Emile Verhaeren |
Sur la route, près des labours, Le forgeron énorme et gourd, Depuis les temps déjà si vieux, que fument Les émeutes du fer et des aciers sur son enclume. Martèle, étrangement, près des flammes intenses, A grands coups pleins, les pâles lames Immenses de la patience. Tous ceux du bourg qui habitent son coin, Avec la haine en leurs deux poings, Muette, Savent pourquoi le forgeron A son labeur de tâcheron, Sans que jamais Ses dents mâchent des cris mauvais, S'entête. Mais ceux d'ailleurs dont les paroles vaines Sont des abois, devant les buissons creux, Au fond des plaines ; Les agités et les fiévreux Fixent, avec pitié ou méfiance, Ses lents yeux doux remplis du seul silence. Le forgeron travaille et peine, Au long des jours et des semaines. Dans son brasier, il a jeté Les cris d'opiniâtreté, La rage sourde et séculaire ; Dans son brasier d'or exalté, Maître de soi, il a jeté Révoltes, deuils, violences, colères, Pour leur donner la trempe et la clarté Du fer et de l'éclair. Son front Exempt de crainte et pur d'affronts, Sur des flammes se penche, et tout à coup rayonne. Devant ses yeux, le feu brûle en couronne. Ses mains grandes, obstinément, Manient, ainsi que de futurs tourments, Les marteaux clairs, libres et transformants Et ses muscles s'élargissent, pour la conquête Dont le rêve dort en sa tête. Il a compté les maux immesurables : Les conseils nuls donnés aux misérables ; Les aveugles du soi, qui conduisent les autres ; La langue en fiel durci des faux apôtres ; La justice par des textes barricadée ; L'effroi plantant sa corne, au front de chaque idée ; Les bras géants d'ardeur, également serviles. Dans la santé des champs ou la fièvre des villes ; Le village, coupé par l'ombre immense et noire Qui tombe en faulx du vieux clocher comminatoire ; Les pauvres gens, sur qui pèsent les pauvres chaumes, Jusqu'à ployer leurs deux genoux, devant l'aumône ; La misère dont plus aucun remords ne bouge, Serrant entre ses mains l'arme qui sera rouge ; Le droit de vivre et de grandir, suivant sa force, Serré, dans les treillis noueux des lois retorses ; La lumière de joie et de tendresse mâle, Eteinte, entre les doigts pinces de la morale ; L'empoisonnement vert de la pure fontaine De diamant, où boit la conscience humaine Et puis, malgré tant de serments et de promesses, A ceux que l'on redoute ou bien que l'on oppresse. Le recommencement toujours de la même détresse. Le forgeron sachant combien On épilogue, autour des pactes, Depuis longtemps, ne dit plus rien : L'accord étant fatal au jour des actes ; Il est l'incassable entêté Qui vainc ou qu'on assomme ; Qui n'a jamais lâché sa fierté d'homme D'entre ses dents de volonté ; Qui veut tout ce qu'il veut si fortement, Que son vouloir broierait du diamant Et s'en irait, au fond des nuits profondes, Ployer les lois qui font rouler les mondes. Autour de lui, quand il écoute Tomber les pleurs, goutte après goutte, De tant de cours, moins que le sien Tranquilles et stoïciens. Il se prédit que cette rage immense. Ces millions de désespoirs n'ayant qu'un seul amour Ne peuvent point faire en sorte, qu'un jour, Pour une autre équité, les temps ne recommencent Ni que le levier d'or qui fait mouvoir les choses Ne les tourne, vers les claires métamorphoses. Seule, parmi les nuits qui s'enténèbreront L'heure est à prendre, où ces instants naîtront. Pour l'entendre sonner là-bas, Haletante, comme des pas, Que les clameurs et les gestes se taisent, Autour des drapeaux fous claquant au vent des thèses ; Et qu'on dispute moins, et qu'on écoute mieux. L'instant sera saisi par les silencieux, Sans qu'un prodige en croix flamboie aux cieux Ni qu'un homme divin accapare l'espace. La foule et sa fureur qui toujours la dépasse - Étant la force immensément hallucinée Que darde au loin le front géant des destinées - Fera surgir, avec ses bras impitoyables, L'univers neuf de l'utopie insatiable, Les minutes s'envoleront d'ombre et de sang Et l'ordre éclora doux, généreux et puissant, Puisqu'il sera, un jour, la pure essence de la vie. Le forgeron dont l'espoir ne dévie Vers les doutes ni les affres, jamais. Voit, devant lui, comme s'ils étaient, Ces temps, où fixement les plus simples éthiques Diront l'humanité paisible et harmonique : L'homme ne sera plus, pour l'homme, un loup rôdant Qui n'affirme son droit, qu'à coups de dents ; L'amour dont la puissance encore est inconnue, Dans sa profondeur douce et sa charité nue, Ira porter la joie égale aux résignés ; Les sacs ventrus de l'or seront saignés. Un soir d'ardente et large équité rouge ; Disparaîtront palais, banques, comptoirs et bouges ; Tout sera simple et clair, quand l'orgueil sera mort, Quand l'homme, au lieu de croire à l'égoïste effort, Qui s'éterniserait, en une âme immortelle, Dispensera, vers tous, sa vie accidentelle ; Des paroles, qu'aucun livre ne fait prévoir, Débrouilleront ce qui paraît complexe et noir ; Le faible aura sa part dans l'existence entière, Il aimera son sort - et la matière Confessera peut-être, alors, ce qui fut Dieu. Avec l'éclat de cette lucide croyance Dont il fixe la flamboyance, Depuis des ans. devant ses yeux. Sur la route, près des labours, Le forgeron énorme et gourd. Comme s'il travaillait l'acier des âmes. Martèle, à grands coups pleins, les lames Immenses de la patience et du silence. |
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Emile Verhaeren (1855 - 1916) |
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Portrait de Emile Verhaeren | |||||||||
Biographie / OuvresEmile Verhaeren est né à Saint-Amand le 21 mai 1855. Fils d'une famille commerçante aisée, il appartient à la classe bourgeoise de ce village sur l'Escaut. Au sein de la famille, la langue véhiculaire est le français, mais avec ses camarades de classe de l'école communale et les habitants de Saint-Amand, il recourt au dialecte local. A onze ans, Verhaeren se voit envoyé au pensionn BibliographieChronologie |
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