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Essais littéraire

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BAUDELAIRE - sentiment de culpabilité






Comme ce fut le cas pour un saint Augustin ou un Pascal, Baudelaire, dès le début, se sent profondément affecté par le sentiment de culpabilité qui afflige tous les hommes. Prendre conscience de sol, pour lui, c'est immédiatement prendre la conscience la plus vive d'une indignité qui est générale, mais que le poète ressent avant tout comme une tare personnelle. Moi, Baudelaire, je me découvre, avec une profonde répulsion, rejeté, refoulé à une distance infinie de celui de qui je suis justement séparé par une extrême disgrâce; En face de la Divinité je me perçois à la fois dans la présence et dans l'absence. Dans la présence, puisque je suis sa créature et me reconnais comme tel; dans l'absence aussi, puisqu'elle m'a chassé de sa vue. Telle est ma situation initiale. Plus je persiste à lever les yeux vers celui dont mon sort dépend, et plus je sens honteusement ce qui me sépare de lui. Voilà ma situation. C'est celle d'une distanciation absolue vis-à-vis de l'Etre dont il me serait le plus nécessaire de me sentir proche. Cette mise à distance est bien pire qu'une séparation ordinaire. C'est l'expérience d'une chute.



Ainsi peut-on résumer la sorte de relation - ou plutôt d'absence de relation -, que Baudelaire, dès le début, reconnaît entre Dieu et lui-même. Relation magique, négative, insupportable à celui qui la subit, puisqu'elle est la conscience de la distance punitive qui s'est installée et qu'il voit toujours s'aggraver entre lui et l'Etre dont il a été contraint de s'éloigner. Relation de sécession, de dissociation, d'arrachement même, et surtout de chute constante. Loin d'être simplement quelque sentiment de regret, dont le souvenir s'affaiblirait dans la distance, la chute est une réalité mystérieusement active, encore que négative, qui travaille à vif en nous, en nous interdisant de guérir nos plaies et de nous rapprocher du lieu céleste, maintenant clos pour nous et de plus en plus hors de portée. Elle est donc continuellement active et aggravée. Elle menace d'être sans fin et sans recours. Elle entraîne les êtres qui en sont victimes dans un lieu indéfini que le poète qualifie de bourbeux et de plombé, et où, dit-il, « nul oil du ciel ne pénètre ».

Le curieux pessimisme avec lequel Baudelaire traite de la chute des hommes et l'assume pour sienne, entraîne des conséquences fort graves pour ceux qui s'y trouvent sujets. Nous ne saurions les énumérer toutes. Contentons-nous de remarquer qu'une de ces conséquences, et même, pour ceux qu'elles concernent, la pire de toutes, c'est l'impossibilité de définir précisément ces conséquences. Conséquences redoutables en raison du fait qu'elles concernent essentiellement l'indéfinissable. Peut-être s'agit-il d'une chute sans fin, comme celle du Fils de l'homme dans le poème de Milton. Chute jamais arrêtée ou ralende, enfoncement graduel de l'homme dans un milieu de plus en plus sombre, où rien de positif ne peut être identifié, et qui, en agrandissant démesurément la distance qui le sépare du point de chute, rapproche l'être en train de tomber d'une région de ténèbres qui ne peut que se refermer sur lui.



Telles sont les sombres vues que forme le poète sur un sort dans lequel il se trouve déjà profondément engagé. Au bout, qu'y a-t-il ou qu'y aurait-il ? Peut-être rien. Peut-être le Rien. Cette menace du Rien est toujours présente à Baudelaire, comme celle d'un gouffre où l'être peu à peu s'enfonce et se trouve absorbé. Il s'y perd lui-même de vue : « Il lui semblait, écrit-il en décrivant un de ces reflets de lui-même, qu'il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière. » Ailleurs, il parle d'un abîme « béant, profond comme le vide ». Au fond, ce qu'il conçoit, l'emportant lui, ou son personnage, dans sa chute, c'est un mouvement descendant se poursuivant à perte de vue, dans une espèce d'éternité, mais d'une éternité sans forme, inverse de l'éternité divine. En revanche, d'autres fois, Baudelaire imagine un terme moins indéfini à cette course descendante. Il le voit sous la forme, non exactement de l'enfer dantesque, mais d'une région ténébreuse où régnent ce qu'il appelle « les limbes insondés de la tristesse », ou, parfois encore, « le fond des ténèbres ». Quel est ce fond ? Est-il réellement ou figurativement déterminable ? Rien n'y vit, sans doute, sauf la pensée du voyageur perdue dans sa rêverie ou figée dans l'épouvante ? Que peut-il encore percevoir ? Le noir, le vide, le néant ? Mais est-ce là le point final de la chute ?

Si nous nous sommes quelque peu étendu sur ce tableau apparemment terminal, ce ne serait pas toutefois pour qu'il nous apparaisse comme l'aboutissement logique du négativisme baudelairien. Ce serait même plutôt pour la raison contraire. Car la pensée de l'auteur des Fleurs du Mal se présente presque invariablement, à l'inverse de ce qu'on pourrait croire, comme ne faisant jamais du négatif un absolu. C'est, pour lui, tout à l'opposé, un point qui, lorsqu'il est atteint à l'extrémité de la descente, semble, pour ainsi dire, pivoter sur place et devenir le point de relance d'une nouvelle, course, mais cette fois-ci dans le sens opposé. Par là, le fond de l'être, chez Baudelaire, s'apparente clairement au point le plus noir de l'Enfer dans la mythologie dantesque. C'est le lieu à pardr duquel la pensée peut repartir, mais, cette fois, dans la direction exactement contraire. Le poème baudelairien ne se termine pas comme Le Voyage au bout de la nuit, de Céline, dans un heu sans retour. Comme le poème de Dante, au contraire, il cherche une voie par laquelle il pourrait remonter à la surface. Après avoir poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites, comme la pensée dantesque, son mouvement vers le noir et vers le nul, la pensée baude-lairienne trouve le moyen, dramatiquement, de revenir, elle aussi, à la lumière.



D'autre part, il est vrai, c'est à peine nécessaire de le dire, ce mouvement inversé chez Baudelaire est très loin d'avoir l'ampleur de celui de Dante. Il ne cherche pas à atteindre un sommet contraire. Il n'a rien de triomphant. Ce n'est à peine dans Les Fleurs du mal qu'une ébauche de mouvement vers le haut, donc un simple renversement de tendance : quelque chose comme une imploration, une prière, un pauvre signe quémandeur. C'est pourtant dans ce fragile mouvement de retour vers la lumière et dans la lente émergence hors des ténèbres, subséquente, que réside ce qu'il y a peut-être de plus émouvant et d'authentique dans la poésie baudelairienne. Qu'y trouve-t-on, sinon un appel au secours ? Au moment le plus bas, le plus sombre, Baudelaire écrivait encore : « Je veux dormir plutôt que vivre », « Je veux m'anéantir ». Mais dès qu'il renonce à ce vou, qui est celui de se confondre avec la pire sorte d'être, dans la pire indétermination, l'orientation change, la pensée s'élève. Sans se détacher encore de la région maudite, elle se hausse douloureusement vers le jour.



BAUDELAIRE : TEXTES



Il lui semblait, chaque nuit, qu'il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière, au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir remonter.



... jusqu'au fond ténébreux que nul oil n'a sondé.

Une Idée, une Forme, un Etre Parti de l'azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul oil du Ciel ne pénètre.



J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,

Du fond du gouffre obscur où mon cour est tombé.

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis. Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes ?



Je sens s'élargir dans mon être

Un abîme béant ; cet abîme est mon cour.

... vers les limbes insondés de la tristesse.

L'innocent Paradis... est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine ?



Je suis comme un peintre... condamné à peindre sur des ténèbres.

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébretfse et profonde unité...

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