Emile Verhaeren |
Et je voudrais trouver des mots que comprendront les vivants à venir pour dire avec leur langage cette douleur de siècles épars que je découvre en moi. Est-ce de souffrir d'une douleur évidente et fixe ? non ; mais de sentir comme m'ayant précédé dans la vie tant de peuples et de villes de souffrances, qui me rend douloureux en face de certains soleils. L'évocation du passé qui fit l'âme d'une Taia, d'une Electre ou d'une Andromaque m'induit en des sympathies si mélancoliques qu'il me vient à l'idée, parfois, de me considérer comme leur frère d'il y a mille et mille ans. Mon âme ne vivait-elle point alors et ces femmes de cour profond et clair ne m'ont-elles pas touché de leurs yeux ? Ai-je vécu dans les Thèbes, les Argos et les Troades avec leur splendeur d'or autour de moi, ou peut-être avec leur tristesse penchée sur la mienne ? Les douces et belles mortes, comme elles me sont mutuelles, les soirs, quand elles me parlent par leurs livres et leurs poètes. Je souffre d'une douleur de monde, que les heures en sang de la mort du soleil raniment avec fatalité. Quand je descends en moi, c'est comme si je marchais en des jardins de choses étreintes sous des buissons de roses, c'est bien un front de défunte à jamais mienne et, sous des tas de pierres fendues, un sourire qui n'est pas de notre temps. Je me perds à préciser de qui ce front et ce sourire, et, si j'avance là, sous des voiles ongles de ronces et de chardons, c'est une main également inconnue qui se tend vers mon inquiétude. J'ai des pensées d'infinie pitié et des paroles de divine compassion. Je ne sais quoi de glorieux m'anime. Je ne me soupçonne pas jouer un rôle, je suis certain que je ne m'illusionne pas. Mon âme est toute pleine de ruines où ma tendresse fleurit doucement comme une fleur violette. Et ce n'est que les soirs que ces mortes, sous ces pierres et ces plantes, me paraissent mutuelles, les soirs, quand elles me parlent, par leurs livres et leurs poètes, de leur vie qui est toute mon heure à cette heure. Et je veux m'oublier dans le parfum de leur mémoire, dans le chant des syllabes de leur nom, dans la lente et vespérale contemplation de ce soleil, qu'elles aussi ont fixé - voici des temps - de leurs yeux, dans l'idée pure que je me forme de tout ce qui est grâce, fierté, splendeur, noblesse, beauté, sachant que leur grâce, fierté, splendeur, noblesse, beauté propres seront, en cette idée, survivantes. Les mortes en des palais et sur des terrasses d'or, en leur Egypte et leur Grèce sonores aux sons memnoniques des aurores, aux paroles dodoniennes des soirs, dites, vous les livres et les poètes, quelle fut leur chair lucide, le cour de leurs regards, les fleurs sanglantes ou pâles de leurs mains, la caresse impériale de leur voix et leur chevelure en fleuves dans la légende. Dites quels flots leurs corps ont baignés, quels marbres furent les trépieds de leur trône et s'il n'est pas, parmi les îles de la mer ou les plaines des montagnes, un écho qui, encore vivant, jadis ait proféré leur nom. (Société nouvelle, 1891) |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Emile Verhaeren (1855 - 1916) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Emile Verhaeren | |||||||||
Biographie / OuvresEmile Verhaeren est né à Saint-Amand le 21 mai 1855. Fils d'une famille commerçante aisée, il appartient à la classe bourgeoise de ce village sur l'Escaut. Au sein de la famille, la langue véhiculaire est le français, mais avec ses camarades de classe de l'école communale et les habitants de Saint-Amand, il recourt au dialecte local. A onze ans, Verhaeren se voit envoyé au pensionn BibliographieChronologie |
|||||||||