Emile Verhaeren |
Ce qu'il faut se clouer: écrire pour soi seul. Autour? Les becs de canard de la bêtise, ouverts. Plus tard? Demain ? Ce que nous sentons, aimons, rêvons ne sera plus la gloire indubitable des cerveaux. Et l'Art, destitué par l'ignorance et la santé ! Tels vers ! avec leurs ossatures en filigrane ; tels vers ! avec leurs maquillages de dièzes ; tels vers ! avec leurs syllabes électriques tout à coup rapprochées ; tels vers ! lys, ivoires, perles, ciels, jardins, soirs : lys roidis en serments, ivoires travaillés comme des pensées, perles sur du marbre tombantes, ciels irisés de prismes, jardins taillés comme des robes, soirs agrandis en mémoire, apparaîtront inertes et morts, ainsi qu'à terre des cuirasses mortes. Et nos orgueils ? Les tours et les promontoires d'or où. pareils à des oiseaux noirs, ils accaparaient le soleil ! Et nos femmes ? Les superbes chairs pavoisées, voiles sur des fleuves ! Et nos désirs ? Lunes nocturnes, parmi les marais de la fièvre. Et nos rêves ? Flûtes de folie entendues au loin vers l'horizon halluciné de la mer ! Et nos certitudes ? Phares debout, quoique vidés de flambeaux. Et nos dieux? Sphinx d'ébène. la gueule immensément ouverte avec du vent tordu entre les mâchoires et des lueurs d'astres à la pointe des dents. Où donc, orgueils, femmes, désirs, rêves, certitudes, idoles? Où donc et quels, les flots sinistres à faire danser tous ces naufrages ? * Donc, avec les livres amis et la plume et le papier et certes avec le silence plein d'inconnu, enfermons-nous. C'est l'heure où, du haut des fenêtres, l'on se croit seul au-dessus du monde, parmi les astres. L'éternel passé lointain repose dans la cendre sous ces mêmes étoiles qui regardent, debout encore, les Sphinx et les Pyramides. L'éternel avenir fixera ces mêmes prunelles d'or et mourra de leur mystère, un soir, comme nous. Le matin, puisse-t-il ne plus jamais ensoleiller la banalité de la femme ! Et l'on pense, hors du moment, rien ; sinon pour ces inévitables yeux de feu de l'inévitable et cosmique ruine, mais glorieux de soi et même de l'inanité avouée et bénie du vers que l'on écrit. A moins qu'une race toute en cerveau ne se lève, une aube, et ne prenne nos rêves comme un balbutiement de sa poésie. Alors, hosanna ! les seuls à être compris, loin de l'humanité retombée, par les nouveaux et soudains dominateurs qui seront déshabillés de la lourdeur et de la mort, et peut-être comprendront Dieu. (Société nouvelle. 1887.) |
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Emile Verhaeren (1855 - 1916) |
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Portrait de Emile Verhaeren | |||||||||
Biographie / OuvresEmile Verhaeren est né à Saint-Amand le 21 mai 1855. Fils d'une famille commerçante aisée, il appartient à la classe bourgeoise de ce village sur l'Escaut. Au sein de la famille, la langue véhiculaire est le français, mais avec ses camarades de classe de l'école communale et les habitants de Saint-Amand, il recourt au dialecte local. A onze ans, Verhaeren se voit envoyé au pensionn BibliographieChronologie |
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