Essais littéraire |
Dans son fameux Journal, à la date du 4 septembre 1863, Amiel fait la constatation suivante : Je ne sais rien, je ne suis rien, et il me faut me reconstruire chaque jour. Cette absence de parti pris, de caractère, d'habitudes, de conviction, ce défaut de substance positive, de résultat acquis, de capital réalisé, et même de forme déterminée dans la volonté et dans l'esprit, me rendent indéfinissable et font ma faiblesse pratique. Telle est peut-être la constatation la plus importante faite par Amiel à son propre sujet; ou, en tout cas, la constatation initiale, celle qui doit logiquement précéder toutes les autres, parce que toutes les autres découlent et dépendent d'elle. Dès l'abord et pour toujours, sa pensée est condamnée à ne jamais pouvoir se fixer sur un objet précis. Non qu'elle se perde peu à peu, comme tant d'autres dans le flou, dans le vague, dans une sorte de paresse de l'esprit qui la laisserait perpétuellement flottante et prête à s'abandonner à n'importe quel penchant fortuit. Amiel ne se laisse, au contraire, jamais attirer par aucune idée particulière. Il échappe à toutes les fixations. Il ne dépend d'aucune orientation précise, comme d'aucun choix délibéré de la pensée. Celle-ci se ramènerait plutôt simplement à l'exercice d'une liberté d'esprit totale, si totale même qu'elle ne se laisserait jamais capturer, ne fût-ce qu'un instant par aucune forme définie ; pensée donc dont on pourrait prétendre qu'elle est proprement indéfinissable, puisqu'elle aspire à n'être déterminée à l'avance par aucun objet que ce soit. Bien plus, pensée qui ne trouve véritablement sa pleine satisfaction, ou la satisfaction profonde de celui qui la pense, que lorsque étant détachée de toute intention, elle n'est plus qu'une pensée qui se pense dans le vide, une sorte d'activité qui se satisferait d'être présente à elle-même, sans que cette conscience de soi éprouvât le besoin de se rapporter à quelque objet déterminé, extérieur ou intérieur. Dans cette intériorisation absolue de l'activité spirituelle, on pourrait voir quelque chose d'analogue à la rêverie poétique de certains romantiques allemands - par exemple Novalis -, mais avec cette différence que la conscience de soi, chez Amiel, ne recherche même pas ce qu'on pourrait appeler la poésie de la vie intérieure, elle se contente simplement d'être un miroir perpétuellement opérant de cette vie, mais non nécessairement dans ce qu'elle a de « poétique », seulement dans le caractère anonyme, impersonnel et presque continuellement abstrait de cette activité. La liberté d'esprit dont il s'agit ici n'a donc rien de positif. Elle n'affirme nullement l'être. Elle constaterait plutôt en celui-ci l'absence de toute vraie personnalité. Pensée donc essentiellement privative et négative. « Elle consiste, dit Amiel lui-même, à se réfugier dans l'existence impersonnelle de la vie de l'esprit. » Ailleurs, il note encore : « Ai-je un goût dominant? » Posséder ou acquérir un goût dominant, serait faire un choix, affirmer ce qu'on est, ou ce qu'on veut être. Amiel, au contraire, répond, sans hésitation à cette question par la négative. Il s'empresse de dire : « Un goût dominant ? je n'en trouve qu'un, celui de la liberté intérieure, c'est-à-dire l'instinct de m'affranchit de tout penchant déterminé. » N'ayant pas, ne désirant pas avoir, de penchant déterminé, Amiel se découvre libre d'accepter - ou d'abandonner - tour à tour tous les penchants possibles. Rien de limité dans cette activité mentale se continuant à l'intérieur d'elle-même à perte de vue. Elle n'a pas de but, pas de fin. Elle se confond avec tous les changements quotidiens que reflète un immense journal intime. Elle ne connaît rien d'autre. Elle n'a pas pour cadre le réel, mais le possible. Sans doute, au cours de ce journal, certaines éventualités plus ou moins distinctes sont contemplées. Mais elles le sont de très loin, plutôt que vraiment affrontées. Qu'elles se réalisent ou non, elle sont moins considérées comme réelles que comme réalisables. Elles appartiennent au domaine du possible. Cela se marque chez Amiel dans la façon dont il fait face aux situations. Fréquemment, quand il le fait, c'est de façon interrogative, exactement comme Panurge ! Vais-je me marier ou ne pas me marier ? Ferai-je ceci ou ferai-je cela ? Telle hypothèse succède à telle autre. Telle conjoncture cède la place à une autre, profondément différente. Tel personnage appelé Amiel remplace tel autre personnage portant le même nom, mais tout différent. Amiel n'est donc jamais Amiel, ou il est un Amiel toujours conscient de ses métamorphoses. Il se vante même d'être une espèce de Protée. Il s'afflige d'en être un à d'autres moments. Il glisse avec une admirable souplesse d'une façon d'être (et de se sentir êtrE) à une autre. Il sait que sa vraie nature est d'échapper à toutes les définitions. Telle est la conséquence de l'extrême liberté avec laquelle il se comporte, non peut-être dans la vie réelle, dont il n'a cure, mais dans les champs de la pensée pure. Il est, par essence, mais aussi grâce à une pratique assidue, un être apte à explorer, sans se lasser, la multiplicité des possibles. D'autre part, le détachement, le désengagement n'ont jamais pour but chez lui l'obtention d'une jouissance. Amiel est tout le contraire d'un épicurien. Aucune ressemblance chez lui avec le comportement, somme toute assez cynique, d'un dilettante comme Gide, se détachant de tel plaisir pour mieux savourer un plaisir différent. Chez Amiel, il y a, en effet, un sérieux, une gravité, de type protestant, qui lui interdirait de tels procédés. La liberté d'esprit dont il fait montre est d'un type différent. Elle a pour origine ce qu'Amiel appelle, un peu banalement, « un besoin d'indépendance », mais en ajoutant que ce besoin est commandé par « la crainte de livrer sa liberté aux circonstances, aux hommes, aux passions et obligations ». Il en va ainsi, comme nous le savons, dans l'attitude d'Amiel vis-à-vis du mariage; mais il en est aussi de même en ce qui regarde l'ensemble de ses rapports avec tous les groupes sociaux, tels que la famille, le monde politique, les milieux universitaires ou mondains. Il les tient tous en suspicion et à distance. Aussi écrit-il : « J'ai vécu plus libre qu'un souverain, m'attachant à ne dépendre d'aucune volonté, et renonçant plutôt à toute autorité. » Ces textes mettent en relief le caractère radicalement négatif de la pensée amiélienne. Il n'y a de liberté authentique que pour celui qui se dérobe aux influences du monde externe, et qui se ménage ainsi une façon de vivre et de penser totalement indépendante, où il est à l'abri, surtout, des moindres déterminations. A ce moment l'être ainsi libéré se trouve soustrait aux pesées du monde extérieur. Il accède à l'imper-sonnalité. C'est ce qu'Amiel confirme dans cet autre passage : « Ma liberté est privative, négative, elle consiste... à se réfugier dans l'existence impersonnelle de la pensée (14 février 1855). » Ailleurs Amiel note encore : « Ai-je un goût dominant ? Je n'en trouve qu'un, celui de la liberté intérieure, c'est-à-dire l'instinct de m'affranchir de tout penchant déterminé » (14 mai 1861). Ce dernier passage insiste sur le point très important que l'esprit d'indépendance dont parle Amiel ici, ne se manifeste pas seulement chez lui par la distance qu'il s'efforce d'établir entre les déterminations du monde externe et, d'autre part, sa propre paix intérieure, mais encore par le désir positif d'établir cette paix, grâce à la pratique de l'indétermination. N'est-ce pas grâce à elle qu'échappant parfois aux fatalités de la vie externe, la liberté dont Amiel jouit par moments, lui permet d'atteindre un état analogue à celui qui fait l'essence de la liberté divine ? « L'indétermination, écrit-il (18 janvier 1865), consiste à éluder la condition humaine pour sauver une sorte d'indépendance divine. » C'est dire que la liberté humaine, à l'instar de la liberté divine, peut devenir sans limite. Or une telle liberté, en ce qui regarde exclusivement l'homme, ne risque-t-elle pas de rester fictive ou inutilisable ? « Liberté dont je ne fais rien », confesse Amiel dans un passage de ses Délibérations sur les femmes (4 septembre 1866). Liberté dont, dans ce cas, il ne fait rien, parce que, sur le moment, elle lui apparaît comme impensable. N'en est-il pas ainsi dans la notation suivante d'Amiel : « C'est dans le zéro que j'ai cherché ma liberté » (25 juin 1856). Ne veut-il pas dire ici que la liberté, chose négative, ne se distingue pas de l'espèce de néant dont elle est issue ? Heureusement, comme l'un de ses amis, le romantique allemand Oken, le lui a appris, Amiel sait bien que le zéro est tout simplement le premier et le plus fécond des nombres. D'autre part, le zéro n'étant pas lui-même un nombre, n'étant rien, est un prodigieux espace mental dont Amiel dit qu'il est à la fois « neutre et libre » (24 décembre 1873). Si l'indétermination, chère à Amiel, se confond avec le zéro, c'est-à-dire avec une pensée nulle en elle-même, mais ouverte, absolument dégagée de tout ce qui pourrait s'y inscrire, liberté et conscience s'identifient. Une conscience nue, mais sans limites, embrasse peut-être un espace mental lui-même sans limites. « Mon Moi n'est que la nue conscience », écrit Amiel. Mais il ajoute aussitôt : « Mon dénuement est virtualité pure» (6 septembre 1877). Ainsi s'ouvre une relation inépuisable entre liberté et conscience. C'est ce que résume Amiel en écrivant : « Liberté intérieure, conscience de la conscience » (7 avril 1869). A ce point, la conscience, se haussant à un degré supérieur, n'est plus conscience de quelque chose de déterminé, mais conscience d'elle-même, elle ne diffère plus d'une liberté nageant dans la virtualité et protégée de tout contact avec le réel. L'expérience de la liberté infinie et celle de la pensée nue (ou purE) se confondent. Hâtons-nous cependant de dire que cette union ne concerne pas Amiel en tant que personne. Elle signifie que lorsque la pensée se libère de toute attache à quoi que ce soit de déterminé, elle atteint un niveau où elle se meut sans entrave. Alors elle devient conscience de la conscience, c'est-à-dire une conscience qui jouit d'un tel degré de liberté qu'elle cesse d'être la conscience d'un être particulier, car toute conscience individuelle est ici dépassée. Sur ce point il convient de signaler combien Amiel ici se trouve proche de Valéry. Chez l'un comme chez l'autre, la pensée indéterminée (la pensée pure, dira ValérY) se mue souvent en une activité mentale contemplative : « Mon instinct contemplatif, écrit Amiel, voudrait supprimer en soi l'individualité et n'être plus que simple conscience, que pur esprit » (17 mai 1870). De fait, à une ou deux nuances près (il est vrai qu'elles sont importanteS), une telle phrase pourrait se retrouver chez l'auteur de Charmes et des Carnets. L'on songe au célèbre Moi pur de Valéry, sommet de la pyramide des Moi, de l'un à l'autre desquels Valéry par degrés se hausse pour arriver en fin de compte à une conscience si totalement dépersonnalisée qu'elle n'est plus conscience de quelque chose, mais une sorte d'exercice supérieur de l'activité pensante elle-même, libérée de tout lien avec quelque objet que ce soit. N'est-ce pas aussi le cas pour la conscience amiélienne, au moins dans un de ses derniers stades ? Conscience qui se détache en creusant l'écart qui la sépare des objets auxquels elle se sent d'abord reliée; conscience qui se saisit donc dans une solitude croissante : « Mon esprit devient toujours plus esprit..., toujours plus pauvre de toute richesse acquise, toujours plus fluide, plus formable, plus neutre et plus indéterminé » (20 octobre 1870). « La marche de mon développement a toujours été dans le même sens : l'indétermination croissante de l'être... » (19 septembre 1864). « Toute matière se sépare graduellement de ma conscience profonde, dont l'énergie critique réduit toujours son bagage et revient à l'état ponctuel du sujet isolé de tout objet » (20 octobre 1870). L'état du sujet isolé de tout objet ! Peu d'expressions chez Amiel sont aussi fortes et aussi profondes, peu d'expressions décrivent plus précisément la transformation presque paradoxale qui, juste à la fin du mouvement qu'elle décrit, s'accomplit dans la conscience indéterminée d'Amiel. Toute conscience (longtemps même avant le temps de HusserL) avait toujours été décrite comme associée à un objet. N'importe quelle autre position eût semblé inconcevable. Et voilà qu'ici, dans une nouvelle perspective, ce qui apparaît, sinon au premier rang, au moins comme le dernier échelon et peut-être le plus élevé de la conscience, c'est un sujet ne se reliant plus à rien, pas même à lui-même, une conscience présentée comme un sujet sans aucun objet. En ce moment, nous touchons sans doute à ce qu'Amiel considère comme la pensée la plus absolument indéterminée; une pensée qui ne se définit pas, qui ne peut se définir, puisque ce qu'elle pense ne correspond à rien. La pensée pense le rien. Elle se pense dans l'absence de quelque objet que ce soit de pensée. Absolument isolée, dénudée, indéfinie, elle assiste à la carence en elle de toute détermination. Indétermination qui s'étend partout, qui se retrouve partout, et qui, finalement, comme dans le bouddhisme - tant révéré par Amiel -, se révèle être l'unique truchement par lequel puisse s'exprimer la nature réelle de la substance : « J'arrive à la conscience indéterminée de la substance », écrit Amiel, ajoutant à cette phrase la brève citation suivante, tirée de Virgile : « inania régna » (10 mai 1859). La conscience indéterminée hante donc les régions les plus désertes du monde mental. Qui s'y découvre, s'y voit dans l'isolement le plus complet. Mais il s'y découvre aussi dans sa vraie grandeur : « Ma conscience, écrit encore Amiel, s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme » (31 août 1856). C'est donc en se détournant de toute réalité objective, en éliminant en lui et autour de lui les formes distinctes de celle-ci, qu'Amiel, au moins à de certains moments, tire une sorte d'orgueil de la pauvreté spirituelle qu'en se dénudant - comme les mystiques - il s'est infligée. Cet orgueil perce encore dans une parole quelque peu énigma-tique qu'il s'adresse un jour à lui-même : « L'indétermination, dans la désespérance, c'est le point où se maintient ton être central... » (12 septembre 1876). La désespérance d'Amiel doit être interprétée comme un acte de renonciation : renonciation au monde sensible, aux inclinations personnelles, à toutes les formes que prend la pensée déterminée, afin d'arriver à ce qui est, sinon le but, au moins l'achèvement final de l'activité spirituelle. Alors la pensée, faisant abstraction de tout, se vidant de tout, en arrive à se penser solitairement dans la pureté parfaite obtenue par l'élimination de toute détermination. C'est là le point le plus élevé atteint par Amiel. Mais c'est aussi le point à partir duquel se révèle une pente descendante. Elle est extrêmement déclive, Amiel en fait souvent l'expérience pénible lorsque, au lieu de considérer le caractère éminemment positif de ses sacrifices, il les expérimente dans toute la force privative qui est la leur. Ainsi, s'adressant à lui-même, il écrit : « Tu es un Moi, non une personne, une forme, non une substance. Tu n'as ni caractère, ni opinion, ni projet, ni carrière, ni détermination quelconque, et cela de moins en moins. C'est-à-dire que tu n'es rien qu'une possibilité, une virtualité, une chose vide, et non pas un être » (30 septembre 1858). Première catastrophe frappant celui qui cherche le parachèvement de sa pensée dans l'élimination de toute détermination; c'est l'espèce de maladie qui s'attaque en lui à la structure même de l'intelligence, c'est-à-dire aux formes. Celles-ci, à cause de lui, mais aussi en dépit de lui, vont s'affaiblir, se ramollir, perdre de leur consistance : « Je rentre toujours plus, écrit-il, dans l'informe » (8 octobre 1869). « Je ne suis que formabilité sans forme » (6 avril 1859). « Je me dépouille en quelque sorte de mes organes et rentre dans l'état amorphe, dans la forme générale et vide de la spiritualité » (18 mai 1859). « Je suis semblable à la matière informe et vide sur laquelle se mouvait l'esprit de Dieu » (8 juillet 1858). La dégradation ne s'arrête pas là. Elle s'étend partout, affecte tout. Elle n'altère pas seulement, comme il était inévitable, la netteté de la pensée, mais elle la rend de plus en plus vague, de plus en plus trouble. Ce sont d'abord les objets qui sont touchés; mais c'est ensuite aussi - et c'est infiniment plus grave - le sujet lui-même, c'est-à-dire l'activité pensante. Fonctionnant en quelque sorte à vide, elle se trouve ensevelie dans une espèce de brouillard. Celui-ci s'élève, d'abord autour d'elle, mais ensuite en elle : « Tu n'es plus rien qu'un brouillard triste, sans forme et sans direction » (23 avril 1872). « Je m'aperçois moi-même comme les fantômes à l'aube... » (19 avril 1879). « Je rentre moi-même dans l'informe et le fluide, dans le monde vague de la possibilité et de l'omni-possibilité » (31 octobre 1880). « Je suis un nuage qui prend toutes les formes et toutes les couleurs » (14 octobre 18 5 7). « Je n'existe que vaguement... » (23 novembre 1856). « Je reviens de moi-même à l'état fluide, vague, indéterminé » (14 août 1869). Le vague et l'indéterminé sont donc devenus synonymes. Une pensée qui renonce à des objets précis, qui cherche à se rendre perceptible à celui même qui la pense dans l'absence de toute forme, risque de se perdre, non nécessairement dans le vide, mais dans l'amorphe, mot qui ne signifie pas seulement l'absence de forme, mais l'absence de substance. La pensée court le danger de s'y enliser. Et c'est bien là l'impression que donne souvent le Journal d'Amiel. Celle, non pas d'un manque, mais plutôt d'un plein qui serait composé d'un nombre accablant d'entités restées ou retombées à l'état informe. Elles sont là, échouées, inertes, à perte de vue, n'ayant pas la moindre chance de constituer quelque chose de cohérent. Mais, hâtons-nous de le dire, ce jugement par un certain côté est injuste. Il ne tient pas compte d'un fait patent : c'est que le vague n'est pas chez Amiel un état terminal, mais une sorte de poste intermédiaire entre l'état premier de retrait et, d'autre part, quelque chose dont nous n'avons pas parlé encore, et qui est logiquement situé plus loin encore que le vague, l'incomplé-tion, le flottement, la fluidité, c'est-à-dire une complète opacité. Cette obscurité totale n'est pas atteinte du premier coup, car, avant d'y parvenir, dans l'espèce d'engouffrement où Amiel se sent glisser, il y a encore pour lui l'opportunité de gagner un Heu presque stable, qui pourrait lui apparaître comme le terme de sa quête et dans lequel il pourrait espérer trouver un asile provisoire, ou, mieux encore, l'occasion de reprendre de nouveaux élans. Cet état intermédiaire, c'est ce qu'Amiel appelle souvent l'état fotal ou germinal : « Par une simplification croissante, se réduire à l'état de germe... » {Grains de mil, p. 139). « ... Etat de l'ouf où la vie va germer... » (31 août 1856). « Le monde des germes, des larves, des fantômes... » (3 janvier 1871). « Retour à la semence... » (31 août 1856). « Etats mystérieux et crépusculaires qui ramènent à l'état d'indivision de l'être, à peu près à l'état fotal » (16 octobre 1864). Toutes ces expressions, éparses dans le Journal, forment une multitude d'allusions convergentes, tendant à indiquer ce qui pourrait apparaître comme le lieu final de sa quête, celui à partir duquel la pensée, reprenant pied ou reprenant prise, se sentirait prête à emprunter de nouveau, mais cette fois-ci en sens inverse, le chemin parcouru. Car la vie embryonnaire ou fotale n'est pas un aboutissement, c'est un commencement. A la réimplication devrait donc succéder ce qu'il appelle parfois la déplication, c'est-à-dire un redéploiement de l'être, qui serait en fait une genèse. Ainsi, parfois Amiel rêve de se métamorphoser en le plongeur de la fable qui, s'étant aventuré dans les profondeurs sous-marines, s'apprête à remonter à la surface, porteur du trésor qu'il aurait découvert au fond. L'entreprise amiélienne pourrait ainsi être comparée à ces ouvres d'inflexion génétique, si nombreuses dans le romantisme allemand et dont nous pouvons trouver en France une version admirable dans la poésie de Guérin. Mais, de ce mouvement de bas en haut, il est frappant que, chez Amiel, on ne puisse trouver presque aucune trace. Il est rare de voir saisi et décrit par lui le le lent mouvement progressif qui dans les êtres vivants fait monter les sèves. Il semble donc qu'Amiel soit condamné à poursuivre dans des régions de plus en plus reculées une recherche qui ne s'arrête jamais, qui ne trouve jamais un objet défini. Car, dans la pensée du chercheur, ce qu'il y a peut-être de plus essentiel, c'est que la vérité ne se trouve pas dans le fini, dans le déterminé, mais infiniment en deçà, dans ce que nous pouvons appeler l'indéfini. L'indétermination ne peut jamais être totale. Pour qui s'enfonce dans cette recherche, il y a toujours, à un niveau plus bas de la pensée, une indétermination plus radicale dont il faut, à tout prix, approcher. D'où le caractère interminable de cette recherche, où, selon le dire même d'Amiel dans son Cours d'anthropologie, l'homme apparaît toujours comme « se retirant dans ses profondeurs » (22 mars 1852). C'est de ce côté donc, et de ce côté seul, que se concentre la pensée du diariste. Elle « replonge de cercle en cercle jusqu'aux ténèbres de son être primitif » {Grains de mil, p. 139). Recherche qui n'a pas de terme, sinon peut-être le Rien. Nous terminerons donc par deux citations. La première est toute négative et pessimiste. La voici : « Me dépouillant de toutes ces incarnations de plus en plus vagues, je me suis laborieusement rapproché du Rien » (23 avril 1860). La seconde, au contraire, est positive, ou du moins elle laisse entrevoir dans la pensée d'Amiel, ce qui y apparaît d'ordinaire le moins, c'est-à-dire la vertu d'espérance : « Le néant intérieur, cette indétermination complète, ressemble au réveil qui suit une profonde léthargie » (29 août 1872). AMIEL : TEXTES Je reviens de moi-même à l'état fluide, vague, indéterminé. Tu n'es plus rien qu'un brouillard triste, sans forme et sans direction. Je rentre de moi-même dans l'informe et dans le fluide, dans le mode vague de la possibilité et de l'omni-possibilité. Je suis rentré dans l'état chaotique, c'est-à-dire dans la confusion élémentaire, dans la fluidité primitive de l'esprit. Je m'aperçois moi-même comme les fantômes à l'aube, déjà diaphane, inconsistant, vaporeux, illusoire. Indéterminé, métamorphosable, sans fixité, mon individualité consiste à n'en point avoir... Je suis un nuage qui prend toutes les figures et toutes les couleurs. Un homme fait de sa vie une ouvre... Il devient un caractère, un individu, quelqu'un. Toi, tu en restes à l'indétermination. Je suis impersonnel, parce que je suis indéterminé. Je suis... une chose amorphe et atone, indéterminée et inconsistante. Mon instinct contemplatif voudrait supprimer en soi l'individualité... et n'être plus que simple conscience lucide, que pur esprit. J'arrive à la contemplation inerte, à l'être vague, à la conscience indéterminée de la substance. L'indétermination consiste à éluder la condition humaine pour sauver une sorte d'indépendance divine. L'indétermination dans la désespérance, c'est le point où se maintient ton être central. Ma conscience s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme. Je redeviens simple monade contenant en possibilité bien des choses, mais n'étant rien qu'une âme sans attributs, un esprit anonyme rentré dans les limbes de la virtualité générale. Je suis la virtualité humaine... Mon être, c'est de n'être pas. Mon Moi n'est que la nue conscience. Pour moi, il est évident que le côté nocturne de la conscience, que la partie occulte de la psychologie, que la vie mystique de l'âme est d'une réalité aussi certaine que les autres aspects... Tout sort des ténèbres de l'inconnu, du mystère. La nuit mère du monde... Je suis réduit au néant. Un néant qui s'aperçoit... Le néant intérieur, cette indétermination complète, ressemble au réveil qui suit une profonde léthargie. Le tout est devenu le rien. L'âme est rentrée en soi, retournée à l'indétermination ; elle s'est réimpliquée ; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. |
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