Emile Verhaeren |
Un vieil air de danse chanté à gueule tordue par un borgne avec une voix rauque en ce minuit de café-concert, si rauquement chanté et d'une si violente torsion du cou que les veines saillaient, comme des ramifications de lierre contre un mur; un vieil air, mélancolique de toutes les tristesses que les âmes qui l'ont crié, depuis des siècles, y ont mises ; un vieil air claudicant, sénile, lamentable, troué de notes restées en panne ; un vieil air qui n'en finit pas, un triste et pauvre vieil air. Chante-le moi donc, toi qui l'as entendu en ce minuit de café-concert, parmi les gens saouls et des ouvriers mornes, très douloureusement entendu avec moi, au fond d'une salle loqueteuse de chaises cassées et de tapis fendus, tandis que les fumées s'épaississaient rouges aux flambes du gaz, douloureusement chante-le moi et très longuement comme une plainte de chien battu, comme un cri d'ornière broyée, comme une infinie lamentation d'oiseau nocturne, perché là-bas, tout seul, parmi des branches de ténèbres. Chante-le moi. chante, et casse-le moi en ta voix, rauque aussi, comme si tu le souffrais toi-même, en cette nuit morne de lune balafrée de nuages, et que ce soit notre amour, notre si pauvre amour de jadis, celui que nous avons brisé ensemble, que nous avons tordu et piétiné et que ce soit notre si pauvre amour qui s'y plaigne, longuement, piteusement, avec toutes ses larmes et toutes ses souffrances. Ce tant vieil air, je le veux entendre, je le veux pleurer, je veux le revivre, et rien ne me vaudra sa torture. Casse-le moi d'une voix revenue du passé, de ta voix ancienne, aujourd'hui vieille et morte, avec des gestes las et fatigués par la vie, la toujours même vie de douleur et de tristesse, la tienne, la mienne ; casse-le moi avec obstination, avec hostilité, avec fureur, comme si j'étais un patient que tu accables, un être que tu punis - et que j'en boive et mange et que j'en meure ! Un soir, à Biarritz, montant de la mer vers la place Sainte-Eugénie, par une fenêtre ouverte, je vis. prostrée au lit, une malade : cheveux lâchés, les mains, les maigres mains jaunes sur la blancheur éclairée des draps, tandis qu'une sour de charité, assise et les yeux compassion-neux, regardait cette agonie, la fatale, venir - et moi-même j'étais malade alors, à peine convalescent, et une pitié énorme cria de mon cour vers cette inconnue : condamnée ! je l'espérais du moins. Je l'espérais ! et cet espoir lentement se corroda de méchanceté. Je songeais : c'était parce que je la savais souffrante que cette gratuite et brusque pitié me fleurissait l'âme et, surtout, grâce à l'irrémédiable et indubitable dénouement. Et, soudain, j'aurais voulu savoir si, autant que moi, elle avait mâché de l'ennui ; l'interroger, l'inquiéter. Avait-elle balle dans les cauchemars, ardé dans les insomnies ? S'était-elle tailladée de douleurs et d'affres, comme un cour de Sainte Vierge ? Et ne pourrais-je lui prédire une dernière torture avant le dernier hoquet. Et, m'exaspérant, j'aurais voulu ajouter - car peut-être conservait-elle l'indéracinable illusion : « Les médecins qui te consolent sont payés pour te consoler, la garde qui te soigne a des mains habituées à ensevelir, la mer que tu regardes, si belle, n'est luisante et verte que du ton de ses naufrages ; les linges d'hôtel que tu emploies et que tu salis, on les brûle, à moins que l'un de ces linges ne t'ensevelisse - peut-être celui que tu tiens en main. Et tu pourriras loin de tes amis, en cette ville hypocritement hospitalière qui tue comme une autre. Allonge-toi donc, en le raidissement éternel, sur ton futur lit de cadavre, noue tes mains avec ton chapelet béni et laisse sur tes prunelles tomber les paupières tombales. » Mais, comme si elle eût compris mon hostilité mentale, la presque morte réfléchit, me regarda doucement, puis se souleva, prit une fleur à un bouquet des roses et la tendit comme un pardon à celui qui passait. (Société nouvelle, 1888) |
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Emile Verhaeren (1855 - 1916) |
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Portrait de Emile Verhaeren | |||||||||
Biographie / OuvresEmile Verhaeren est né à Saint-Amand le 21 mai 1855. Fils d'une famille commerçante aisée, il appartient à la classe bourgeoise de ce village sur l'Escaut. Au sein de la famille, la langue véhiculaire est le français, mais avec ses camarades de classe de l'école communale et les habitants de Saint-Amand, il recourt au dialecte local. A onze ans, Verhaeren se voit envoyé au pensionn BibliographieChronologie |
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