Emmanuel Hocquard |
I Dehors, ni pluie, ni vent. C'est la nuit, et ce n'est pas encore l'approche du matin. Un temps mon au début de l'hiver : le temps des provisions de bord, la part des hommes avec la part des rats, la part des mots ; Le temps sans amour où l'esprit en éveil n'a plus rien à se mettre sous la dent si ce n'est quelque chose comme Un bruit déjà lointain et pourtant familier De feuillages froissés dans l'ancien vent des nuits d'hiver. Décembre, en descendant avec beaucoup de précautions ce chemin très en pente Rendu glissant entre les murs par les pluies de la veille et les petites branches. Fouillant en vain la pénombre des yeux à la recherche de détails complémentaires suffisamment probants pour éclairer la situation sous un angle nouveau, Nous n'avons rien trouvé qui ne nous fût déjà connu, pas même le hérisson qui se risquait à traverser la rue Ou que la grille du jardin ne grinçait pas quand il pleuvait, ce qui ne prouvait alors déjà rien Et nous inciterait aujourd'hui à conclure que l'affaire est classée ; que le bruit des feuilles est le bruit des feuilles ; et le silence une nécessité heureuse. II Tête brûlée. De ma fenêtre, le matin, je voyais les collines en traduisant Lysias. Tu fumais des Camel et conduisais toi-même une Nash vert eau aux essuie-glaces rapides ; Et on disait que tu avais pour maîtresse une femme de mauvaise vie : Aurélia Orestilla. Mais après tout cela ne regardait que vous : elle et toi. Où donc avais-tu pris ce goût de conspirer? Est-ce dans la pièce attenante à la salle de chant, Au milieu des archives, des masques et des vieux décors qui sentaient le moisi et la colle Que te vint cette idée de soulever les Allobroges ? Déjà tu avais mis à rude épreuve la patience des professeurs, Marcus Portius, Marcus Tullius surtout, dont la toge blanche dissimulait une cuirasse. Pourquoi t'en être pris aussi aux promoteurs Qui rasent les montagnes pour construire sur Avec le nom que tu portais Et quelques solides appuis du côté du Sénat, tes dettes remboursées, tu aurais aujourd'hui Un cabinet prospère sur les Champs-Elysées et tu parlerais de César au passé, Celui, tu te souviens, qui tirait les ficelles depuis son banc derrière le poêle. Tout cela, pour finir, t'a conduit au milieu des collines avec cet air farouche que tu avais de ton vivant. Et maintenant, Catilina, ça te fait une belle jambe. III Avant l'année de référence, un hiver valait pour les autres hivers. Pas de saison intermédiaire. Des étés sans couleur, et sans ombre à cause du manque d'eau et des nuits claires, Des nuits durant lesquelles les rats - eux d'ordinaire si discrets, si pointilleux dans le partage des heures et des lieux, les rats si prudents d'habitude étaient ivres. Jamais on ne les vit mais on les entendra trotter jusqu'au renversement de l'âge, le changemeni de temps : le silence des rats en hiver. Nous avons tout ce temps pour nous. Tout le temps de peser nos phrases, car la venue du froid n'est pas en elle-même un événement. Les anciens mots conviennent aux situations nouvelles et les vieux commentaires nous serviront bien encore cet hiver. User des mêmes mots sera notre manière de nous taire sans avoir l'air de laisser mourir la conversation. Sans vraiment prendre part à ce qui nous entoure - chacun a eu, dit-on, sa part de vie - nous serons crédités d'un temps que nous n'avons jamais connu. Ce temps qu'on nous envie, bien qu'il ne fût jamais le nôtre, est un temps mort, échu par héritage. Nous avons ce temps devant nous pour retourner les mots qui rendent le son creux des idées grises, Le temps passé, le temps perdu dont la mémoire est vide ; Nous avons devant nous ce temps sans référence aux mots qui ne mesurent rien : pas de mesure pour le temps gris. IV Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux : le jardin d'autrefois et celui d'aujourd'hui, le jardin immobile. Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom et que nous avions appris à nommer ; Nous progressâmes dans les livres au milieu de ce que nous apprenions, L'arbre vivant et l'arbre mort au même titre, songeant peut-être qu'une telle coïncidence Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort et la pensée du modèle sa fin. Notre amour n'eut pas d'autres lieux Qu'une succession de regards sur des lieux de fortune, morceaux de choix ravis aux circonstances, Une alternance de mémoire et d'oubli pour les choses connues et puis l'indifférence aux choses sues. Le temps de l'amour fut cette suspension du temps de tous les jours, une brèche délibérée dans le temps des paroles. Et là nous ressentîmes ce que d'autres à notre place auraient également éprouvé, Un contentement certain, quoique tempéré, d'être parvenus là où nous étions parvenus Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner. Une telle coïncidence ne pouvant pas durer puisque sa croissance serait sa fin. |
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Emmanuel Hocquard (1940 - ?) |
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