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ANDRE BAILLON OU LE PURGATOIRE PSYCHIATRIQUE






Étrange et étonnante, l'ouvre d'André Bâillon nous interpelle aujourd'hui, à plus de sept décennies depuis la disparition de son auteur. Il y aurait bien des choses à dire à propos de cet écrivain belge qui s'est fait reconnaître à Paris, nommé par certains le fou génial. Car sa vie fut elle-même matière romanesque, à travers laquelle l'expérience de la folie fut dépassée en écriture. Né à Anvers en 1875 dans une famille bourgeoise, très tôt orphelin de sa mère, il reçoit une éducation sévère de la part d'une tante du côté paternel. Il passe quelques années chez les jésuites, puis commence des études d'ingénieur, qu'il abandonne par la suite. Après une déception amoureuse, il rencontre en 1901 Marie Vandenberghe, ancienne prostituée, qu'il épouse une année plus tard. Pendant ce temps, les crises de neurasthénie se succèdent avec plus ou moins d'intensité. Son existence alterne entre des séjours en ville où il travaille comme journaliste, et dans la campine anversoise, à Westmalle, où il retrouve le calme et la sérénité, quoique pour peu de temps. Sa vie bascule encore une fois par la rencontre en 1912 de la pianiste Germaine Lievens, qui jouera le rôle de la femme supérieure qui l'inspire dans son travail d'écrivain, mais avec laquelle il se trouvera en permanence dans un état de tension car elle aussi était artiste. De plus, elle a une fille avec le peintre Henry de Groux, à laquelle elle semble tout dédier, et sur laquelle l'attention de Bâillon se fixera d'une façon assez peu innocente quand elle sera adolescente. En 1920 Bâillon s'installe à Paris dans un ménage à trois, à côté de ses deux femmes, Marie Bâillon et Germaine Lievens, mais cette existence épuisante chasse Marie en Belgique. Pendant une décennie, de 1920 à 1930, l'écrivain connaît la gloire littéraire à Paris même. Il a une dernière histoire d'amour tumultueuse avec une poétesse, Marie de Vivier, d'une vingtaine d'années de moins que lui, qui dure pendant les deux dernières années de sa vie. Il meurt en 1932 dans un hôpital, après avoir absorbé trop de somnifères.



La folie, thème important de la création d'André Bâillon, n'est pas la folie romantique et grave, ni la folie fantastique chère aux maîtres belges de ce type d'écriture. Chez Bâillon, le lecteur rencontre une folie que Daniel Laroche décrit par les termes de « modeste, limitée à la vie la plus quotidienne et aux faits les plus prosaïques »'. Vue de lïntérieur, de la Salpêtrière, la folie de l'auteur qui sy est fait interner plusieurs fois reste quand même sujette à des doutes. Les commentateurs de l'ouvre d'André Bâillon hésitent entre les diagnostics de névrose obsessionnelle et de psychose2. La névrose obsessionnelle, caractérisée par des obsessions associées à des traits psychasthéniques (tension émotionnelle, fatigabilité) est une maladie qui s'installe après 25-30 ans chez des sujets de sexe masculin ayant un caractère inhibé et perfectionniste. L'obsessionnel est souvent une personne ayant des capacités intellectuelles supérieures à la moyenne et il peut rester socialement bien adapté. La psychose se définit comme un trouble mental caractérisé par une désorganisation de la personnalité, la perte du sens du réel et la transformation en délire de l'expérience vécue.3 Le plus important biographe de l'écrivain, Frans Denissen, n'a trouvé aucun document officiel qui atteste un diagnostic quelconque.4 D'autre part, d'après les aveux de certains amis de l'auteur, Bâillon se serait interné à la Salpêtrière afin de puiser des sources d'inspiration pour son ouvre.

L'expérience du séjour en institution psychiatrique est rendue dans plusieurs textes, parmi lesquels Chalet 1, une suite de séquences cohérentes placées dans cet espace où le narrateur, alter ego de l'écrivain, s'était trouvé à côté des malades ou bien isolé dans le chalet avec le numéro 1, qui donne le titre de l'ouvre.

Chalet 1 débute par la mise en texte de l'obsession pour la purification. Le livre est dédicacé à Germaine Lievens, pianiste et exfemme du peintre Henry de Groux, avec laquelle André Bâillon a eu une liaison à partir de 1913 et pour laquelle il a quitté sa femme, Marie Vandenbergh. Les deux mots glissés après son nom, « ...et mundabor » (et je serai purifié) fixent déjà pour le lecteur le cadre d'un horizon d'attente dans lequel la souffrance et le désir presque religieux de purification seront les points d'ancrage du récit. Puis, l'exergue du premier chapitre de Chalet 1, intitulé Pour entrer en matière, constitué par une citation reprise d'un livre de Bâillon déjà paru, Un homme si simple, trace d'autres pistes d'interprétation, plutôt métatextuelles, qui montrent l'intérêt de Bâillon pour la réflexion sur récriture, intimement liée au vécu : « J'avais, moi aussi, des lettres à écrire. À Claire d'abord... »5. L'écriture envisagée dans cet exergue est pour ainsi dire dépourvue de fonction artistique, car elle sert uniquement aux besoins intérieurs du narrateur, à son réconfort psychique. Elle pourrait être vue à la fois comme un aveu ou une confession à valeur thérapeutique. Le nom de Claire revient souvent sous la plume de BaiHon. C'est un personnage récurrent, alter ego de Germaine Lievens, et elle apparaît comme une sorte d'ange gardien et de Madone protectrice pour les narrateurs de première personne, des alter ego de l'auteur.



Dans Chalet 1, le narrateur est hétérodiégétique dans le premier chapitre et homodiégétique dans les trente-deux chapitres qui suivent. Pourtant, il y a des indices textuels qui font penser à une superposition de ce premier narrateur de la troisième personne et du narrateur de la première personne qui domine le récit. André Bâillon a probablement choisi - justement pour entrer en matière - de commencer la relation du séjour à la Salpêtrière en introduisant une distance entre le narrateur qui fixe le cadre du récit et le narrateur-personnage, acteur et spectateur à la fois pendant ce laps de temps passé en institution psychiatrique, sur la longueur duquel le lecteur ne fait aucune précision.

Dès la première phrase du premier chapitre, bien que la narration soit hétérodiégétique, il y a des indices d'oralité, des répétitions, des adjectifs épithètes, des prédéterminants juxtaposés, des exclamations et une phrase interrogative à verbe à l'infinitif :



Claire est partie et ses douces mains de Claire tapent sur un piano de ces choses amusantes qui font danser les gens. Jean Martin est dans son lit. Pourquoi dormir ? (...) Michette le veille. Ah ! cette Michette et les roues, à cause d'elle, qui lui font mal dans la tête.



Les personnages et les termes présupposés connus au lecteur apparaissent aussi dès les premières pages. Michette est la fille de la femme du narrateur-personnage, Jean-Martin, et correspond en réalité à Ève-Marie Lievens. La métaphore des roues désigne les obsessions qui ont amené Jean Martin en institution psychiatrique, obsessions parmi lesquelles figure une histoire ambiguë avec sa belle-fille. Par ailleurs, le narrateur rappelle en passant également Dah, qui correspond à une belle-sour de Michette-Ève-Marie Lievens, et, sans mentionner son nom, dit « ce pauvre... (le père de MichettE) »7. À côté de l'allusion, le procédé de la citation est beaucoup employé dans le chapitre introductif Pour entrer en matière. Elle revêt la forme de syntagmes bibliques : « Jean Martin est content. Il sera parmi ses frères, « les pauvres et les humbles.



D'ailleurs, la lettre de Jean Martin, adressée à Claire et rendue typographiquement en italiques, est constituée de véritables topoï religieux, à travers lesquels Jean Martin s'identifie à Jésus, car voulant prendre sur ses épaules toutes les peines de l'humanité. Dans ce contexte, Bâillon utilise le leitmotiv et rémunération, ce qui donne au texte une tonalité incantatoire. Les termes énumérés sont écrits avec majuscule. La lettre adressée à Claire comporte deux parties, séparées par un espace blanc avec des astérisques. La première partie, dépourvue de formule d'adresse explicite, est une prière égocentrique commençant par l'appellatif Afon Dieu. Le pronom je et ses différentes formes (adjectifs pronominaux possessifS) apparaissent 14 fois en un espace de 14 lignes. La divinité y est interpellée sous deux dénominations, Mon Dieu et Seigneur, et le leitmotiv proprement dit est représenté par la phrase Je prends, Seigneur, sur mes faibles épaules la peine des.... La continuation de la prière met en jeu les ressources de l'énumération et de la répétition, surtout des adjectifs pauvre et petit. Il est intéressant d'observer que les catégories enumérées désignent différentes particularisations de l'humain, en ce quïl a de plus universel, par catégories génériques, orthographiées avec majuscule (Hommes, Enfants, MamanS) mais aussi en ce quïl a de plus particulier (ArtisteS). Une remarque s'impose à propos des adjectifs employés pour qualifier chaque catégorie énumérée. Si ce que nous avons appelé les catégories génériques ne bénéficie que de deux adjectifs qualificatifs, pauvre et petit, la catégorie particulière des artistes est paradoxale, puisque les termes qui les caractérisent, sous la plume de Jean Martin, sont pauvre, petit et grand à la fois. La phrase consacrée aux artistes est de ce point de vue un noud de paradoxes : «Je prends, Seigneur, sur mes faibles épaules, la peine des pauvres petits grands Artistes qui ne savent pas le mal qu'ils font ».



Sans précision aucune, d'une simplicité absolue, cette définition particulière de la catégorie artistique en dit long sur la conception d'André Bâillon à propos de l'artiste. Êtres contradictoires et paradoxaux, dans lesquels la grandeur et le dérisoire cohabitent, les artistes sont les auteurs d'un mal qu'ils ignorent, dirigé peut-être tout d'abord envers eux-mêmes et ensuite envers toute l'humanité éveillée par leur voix de la confortable tranquillité de l'âme.

Pourtant, dans le cas de Jean Martin, double du narrateur dans ce chapitre introductif, l'écriture semble avoir ses sources plutôt dans une sorte d'orgueil mimétique : sa belle-fille, Michette, écrit - et donc lui aussi doit écrire. Les commentaires du narrateur sur l'écriture manuscrite de Jean Martin sont importants, puisque celle-ci révèle le déséquilibre intérieur dans lequel est plongé le personnage :



Sa plume a de singuliers mouvements. Les caractères, par endroits, sont très grands : un mot couvre un feuillet. Ailleurs, ils se raidissent au port d'arme comme au passage d'un corbillard. Plus loin ils se serrent : ces lèvres ne diront pas leur secret.



La dernière partie de la phrase reste ambiguë, puisque le lecteur a du mal à interpréter l'adjectif démonstratif ces. Se rapporterait-il au narrateur du premier chapitre, Pour entrer en matière, pour jouer un rôle de cataphore ? Serait-ce un indice pour montrer que ce narrateur ne doit pas être entièrement confondu avec Jean Martin, le narrateur des chapitres suivants ? En tout cas, l'idée du non-dit et du secret qui restera scellé jusqu'à la fin est évidente.

La deuxième partie de la lettre, qui suit un espace blanc dans le texte, s'adresse explicitement à Claire et revêt également la forme dune prière, cette fois-ci une prière de pardon et de remerciements. Les adjectifs qui définissent Claire appartiennent au registre religieux. Elle est envisagée comme une sainte. Parfois certains termes sont écrits avec une majuscule (Toi, Bonté, Amour, Souffrance etc.). Celui qui écrit explique en quelque sorte à travers la lettre les motivations qui l'ont poussé à prendre ce retrait à la Salpêtrière, retrait voulu et choisi en toute liberté. A s'agit d'un besoin de purification quasiment religieux, suite à des péchés non avoués, purification qui permettra à celui qui signe la lettre de reconquérir son ingénuité et de mériter ainsi l'amour de Claire, qui prend parfois les attributs de la Vierge Marie. Une fois de plus, le vocabulaire religieux abonde : les champs sémantiques de la pureté dun côté et du péché de l'autre se constituent en axes opposés de significations. Ainsi dans un premier champ se rangent des expressions comme chère, sainte, douce et grande Claire, ton infinie Bonté, mon immortelle réalisation de la Bonté et de la Souffrance, ma pauvre et tendre Éprouvée, bénie au-dessus de toutes les femmes et de l'autre la métaphore ma pauvre guenille, désignant le corps de l'homme, le lépreux, le piètre bonhomme que j'étais, des pensées qui ont éclaboussé mon ingénuité, mon temps d'épreuve, de purification et de mortification, je m'en humilie, j'en demande pardon à la face de la Terre, des Hommes et de l'incommensurable abîme où hiit l'oil de Dieu.



Le dessein de cette épreuve de purification vise la création dune ouvre. Aucune précision n'est donnée là-dessus, sauf que cette oeuvre doit être digne de Claire, son inspiratrice et dédicataire. La lettre surprend par les ellipses dont elle est parsemée, explicites puisque dans le texte il y a des parenthèses entre lesquelles apparaît le mot illisible, en caractères maigres, alors que la lettre est écrite en italiques.

Tant la première que la deuxième partie de la lettre finissent par des phrases incomplètes et par des points de suspension : Mon Dieu, je prends sur mes faibles épaules... et Je.... Entre le fragment de lettre et la reprise de la narration à la troisième personne s'insère de nouveau l'espace blanc.

En style indirect avec des insertions de style indirect libre, le narrateur note l'abandon de l'écriture qui survient chez son personnage alter ego : « Ces lignes terminées, Jean Martin repousse loin son porte-plume, son encrier, ses paperasses. Outils abhorrés ! Il ne les reprendra plus d'ici longtemps »."

Le geste entraîne des commentaires, qui surviennent après un espace blanc, et qui mettent en évidence quelques paradoxes de l'écriture. Tout d'abord apparaît une définition ambiguë de l'écriture -Écrire, est inquiétant - puis quelques considérations métatextuelles visant la description de la nuit, dans le noir, en prétendant qu'on dort. Le narrateur, amusé, remarque : « Un auteur note : *La nuit est belle ; ma lampe, soufflée. Je dors...' Comment voulez-vous qu'il raconte ces jolies choses, s'il dort, s'il ny voit pas ?»



Pourtant, le but de cette remarque n'est nullement anecdotique. André Bâillon donne très explicitement une clé de lecture à son livre, en établissant ainsi un pacte avec le lecteur, qui doit concevoir le texte comme un discours, dans le sens très exact du terme, c'est-à-dire une écriture fortement imprégnée d'oralité et qui est envisagée comme une suite de scènes théâtrales vues à travers les yeux d'un protagoniste à qui appartient le point de vue :



Dans ce livre, Jean Martin s'exprime : Je... Et ce, en des moments où voir un porte-plume lui donnait déjà des nausées. Cela semble manquer de logique. On voudra peut-être supposer que le livre fut pensé et que le voici tel qu'il eût été écrit sans ces questions, au fond accessoires, d'encrier, de papiers et d'outils abhorrés.



Pour entrer en matière est une première couche vers le noud de significations du texte d'André Bâillon. La séquence liminaire nous offre des suggestions de lecture d'un texte qui, paradoxalement, veut se soustraire aux questions métatextuelles, accessoires et pourtant indispensables. Tout en dénonçant le péché - y compris ou surtout celui des réflexions sur l'écriture -, l'écrivain met en évidence le paradoxe de la genèse de cette écriture, un paradoxe insolvable, puisque la clé de lecture et la voie de pénétration dans l'univers fictionnel de Chalet 1 sont constituées par le jeu des signifiants, véritables nouds de cohérence intra-textuelle, considérés plutôt dans leur forme sonore, orale. De plus, l'auteur qui a lui-même traversé deux fois l'expérience de l'internement à la Salpêtrière, envisage de rendre la réalité authentique, dépourvue de commentaires, vécue dans l'hôpital psychiatrique. Les pages introductives semblent affirmer l'inutilité même du fait d'écrire, mais incluent une lettre et préparent le cadre de la narration à venir. Sans ce préambule paradoxal, qui contient en lui-même sa négation, les séquences manqueraient d'unité, car Pour entrer en matière entoure et resserre tel un ruban les épisodes qui peuvent sembler indépendants les uns des autres, pareils aux courts-métrages pris dans l'institution psychiatrique.

Le fait que le premier chapitre est signé par les initiales de l'auteur même, André Bâillon constitue une raison de plus pour le considérer comme une poétique dérobée, une clé d'accès dans l'univers particulier de cet étonnant livre paru en 1926, dédié à la Salpêtrière et aux personnages qui l'habitent.



La construction par épisodes ou séquences répond au fonctionnement de la mémoire - ce livre se veut, rappelons-nous, un livre pensé, et non pas écrit - qui garde des noyaux de sens, et non pas un continuum parfaitement cohérent et d'une chronologie sans faille d'événements enregistrés par un narrateur omniscient. C'est pourquoi la transgression du narrateur de la troisième personne au narrateur homodiêgêtique s'impose. Sauf dans la première séquence, Pour entrer en matière, la perspective narrative appartient à Jean Martin, et non plus à André Bâillon qui signe le premier épisode du livre.

La deuxième séquence, Jours troublés, débute par un passage ekphrastique, la description d'un portrait du protagoniste Jean Martin, fait par un ami du peintre. C'est un portrait réalisé « autrefois », indication qui introduit un plan temporel secondaire par rapport au présent de la narration et tertiaire par rapport au temps de l'histoire (la séquence Pour entrer en matière est chronologiquement postérieure aux événements narrés dans les trente-deux chapitres qui suivenT).



Le passé acquiert vite une étiquette : « le bon temps ». C'est pourquoi la couleur qui le définit est le rose. À cet autrefois s'oppose, deux lignes après, un autre déterminant temporel, à présent, dans lequel le narrateur imagine lui-même son portrait, en échangeant les couleurs. Les nuances qui prédomineraient devraient être plus graves - le bleu, le gris, le brun, le noir -, teintées quand même d'une légère trace lumineuse, « du bleu qui serait quand même un peu rose »14 pour la coiffure. Aux nuances graves s'ajoutent des nuances pâles de blanc pour le visage, ce qui constitue un portrait imaginaire sombre sinon cadavérique du protagoniste de Chalet 1.



L'image extérieure est redoublée d'un portrait intérieur plus complexe et plus subtil. Une synesthésie construite autour de l'image de l'ouate arrive à rendre compte de l'état intérieur du narrateur. Les perceptions semblent affaiblies, atténuées, l'esprit flotte dans une sorte de chaos où tout devient impondérable. C'est à ce moment que le narrateur reprend dans le texte la métaphore des roues, en l'explicitant à la fois : « Michette, les chats, Dah, - ces roues tournent loin, loin, ouatées de cette ouate qui me bouche les oreilles. »,5

La roue, image récurrente dans toute l'oeuvre de Bâillon, qui n'est pas sans évoquer le supplice et la douleur infligés aux torturés de jadis, représente les obsessions des narrateurs-personnages qui tournent en rond autour des idées fixes auxquelles ils ont du mal à échapper, d'autant plus qu'ils alimentent eux-mêmes ces obsessions. Intégré par Gilbert Durand dans les images du régime nocturne de l'imaginaire, cet archétype est soumis aux schèmes verbaux du verbe relier, dans le sous-groupe de revenir et recenser. Liée au passé, la roue se situe dans le tableau durandien des archétypes à côté de la croix, de la lune, de l'androgyne et du dieu pluriel16.

Toute interprétation et tout décryptage des signes se font chez les personnages d'André Bâillon de manière circulaire, comme s'ils ne pouvaient pas sortir d'un système de signes dans lequel les unités renvoient incessamment les unes aux autres. Si le médecin suggère à Jean Martin de passer l'éponge afin de guérir, Jean Martin voit immédiatement l'éponge comme une sorte d'ouate. Dans son esprit s'accomplit la littéralité de la métaphore. L'équivalence entre l'éponge et l'ouate entraîne l'esprit de Jean Martin vers le flou dans lequel toute idée tourne en rond, revenant implacablement sur elle-même. Jean Martin cherche pourtant des repères. Il y a ainsi une phrase qui revient à maintes reprises dans son esprit : « ce que j'ai dit reste dit », phrase pourtant ambiguë et qui pourrait être interprétée comme une réitération de la volonté du personnage de se faire interner à la Salpêtrière et, par conséquent, de guérir.

Les motivations qui déterminent Jean Martin à se faire interner ne sont pas explicitées. Un besoin de purification presque religieux, allié au désir de vivre parmi ses « frères pauvres » et des circonstances inconnues jamais évoquées ouvertement, à peine reconnaissables par référence aux informations bibliographiques sur l'auteur, semblent expliquer en quelque sorte son geste de se faire interner dans le célèbre hôpital parisien. Quand Jean Martin pénètre dans la Salpêtrière, il y découvre un monde des apparences, du jeu mécanique de ces êtres humains dont la plupart ne peuvent pas toujours prendre les distances par rapport à eux-mêmes et à leur conduite. Le jeu et le drame sy côtoient. Le temps, mesuré subjectivement, parfois dilaté, parfois comprimé, en fonction des événements réguliers du rituel de la vie d'hôpital, l'espace clos, plutôt protecteur qu'angoissant, les différentes figures humaines avec des traits physiques et psychologiques marqués justement par l'aliénation constituent le monde particulier de la Salpêtrière rendu par André Bâillon dans Chalet 1. Sa forme - des chapitres de petites dimensions -, sa tonalité familière et l'écriture fortement imprégnée des marques d'oralité rapprochent le texte du reportage. Sans pouvoir parler d'une épopée de la Salpêtrière, Chalet I offre une vision kaléidoscopique pittoresque de la réalité du grand hôpital psychiatrique parisien dans les années 20.



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