Essais littéraire |
« Les soleils des Indépendances s'étaient annoncés comme un orage lointain et dès les premiers vents Fama s'était débarrassé de tout: négoce, amitiés, femmes pour user les nuits, les jours, l'argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France. Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation. Cette période d'agitation a été appelée les soleils de la politique. Comme une nuée de sauterelles les Indépendances tombèrent sur l'Afrique à la suite des soleils de la politique. Fama avait comme le petit rat de marigot creuse le trou pour le serpent avaleur de rats, ses efforts étaient devenus la cause de sa perle car comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher, les Indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux mouches. Passaient encore les postes de ministres, de députés, d'ambassadeurs, pour lesquels lire et écrire n'est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux. On avait pour ceux-là des prétextes de l'écarter, Fama demeurant analphabète comme la queue d'un âne. Mais quand l'Afrique découvrit d'abord le parti unique (le parti unique, le savez-vous? ressemble à une société de sorcières, les grandes initiées dévorent les enfants des autreS), puis les coopératives qui cassèrent le commerce, il y avait quatre-vingts occasions de contenter et de dédommager Fama qui voulait être secrétaire général d'une sous-section du parti ou directeur d'une coopérative. Que n'a-t-il pas fait pour être coopte! Prier Allah nuit et jour, tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits; et ça se justifiait! Les deux plus viandes et gras morceaux des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d'une coopérative... Le secrétaire général et le directeur, tant qu'ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul oil ose ciller dans toute l'Afrique. Mais alors, qu'apportèrent les Indépendances à Fama? Rien que la carte d'identité nationale et celle du parti unique. Elles sont les morceaux du pauvre dans le partage et ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. » (Paris, Seuil, 1970, p. 22-23) Né en 1927, à Boundiali, en Côte d'Ivoire, Ahmadou Kourouma, d'origine malinké (son nom, dans cette langue, signifie «guerrier»), est élevé par un oncle chasseur, infirmier, féticheur et musulman et fait des études à Bamako (MalI). Pendant la colonisation française (1950-1954), il est «tirailleur sénégalais» en Indochine avant de revenir en France pour suivre des études de mathématiques à Lyon. En 1960, lors de l'indépendance de son pays, il rentre en Côte d'Ivoire pour s'y voir inquiété par le régime du président Félix Houphouct-Boigny. Il est emprisonné, puis s'exile en Algérie (1964-1969), Cameroun (1974-1984), Togo (1984-1994) et revient vivre en Côte d'Ivoire. Il a fait carrière dans les assurances et la banque. Lorsque la guerre civile y éclate en 2002, il prend position contre l'ivoirité et pour le retour de la paix dans son pays, ce qui fait que les journaux partisans du président Laurent Gbagbo l'accusent de soutenir les rebelles du nord. Son ouvre n'est pas très vaste mais a suscité beaucoup de controverses et s'est vu couronner de prix : Prix du Livre Intcr, le prix Renaudot, le prix Goncourt des lycéens. Désormais, le Salon international du livre et de la presse de Genève décerne le prix Ahmadou Kourouma. Il est mort le 11 décembre 2003 à Lyon (FrancE). Ouvres Théâtre - Tougnantigui ou le Diseur de vérité (1998) Romans - Les soleils des indépendances (1968) - Monnè, outrage et défis (1990) - En attendant le vote des bêtes sauvages ( 1994) - Allah n 'estpas obligé (2000) - Quand on refuse on dit non (2004- posthumE). Livres pour enfants - Yacouba, chasseur africain ( 1998) - Le griot, homme de parole (2000) - Le chasseur, héros africain (2000) - Le forgeron, homme de savoir (2000) - Prince, suzerain actif '(2000). En collaboration avec Ousmane Sow et Mathilde Voinchet : Parole de Griots (2003) Les soleils des indépendances, dont est tiré le fragment, présente Fama, héritier légitime d'une vieille dynastie malinké, qui se retrouve écarte du pouvoir par les bouleversements politiques et sociaux de l'Afrique en voie de modernisation, et réduit à une semi-mendicité, à un «charognard». Au sortir d'une cérémonie de funérailles où il est venu bénéficier de la distribution rituelle de nourriture, il réfléchit sur son sort depuis ces «soleils» (jourS) de l'indépendance. Les personnages de Kourouma «évoluent dans un univers livré aux forces de l'irrationnel, où hommes et dieux se côtoient dans une extrême promiscuité. Ironie, amertume, humour et fausse désinvolture donnent à ce récit une tonalité insolite et savoureuse» (J. ChevrieR) comme, d'ailleurs, la langue calquée sur la phraséologie, le rythme, la pensée malinké. Commentaire suivi Il y a dans l'air comme une annonce d'orage, quelque chose de lointain au début, avec ses vents avant-coureurs {premiers ventS). Il y a de la cohérence dans l'imaginaire de l'écrivain (qui est celui de son peuplE) où les journées sont symbolisées par les soleils et les bouleversements sociaux et politiques par les vents, et l'orage qui approche. Fama est un opportuniste ; ayant profité d'une situation sûre sous la colonisation {négoce, femmes, destinées aux travaux des jours ou des nuits, argenT), aux premiers signes de faiblesse de celle-ci, assez intelligent pour comprendre qu'un changement va avoir lieu, il se retourne contre la France, se met à injurier la France, le père, la mère de la France. Il considère de son devoir de venger ce qu'il voit comme une longue période {cinquante anS) de domination et une spoliation. Ces journées acquièrent, avec la métaphore, un nom bien défini : les soleils de la politique. Les Indépendances elles-mêmes sont comparées (toujours dans le registre de la naturE) à une nuée de sauterelles, symbolisant, en même temps que la brusquerie de l'attaque, les effets dévastateurs. Après les paroles {les soleils de la politiquE), c'était le moment de l'action {les soleils des IndépendanceS). "L'héroïsme" de Fama, purement verbal, ne se manifeste sinon sous l'impulsion de se mettre à l'abri {creusé le troU), lui, petit rat de marigot, pour éviter le serpent avaleur de rats ; mais, ces efforts non seulement sont inutiles, mais étaient devenus la cause de sa perte. Une nouvelle comparaison, fruste et cruelle : Fama fut oublié comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher et jeté aux mouches. Les Indépendances acquises, c'est le moment des rétributions: des postes de ministres, de députés, d'ambassadeurs. Mais c'est là le hic : il fallait savoir écrire et lire pour accéder à ces postes (ce qui n 'est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux - à remarquer l'humour noir de l'auteuR). Pour Fama, ce n'est là que des prétextes de l'écarter, car Fama est analphabète comme la queue d'un âne (proverbe humoristique qui rabaisse encore le personnagE). La satire et la critique s'allient à l'humour quand l'auteur annonce la découverte du parti unique par l'Afrique. Pour rester toujours dans un domaine africain, Kourouma définit le parti unique, s'adressant, comme dans les contes oraux, à son public : le parti unique, le servez-vous ? ressemble à une société de sorcières, les grandes initiées dévorent les enfants des autres. L'Afrique a découvert aussi autre chose d'important, les coopératives qui, constatation clinique, sèche quant à leur rôle, cassèrent le commerce. De quoi rêvait Fama ? Car c'était là deux champs d'intérêt qui pourraient le satisfaire et le dédommager {quatre-vingts occasionS). Il voulait être secrétaire général d'une sous-section du parti ou directeur d'une coopérative ; il n'y va pas de main morte, Fama. Il veut ces postes qui peuvent assurer son pouvoir politique ou économique. Il s'excite et s'y démène en employant ce qu'il considère utile : prières adressées à Allah jour et nuit, sacrifices en offrande (tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puitS). Il y voit naturellement une justification : il s'agissait des deux plus viandes et gras morceaux des Indépendances, non seulement d'un os à ronger. Sa soif intarissable d'argent, servie par l'hypocrisie (les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti uniquE) lui permettrait de jouir d'une richesse à laquelle personne n'oserait avoir à redire (sans qu 'un seul oil ose ciller dans toute l'AfriquE). 33-36. Que restc-t-il de tous ces rêves de grandeur et de richesse de Fama ? Rien que la carte d'identité nationale et celle du parti unique. Des morceaux de papier (dans la conception de FamA), sans importance (le patriotisme n'est pas pour luI), morceaux du pauvre que l'on ne peut savourer, car ils ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Une autre métaphore hautement significative. A consulter 1. Dieng, Bassirou, «Les genres narratifs et les phénomènes intertextuels dans l'espace soudanais (mythes, épopées et romanS)», dans Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, no. 21, UCAD, Dakar, 1991. 2. Gassama, Makhily, La langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris, ACCT/Karthala, 1995. 3. Mouralis, Bernard, «Ahmadou Kourouma (1927- 2003) ou l'Innovateur», dans Africultures, le 01/06/2004. 4. Nicolas, J.-C, Comprendre Les Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma, Paris, éd. Saint-Paul, (1985). 5. Wane, Ibrahima, «Transgressions, concessions et conciliations ou l'altérité dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma», dans Éthiopiques, no. 75, 2005. |
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