros bas de laine lui montant au delà des genoux. Et rien ne fait prévoir qu'ils n'aborderont pas et que seuls leurs cadavres demain seront rejetés à la plage, rien, ni le vent qui n'est mauvais, ni la mer qu'ils connaissent, rien à part le chant du plus jeune d'entre eux, le mousse, qui n'a pas seize ans et qui rythme, oui, qui rythme la vieille ballade jaune et noire, sur cet air de vieil accordéon entendu en une pauvre rue de Londres, vers cette rive de Flandre où quelques-uns des miens se sont défaits de la vie. Cette remembrance fut la réalité, dites en quel temps ? Où le naufrage s'est-il dispersé en vergues noyées et carène coulée à fond ? A quel mot la ballade fut-elle coupée ? Oh ! ces plages du Nord ; comme je sens leurs vents d'Ouest me traverser la mémoire avec des loques d'ouragans et de nuages. Le petit mousse balourd mais vaillant, que de fois je l'ai rencontré dans mes songes, et comme je le connais sans l'avoir vu jamais ! Et c'est décembre, et mon âme est pleine d'hiver, et c'est l'heure mauvaise des équinoxes, quand la lune sur la mer paraît la noyée de chaque vague qui l'emporte. Ecoutez : car la voici, très au loin, la chanson - et brusque le tintement de cloche, dans la petite église du village marin, là-bas, sur cette rive de Flandre où quelques-uns des miens se sont défaits de la vie. (Société nouvelle. 1891.) |
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Emile Verhaeren (1855 - 1916) |
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Portrait de Emile Verhaeren | |||||||||
Biographie / OuvresEmile Verhaeren est né à Saint-Amand le 21 mai 1855. Fils d'une famille commerçante aisée, il appartient à la classe bourgeoise de ce village sur l'Escaut. Au sein de la famille, la langue véhiculaire est le français, mais avec ses camarades de classe de l'école communale et les habitants de Saint-Amand, il recourt au dialecte local. A onze ans, Verhaeren se voit envoyé au pensionn BibliographieChronologie |
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