Essais littéraire |
Dans le désarroi de Prévost-Paradol, un homme a compté, à son insu : Henri Rochefort. Non que la dernière coqueluche de Paris fût l'ennemi de celui-là. Lors de la publication de La France nouvelle, Rochefort a complimenté sincèrement Paradol, lequel n'a aucune antipathie envers ce chroniqueur du Figaro qui s'est mis à son compte, pour lancer La Lanterne. Mais le succès foudroyant de ce périodique remet en question l'audience du libéral qui avait su censurer le régime impérial entre les lignes. Un autre ton, un autre style, fait de provocation et de violence, apparaît à la faveur de la législation sur la presse, dont Rochefort profite au premier chef, au détriment des archers modérés. Comme le note Arthur Arnould dès le début de 1867 : « La mode va changer, et il se prépare une révolution dans l'herbier de la rhétorique. Adieu, transparente allusion, et vous, fine ironie, plantes de serre chaude, que tuerait le grand air ! La saison nouvelle demande des plantes plus robustes . » La comparaison entre Paradol et Rochefort est largement favorable au premier. Même un républicain comme Pcyrat en convient : « M. de Rochefort n'a jamais, même dans le onzième numéro de La Lanterne, rien écrit de plus vif, de plus direct, de plus outrageant que le fameux article du palefrenier2. » Mais le public ne se pose pas en arbitre des élégances : Prévost-Paradol restant fidèle à son style, on lui préfère le moderne Rochefort. D'origine noble, Victor-Henri, fils de Claude-Louis de Rochefort de Luçay, est petit-fils d'un marquis ruiné par la Révolution et les assignats. Il est né en 1831 d'une mère roturière, fille d'un soldat de l'An II, et d'un père qui a fait bouillir la marmite en composant des pièces de vaudeville. Élève au collège Saint-Louis, rue de La Harpe, à Paris, Victor-Henri s'est fait des convictions républicaines lors de la révolution de 1848, en entraînant la révolte de son collège, puis, lors du 2 Décembre 1851, en prêtant la main à la construction d'une barricade. Renonçant à faire sa médecine comme son père le souhaite (il s'évanouit à la vue du sanG), il connaît la bohème : répétiteur, pique-assiette, mi-greluchon mi-gigolo3, compositeur de pièces de boulevard, avant de décrocher à vingt et "un ans une place de rond-de-cuir à l'Hôtel de Ville, au Bureau des brevets d'invention. Salaire chiche, mais horaires souples qui lui permettent de déposer sa prose dans quelques feuilles, écrire un roman léger, La Marquise de Courcelles... Père d'une fille, Noémie, née en 1856 de sa compagne Marie Renauld, il place des piges à droite et à gauche. Une vie assez semblable à celle de Jules Vallès, son cadet d'un an, avec lequel il fonde, du reste, un petit journal indépendant, La Chronique parisienne, dans le genre échotier, parisien, boulevardier. L'affaire fait long feu. Chargé d'une famille agrandie par la naissance en 1859 de son fils Henri, Rochefort émarge désormais au Charivari, à côté des caricaturistes Cham et Daumicr, puis au Nain jaune, tout en continuant à fournir le vaudeville de ses ouvrettes sans conviction. Il en est là, lorsqu'un grand de la presse parisienne, Villemessant, directeur du Figaro, devenu bihebdomadaire avant d'être quotidien en 1866, et où signent entre autres Edmond About et Alexandre Dumas, lui propose une chronique. La chronique de Rochefort au Figaro attire l'attention des lecteurs et la foudre des censeurs ; elle lui vaut aussi quelques duels où l'on s'égra-tigne au nom de l'honneur. Une de ses audaces est de porter le dernier coup en 1865 au duc de Morny, protecteur de Villemessant à la Cour impériale, dont la faiblesse a été de publier une petite pièce peu de temps avant sa mort. Le culot paie. Débauché un moment par Millaud, directeur du Soleil, qui lui offre de bien meilleures conditions financières, Rochefort change d'employeur. Assez fier de ses chroniques, il en publie un recueil en 1866 sous le titre: Les Français de la décadence. Barbey d'Aurevilly, la plume généralement trempée dans le vitriol, consacre à Rochefort un article d'une indulgence qui ne lui est pas coutumière : « Je sais bien, écrit-il, que Y Histoire [sic] des Français de la décadence est un titre plus grand que le livre qui ose le porter, mais en somme il y a dans ce livre un aigu de regard et un nerveux de poignet que rien n'a faussé ni fait faiblir. Il y a, sous la pantomime, fort bien exécutée, de ces coups de cravache impitoyablement et froidement appliqués à toutes les vanités et les avidités ambiantes, par ce jeune chroniqueur qui ne se contente pas de raconter, mais qui châtie, un faire de moraliste en germe, de moraliste pour plus tard... » Sur le papier ou sur le pré, Rochefort charge. Au début de 1867, une insolence contre la mémoire de Jeanne d'Arc lui vaut une réplique de Cassagnac, défenseur des gloires nationales, dans Le Pays, organe du bonapartisme autoritaire, qu'il dirige avec des mots sonores. Se jugeant offensé, Rochefort provoque son confrère en duel, au pistolet. En apprenant la nouvelle, Prévost-Paradol confie à Ludovic Halévy : « Ah ! mon cher, si cet excellent Rochefort pouvait tuer ce fils de chien, comme disent mes amis d'Egypte, et si Guéroult pouvait se trouver derrière ! » (1er janvier 1867). Il ne faut pas rêver : c'est Rochefort qui, sous la neige, est légèrement blessé. Revenu au Figaro en 1867, après l'échec du Soleil, Rochefort s'occupe alors plus directement de politique, avec la bénédiction de Villemessant. Mais, réprimandé par le pouvoir, le directeur du Figaro se voit contraint de se débarrasser de son bretteur émancipé. A trente-sept ans, père désormais de trois enfants, Rochefort est de nouveau au pied du mur. C'est alors que, sur le conseil d'un ancien collaborateur du Charivari, Pierre Véron, il se lance dans une entreprise très risquée, mais garantissant son indépendance : la création d'une feuille dont il serait le seul rédacteur. Émoustillé, il conçoit un magazine de 64 pages, aux dimensions d'un simple carnet, sous couverture rouge orangé, et ayant pour titre La Lanterne - au double sens du mot : éclairer et punir. D'emblée, le ministère de l'Intérieur lui refuse l'autorisation de paraître, mais Rochefort peut bientôt s'en passer grâce à la loi sur la presse de 1868. Il lui faut néanmoins un capital pour le cautionnement, la fabrication, la diffusion de l'hebdomadaire... Villemessant et son associé Dumont du Figaro y pourvoient, en se faisant commanditaires de La Lanterne. Le numéro 1, prévu pour le 30 mai 1868, est annoncé par voie d'affiches ; un premier tirage de 15 000 exemplaires est fixé par l'imprimeur Dubuisson. Rochefort, assez peu sûr de lui en relisant sa prose, est pris de panique : n'allait-on pas sombrer dès l'appareillage ? Vallès brosse son portrait dans Le Figaro : « Eh bien ! mon cher Rochefort, vous allez fonder La Lanterne ; après avoir été longtemps sous le chapeau des autres, vous allez avoir votre chapeau à vous, un chapeau neuf fait exprès pour vous et à votre tête. » Drôle de tête d'ailleurs : un front énorme et qui ressemblerait à un front d'hydrocéphale s'il n'était carré et aplati aux tempes : signe particulier des siffleurs. serpents et pamphlétaires ; un nez dur comme un bec, les pommettes des joues saillantes, la bouche coupée par un canif, le menton tant soit peu en galoche, mais où la barbiche pointe comme un fer de toupies, une peau pâle couleur de pierre, et tachée, comme un plâtre écaillé, de trous que la petite vérole a creusés. Sur cette tête-là, des cheveux drus, droits et noirs comme un bonnet à poil hérissé par l'électricité ; ah ! vous avez l'air d'abord cocasse et fatal ! » La récente loi sur la presse permet la naissance de 140 journaux nouveaux à Paris en un an, la plupart de l'opposition. Nombre d'entre eux périront faute de lecteurs. Le sort de La Lanterne est tout autre. La sortie du numéro 1, le samedi 30 mai 1868, constitue un événement dans l'histoire de la presse et de la politique. Ce jour-là, l'imprimeur de Rochefort a du mal à répondre à une demande de 120 000 exemplaires. « Il faut que le gouvernement soit tombé bien bas, écrira Allain-Targé, pour qu'un tel succès soit possible6. » A lire aujourd'hui La Lanterne, on reste assez confondu par l'engouement qu'elle a provoqué. Il est vrai que la première phrase de Rochefort est restée comme un éclatant lever de rideau : « La France contient, dit L'Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » Le reste est plutôt à l'aune des grosses plaisanteries, par exemple : « Comme bonapartiste, je préfère Napoléon II ; c'est mon droit. J'ajouterai même qu'il représente pour moi l'idéal du souverain. Personne ne niera qu'il ait occupé le trône, puisque son successeur s'appelle Napoléon III. Quel règne, mes amis ! quel règne ! Pas une contribution, pas de guerres inutiles... ; pas de ces expéditions lointaines dans lesquelles on dépense six cents millions pour aller réclamer quinze francs, pas de liste civile dévorante, etc. Oh ! oui, Napoléon II, je t'aime et je t'admire sans réserve... Qui donc osera prétendre maintenant que je ne suis pas bonapartiste ? » La Lanterne plaît parce qu'elle éclaire librement, après des années de surveillance et de censure ; elle plaît aussi parce qu'elle est écrite au goût du jour, dans l'esprit boulevardier qui annonce celui des chansonniers. Mieux que les pensums des journaux démocratiques, l'hebdomadaire de Rochefort, primesautier, féroce, et vulgaire, élargit le public bien au-delà des abonnés ordinaires des journaux politiques. Il se passe un peu avec Rochefort ce qui s'était passé avec Béranger : les contemporains ont tendance à surestimer son talent parce qu'il est le porte-voix d'une opinion aspirant à la liberté d'expression dans un régime autoritaire ou semi-autoritaire. La blague est plus efficace que la dissertation. Le gouvernement, conscient du danger, interdit la vente de La Lanterne sur la voie publique. Mal lui en prend : La Lanterne n'en est que plus désirée. Le deuxième numéro est tiré à 150 000 exemplaires. Le lecteur s'enchante de lire : « Tant que plusieurs de nos dignitaires toucheront systématiquement deux cent cinquante à trois cent mille francs par an ; »Tant que M. Rouher soutiendra systématiquement que l'expédition du Mexique est la plus grande pensée du règne (pas du règne de Maxi-milien, bien entendU) ; » Tant que les choses enfin me paraîtront marcher systématiquement mal, je répéterai systématiquement qu'elles ne vont pas bien. » L'investissement de Villemessant et de Dumont se révèle d'un excellent rapport : La Lanterne marche, La Lanterne brille, La Lanterne rapporte gros. Le gouvernement s'énerve et prépare un piège. Le ministre de l'Intérieur adresse un communiqué à insérer d'urgence dans l'hebdomadaire alors même qu'il est sous presse. Devant ce qu'il appelle abusivement un « refus d'obtempérer », il fait saisir le numéro et engage des poursuites. Rochcfort réplique dans le numéro suivant : « Après m'avoir interdit la voie publique, dont il a fait audacieusement sa voie privée, après avoir lâché sur mon nom, sur ma réputation et sur ma famille ce qu'on a pu trouver de plus bourbeux dans la basse police, le ministère en est aujourd'hui à essayer de m'étouffer sous la couche épaisse de ses communiqués. » La partie de bras de fer est engagée entre la police politique et Roche-fort. On fait circuler des rumeurs sur son compte ; un méchant libelle, Le Cas de M. Rochcfort, le fait passer pour un fils et un père indignes. Ayant souffleté l'imprimeur du pamphlet, il est condamné à 4 mois de prison ferme. Se pourvoyant en appel, Rochefort contre-attaque dans le n° 11 de sa Lanterne. Un commissaire de police vient transmettre un ordre de saisie aux bureaux du journal rue du Coq-Héron, où se tient l'atelier de l'imprimeur Dubuisson. Celui-ci, qui s'y attendait, réussit à dissimuler le plus gros du stock, bientôt écoulé sous le manteau. Nouveau procès. En l'absence de l'intéressé, la 6e chambre condamne Rochefort à une année d'emprisonnement et 10 000 francs d'amende. Encouragé par Villemessant, il file alors en Belgique, pour y continuer La Lanterne. Sitôt descendu à l'hôtel de Flandres à Bruxelles, Rochefort est invité par Victor Hugo, qui y séjourne alors. Il note dans ses Choses vues : « Rochefort est à Bruxelles. Je lui offre l'hospitalité. Rochefort est venu. Il dîne avec nous. [...] Je lui montre sa chambre. Il viendra l'occuper s'il est inquiété. Il viendra tous les jours dîner avec moi, avec ses deux enfants, qu'il attend après-demain à Bruxelles8. » Ce passage est du 11 août. Le 27, Adèle Hugo, la femme du poète, meurt d'une attaque d'apoplexie. Rochefort, présent aux funérailles, le lendemain, propose son bras à Hugo. De son exil, il rédige et publie La Lanterne. Les numéros, imprimés en Belgique, passent en France en contrebande ; l'un des moyens les plus pittoresques étant de faire mouler des bustes de Napoléon III en plâtre, dont la partie creuse est remplie d'exemplaires de La Lanterne - jusqu'au jour où l'un de ces bustes brisé par une chute révèle son précieux contenu à la police des frontières. En septembre, Henri Rochefort est pour la énième fois provoqué en duel, cette fois par Ernest Baroche, fils du garde des Sceaux - un fils dont il a flétri les « basses La Lanterne s'éteint doucement en Belgique, mais Rochefort est sollicité par un ancien proscrit, Albert Barbicux, rentré en France depuis l'amnistie, qui lance un journal démocratique. Le Rappel. Hugo promet d'y publier en feuilleton ses futures ouvres ; Rochefort accepte d'envoyer trois articles par semaine. Le numéro 1 du journal paraît le 5 mai 1869, une quinzaine de jours avant le premier tour des élections législatives. Rochefort, toujours à Bruxelles, est désigné candidat de l'opposition dans la 7e circonscription de la Seine (le Ve, le XIVe et une partie du XIII arrondissement de PariS). Mais, face au candidat bonapartiste, il y a déjà deux autres candidats de l'opposition, tant celle-ci est divisée : Jules Favre, avocat républicain modéré, député sortant, représentant l'opposition libérale, et, sur sa gauche, le fouriériste Félix Cantagrel. Lui-même est le candidat des républicains radicaux. Les modérés, menés par Ernest Picard, Jules Simon et Jules Favre, s'expriment dans L'Électeur libre, fondé en 1868. Partisans du régime parlementaire, défenseurs des libertés, mais très défiants face aux révolutionnaires, certains d'entre eux souhaitent que le régime se vide de son caractère césarien, grâce à quoi ils pourraient s'y rallier - comme l'a fait Emile Ollivier. Les radicaux, eux -Jules Ferry, Jules Grévy, Léon Gambctta en tête -, s'affirment «irréconciliables» : ils s'interdisent tout ralliement à l'Empire, quelle que soit son évolution. Leur ligne n'est pas sans ambiguïté, comme l'atteste le double discours de Gambetta, candidat à Belleville et à Marseille. Dans la ville phocéenne, ménageant la bourgeoisie, il déclare aux électeurs : « Je tiens à prouver l'alliance intime de la politique radicale et des affaires. » A Paris, il formule un « Programme de Belleville », qui devient la charte du parti républicain ; il y inscrit la fin des armées permanentes, la séparation de l'Église et de l'État, l'instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, la nomination des fonctionnaires par élection, la fin de l'antagonisme social par l'application des principes de justice et d'égalité sociale... Plus à gauche qu'eux, l'opposition révolutionnaire se répartit en plusieurs groupes, anciens quarante-huitards, néoproudhoniens, internationalistes, blanquistes - ces derniers sont, derrière la haute figure d'Auguste Blanqui, « l'Enfermé », quelques centaines au plus, mais ardents, résolus, prêts à en découdre, au sein d'une organisation de type militaire, décidée à abattre le régime par le coup de force. Blanqui les chauffe par ses écrits sulfureux, dont une espèce de manuel d'insurrection dont les copies circulent clandestinement. Instruction pour une prise d'armes : « Des milliers de jeunes gens instruits, ouvriers et bourgeois, frémissent sous un joug abhorré. Pour le briser, songent-ils à prendre l'épée ? Non ! la plume, toujours la plume, rien que la plume. Pourquoi donc pas l'une et l'autre, comme l'exige le devoir d'un républicain ? En temps de tyrannie, écrire est bien, combattre est mieux, quand la plume esclave demeure impuissante. Eh bien, point ! On fait un journal, on va en prison, et nul ne songe à ouvrir un livre de manouvres, pour y apprendre en vingt-quatre heures le métier qui fait toute la force de nos oppresseurs, et qui nous mettrait dans la main notre revanche et leur châtiment. » Rochefort, qui, plus tard, sera très proche des blanquistes, pourrait se reconnaître dans ce portrait de l'opposant de plume, rien que de plume. Du moins a-t-il accepté d'entrer dans la bataille électorale, sous les auspices du comité radical. Représenté en raison de son absence de Paris par un avocat, Me Delattre, il est soutenu de loin par Barbes - exilé à La Haye après sa libération de Belle-Ile en 1854 -, par Hugo, par Garibaldi, et bon nombre de proscrits. Finalement, le premier tour dans la 7e circonscription de la Seine, le 23 mai 1869, se termine par un ballottage : 1. Favre (12 000 voiX). 2. Rochefort (10 000). 3. Cantagrel, le socialiste (7 300). 4. Savait, le bonapartiste (4 500 seulemenT). Au second tour, le 7 juin, Favre l'emporte par plus de 18 000 voix, tandis que Rochefort est battu avec près de 15 000 suffrages, malgré le désistement en sa faveur de Cantagrel. Mais les choses n'en restent pas là, car Gambetta, doublement élu, à Belleville et à Marseille, choisissant la circonscription méridionale, laisse vacante celle de Paris (la lre, des Épi-nettes au Père-Lachaise, la circonscription la plus populaire de PariS). A Bruxelles, Rochefort reçoit une adresse des électeurs de la lre circonscription : « Citoyen, un nom seul, le vôtre, manque aujourd'hui à la liste de la revendication. Nous réparerons la faute qui a été commise, et nous, qui avons nommé l'irréconciliable Gambetta, nous rappellerons en France, de par nos votes, l'irréconciliable Rochefort. » Incontinent, Rochefort se lance dans cette nouvelle bataille. Il décide de revenir en France pour la campagne électorale. Arrêté un moment à la frontière, il obtient un sauf-conduit d'un ministère de l'Intérieur qui juge sa présence à Paris moins dangereuse qu'une arrestation... Trop tard. Le bruit de son arrestation court déjà Paris comme une traînée de poudre : tous les candidats d'extrême gauche se désistent en sa faveur. Le voici à Paris. Le lundi 8 novembre, il tient réunion, rue Doudeauville, devant 4 000 électeurs enthousiastes. S'il est élu, il siégera, dût-il la mort dans l'âme prêter serment ; il accepte le principe du mandat impératif, celui d'un programme préétabli avec l'accord des électeurs. Cette fois, il a contre lui, outre l'inévitable candidat bonapartiste, qui n'a aucun poids dans l'Est parisien, Hippolyte Carnot en personne. Rochefort l'emporte avec 4 500 voix d'avance sur Carnot. Le voilà député. Les élections de 1869 constituent un sérieux avertissement pour l'Empire. Certes, le mode de scrutin ne permet pas aux républicains d'entrer en force au Corps législatif - où ils ne sont qu'une trentaine, mais la progression des voix est inquiétante pour les Tuileries : en 1863, l'opposition a recueilli 2 millions de voix, contre 5 280 000 aux candidats du gouvernement. En 1869, l'écart diminue sensiblement: 3,3 millions de voix contre 4,6 millions. Les frères Goncourt observent cette marée démocratique avec acrimonie : « Les élections ? Eh bien quoi ? C'est le suffrage universel tout brut. Après de si longs siècles, une si lente éducation de l'humanité sauvage, revenir à la barbarie du monde, à la victoire de l'imbécillité des multitudes aveugles9 ! » Pour Emile Ollivier : « Quelque chose était irrévocablement mort ce jour-là, et ce n'était pas l'Empire [...], mais l'Empire autoritaire. » Tous les amis des Goncourt n'ont pas la même attitude. Ainsi Ernest Renan s'avise de ralentir ses travaux savants pour offrir ses lumières au Corps législatif. Ami de la liberté mais non républicain, il se reconnaît dans ce tiers parti en voie de formation, qui soutient l'évolution libérale et parlementaire du régime, à la fois contre les bonapartistes « autoritaires » et contre les républicains « irréconciliables ». Il se présente à Lagny, dans la circonscription de Meaux, soutenu par L'Empire libéral ; ses discours de campagne tournent autour de deux thèmes principaux : la question romaine et la séparation de l'Église et de l'État. Il n'arrive que 3e au premier tour, derrière le candidat radical Paul de Jouvenel (8 600 voiX) et le candidat officiel qui le distance de très peu (6 621 contre 6 010). Il est définitivement battu au second tour par Jouvenel. Flaubert, en train de corriger son dernier roman, L'Éducation sentimentale, grand admirateur de Renan, n'en partage pas moins le dédain des Goncourt pour l'« agitation électorale » : « Mon ami Renan, écrit-il le 24 juin à George Sand, n'a gagné à sa candidature que du ridicule. C'est bien fait. Quand un homme de style s'abaisse à l'action, il déchoit et doit être puni. Et puis, est-ce qu'il s'agit de Politique maintenant ! Les citoyens qui s'échauffent pour ou contre l'Empire ou la République me semblent aussi utiles que ceux qui discutaient sur la grâce efficace, ou la grâce efficiente. Dieu, merci, la politique est morte, comme la théologie ! Elle a eu trois cents ans d'existence, c'est bien assez ! » L'abstentionnisme de Flaubert devient un dogme, mais il n'y sera pas toujours fidèle, comme nous le verrons. Pour l'heure, à défaut de Renan et des autres grands esprits, Rochefort démontre que le cadavre de la politique bouge encore. A nouveau combat, nouveau journal ! Il fonde La Marseillaise, dont le premier numéro sort le 19 décembre 1869, et où viennent le renforcer Jules Vallès, Hippolyte Lissagaray, Gustave Flourens, Benoît Malon, Paschal Grousset, Raoul Rigault..., les radicaux voisinant avec les révolutionnaires. Il fait son entrée dans un Corps législatif profondément rénové par les élections : on y dénombre, outre la trentaine de députés républicains, une quarantaine de monarchistes. Toutes les grandes villes ont choisi des candidats en majorité opposés à l'Empire ; Paris n'a élu, à l'exception de Thiers, que des députés républicains. L'opposition n'est pas seulement dans les urnes, mais dans la rue, sur le carreau des mines. Une grève à La Ricamarie, près de Saint-Étienne, entraîne un affrontement des grévistes avec la troupe : 13 morts. Scénario analogue dans les mines d'Aubin, quelque temps plus tard : 14 tués. Le pays flambe, la révolution menace. Le régime, sentant qu'il faut changer le cours des choses, accentue sa tendance au régime parlementaire, afin de se concilier un certain nombre de libéraux, et confie la présidence d'un nouveau gouvernement à Emile Ollivier. Napoléon III l'a préféré à d'autres, parce que ce transfuge est isolé, sans troupes, donc plus contrôlable. Vaine manouvre : dès le mois de janvier 1870, Paris connaît la fièvre, avec ce qu'on appelle l'affaire Victor Noir. Une affaire passablement compliquée qui met d'abord en cause Pierre Bonaparte. Fils d'un second lit de Lucien Bonaparte et cousin de Napoléon III, ancien député de gauche à la Constituante de 1848, rallié au régime, exclu de l'armée, tenu à distance par l'empereur mais pensionné par lui, il a d'abord maille à partir avec un journal corse, La Revanche, et avec son correspondant à Paris, Paschal Grousset, collaborateur de Rochefort à La Marseillaise. A la suite d'une lettre d'insulte rédigée par Pierre Bonaparte et publiée dans L'Avenir de la Corse, un duel est décidé entre lui et Grousset. Entre-temps, un article de La Marseillaise, signé par Ernest Lavigne, mais où Pierre Bonaparte croit reconnaître le style d'Henri Rochefort, prend parti sur le ton : « Grattez un Bonaparte, vous trouverez une bête féroce. » Bonaparte le cousin provoque alors, le 9 janvier, le patron de La Marseillaise : « Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine... » Le 10 janvier, les témoins de Rochefort, Jean-Baptiste Millière et Arthur Arnould, se rendent chez le prince Bonaparte à Neuilly, mais ils y sont devancés par les témoins de Grousset, Victor Noir et Ulric de Fonvielle, tous deux de La Marseillaise. Selon les règles, ils devraient rencontrer les témoins du protagoniste et non celui-ci ; de surcroît, ils ne devraient pas être armés. Que se passe-t-il ? Les versions divergent. Une querelle éclate, Pierre Bonaparte reçoit un horion, dont un médecin et un brigadier constateront la marque sur sa joue, tandis que Victor Noir reçoit, lui, de la main princière une balle de pistolet mortelle. Fonvielle, visé à son tour, prend la fuite. La dépouille de Noir est alors transportée chez son frère, à Neuilly. La nouvelle fuse. Rochefort est alors au Corps législatif, où viennent l'informer Millière et Arnould. Rentré dans les bureaux de La Marseillaise, le polémiste compose un article qui le lendemain embrasera Paris : « J'ai eu la faiblesse de croire qu'un Bonaparte pouvait être autre chose qu'un assassin ! J'ai osé m'imaginer qu'un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d'usage. Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd'hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte. Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu'en voilà assez ? » L'émotion causée par le meurtre de la rue d'Auteuil, Prévost-Paradol en donne la mesure dans un article pour le Times, où il n'hésite pas à écrire que « le spectacle d'un Bonaparte abattant un républicain et attendant de toute évidence Rochefort, avec un pistolet dans la poche, a produit plus d'effet sur l'esprit public que dix-huit ans de paroles et d'écrits contre le système impérial " ». terpelle Emile Ollivier à la Chambre, réclame un procès ordinaire avec jury populaire, se demande « si nous sommes en présence des Bonaparte ou des Borgia » ; le président Eugène Schneider le rappelle à l'ordre, au milieu des cris et des exclamations. Mais l'indignation enfle dans les rues et les cafés, des numéros de La Marseillaise, échappant à la saisie, ont été distribués ; des délégations se rendent à Neuilly, où repose la dépouille de Victor Noir. Les obsèques risquent d'être l'occasion d'une formidable mobilisation du parti républicain et révolutionnaire. Mais la police veille à les détourner de la capitale : le cortège ne pourra se former qu'à Neuilly, où se fera l'inhumation. Ce qui est aussi le vou de la famille, conseillée par Rochefort. A Paris, l'état d'urgence est décrété, le cimetière du Pcre-Lachaise verrouillé. Les meneurs du parti révolutionnaire, Gustave Flourcns et Raoul Rigault en tête, veulent saisir l'occasion pour marcher sur Paris et abattre le régime. Rochefort garde la tête froide, refuse le bain de sang inévitable. Drôle de Rochefort, tout de même, qui allume volontairement un incendie pour l'éteindre à toute force. Jules Vallès, qui, dans L'Insurgé, nous donne un récit très enlevé des obsèques de Victor Noir, suivies par une foule estimée entre 80 000 et 200 000 personnes, décrit ainsi l'attitude de Rochefort : « A un moment, on est venu me prendre dans mon groupe. » "Rochefort est en train de s'évanouir. Allez voir ce qu'il devient... lui arracher le dernier mot d'ordre." »Je l'ai trouvé, pâle comme un mort, assis dans l'arrière-boutique d'un épicier. » "Pas à Paris", a-t-il dit en frissonnant. » Au-dehors, on attendait sa réponse. Je me suis juché sur un tabouret et je l'ai donnée, telle quellel2. » Couardise ou sens des responsabilités, Rochefort évite le pire, mais restera en délicatesse avec un certain nombre de révolutionnaires qui ne lui pardonneront pas son coup de frein de Neuilly. Ainsi Gustave Flou-rens, qui démissionne de La Marseillaise. Heureusement pour Rochefort et sa réputation mise en péril dans les rangs de l'extrême gauche, le gouvernement, dès le 13 janvier 1870, passe à la contre-attaque. La demande d'Emile Ollivier de poursuivre Rochefort en justice est acquise : il ne manque qu'une trentaine de voix à la mise en accusation. Ollivier se montre décidé à s'opposer à toute nouvelle «journée » et à punir les instigateurs de troubles. L'immunité parlementaire de Rochefort ayant été levée, celui-ci est appelé à comparaître le 22 janvier devant la 6e chambre correctionnelle. Absent à l'audience, il est condamné à 6 mois de prison et à une amende de 3 000 francs pour incitation à la révolte et manque de respect au chef de l'État. Dénoncé par la gauche parlementaire, lâché par la gauche révolutionnaire, Henri Rochefort se refait une réputation sur le dos du tribunal qui le condamne, cependant que son adversaire, le prince Pierre-Napoléon Bonaparte est acquitté par la Haute Cour (un procès civil le condamnera simplement à verser à la famille de la victime 25 000 francs de dommageS). Détenu à la prison Sainte-Pélagie, Rochefort continue à inspirer La Marseillaise, où il signe Henri Dangerville des articles que son fils Octave (huit anS) vient lui prendre à la prison pour les porter au journal. Une pétition en faveur de sa libération circule, lancée par Victor Hugo, qui lui manifeste son soutien dès le 10 février de Guernesey : » Mon cher Henri, Je vous ai écrit plusieurs fois, je doute que mes lettres vous soient parvenues. Je fais celle-ci pour qu'elle arrive. Étant à l'image de l'Empire, elle passera, je l'espère. » Vous voilà en prison. J'en félicite la révolution. Votre popularité est immense, comme votre talent et votre courage. Tout ce que je vous avais prédit se réalise. Vous êtes désormais une force de l'avenir. Je suis, comme toujours, profondément votre ami, et je vous serre la main, cher proscrit, cher vainqueur. Victor Hugo. » La victoire de Rochefort, non plus que celle des républicains, n'est pourtant pas encore avérée. Car, ce qui se passe après les élections de 1869, c'est une manière de révolution tranquille, la fin assurée de l'Empire autoritaire, la mise en route d'un Empire parlementaire dont l'évolution libérale peut remettre aux calendes grecques la résurrection de la République. Emile Ollivier, appuyé sur la conjonction des centres, à la fois contre les tenants de l'autorité, dont le chef est Rouher, et contre les républicains, ne disposant que d'une trentaine de sièges, propose de nouvelles réformes, qui consacrent le droit parlementaire, et organise la vie politique dans un système d'équilibre des pouvoirs, fort semblable à une République libérale et parlementaire, où le chef de l'État serait empereur et non président de la République. Le sénatus-consulte qui détaille ces réformes, Emile Ollivier et Napoléon III ont l'idée de le faire approuver par le suffrage universel. Dans ce projet de plébiscite, leurs motivations divergent. Ollivier a la volonté d'associer le peuple souverain aux réformes qu'il a lancées ; l'empereur, lui, entend assurer sa succession dynastique. Après le vote par le Sénat du sénatus-consulte, le 20 avril 1870, Napoléon III convoque les électeurs pour le dimanche 8 mai afin de ratifier ce texte. La proposition est simple : « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution de 1860 par l'Empereur, avec le concours des grands corps de l'État, et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril 1870. » Le décret est accompagné d'une proclamation : «En apportant au scrutin un vote affirmatif, vous conjurerez les menaces de la révolution ; vous assoirez sur des bases solides l'ordre et la liberté, et vous rendrez plus facile, dans l'avenir, la transmission de la couronne à mon fils. Vous avez été presque unanimes, il y a dix-huit ans, pour me confier les pouvoirs les plus étendus ; soyez aussi nombreux aujourd'hui. » La question est un piège pour les républicains. La Marseillaise se prononce pour une « abstention active », c'est-à-dire constatée par le retrait de la carte électorale. Mais l'unité fait défaut aux républicains : ils ne peuvent ni approuver l'Empire, ni désapprouver les réformes dans le sens libéral et parlementaire. Les voilà divisés, incapables de produire un Manifeste commun. Les libéraux aussi. Ceux-là souhaiteraient, à l'instar de Rémusat, un succès du oui tempéré par une bonne opposition de non : oui aux réformes, non au régime impérial. Les premiers résultats atterrent la Cour, ce sont ceux de Paris, où les non l'emportent ; c'est aussi le cas à Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse. Cependant, quand le résultat final est connu, le sourire revient aux lèvres de Napoléon III et d'Eugénie : 7 350 000 oui, 1 540 000 non ; il y a environ 1 900 000 abstentions. Deux départements seulement ont voté non, la Seine et les Bouches-du-Rhône. Victoire évidente pour l'Empire, après la déconvenue des élections de 1869. A Paris même, pourtant hostile, on constate un déplacement d'une soixantaine de milliers de voix par rapport aux votes de gauche aux législatives de 1869. C'est en grande pompe que les résultats sont proclamés par Napoléon III, dans la salle des États du Louvre, le 21 mai. La gauche républicaine retombe à pied d'ouvre. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.