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Blanchot






Tout commence, selon Blanchot, par l'absence : « Quand je parle, constate-t-il, je nie l'existence de ce que je dis, mais je nie aussi l'existence de celui qui le dit : ma parole, si elle révèle l'être dans son inexistence, affirme de cette révélation qu'elle se fait à partir de l'inexistence de celui qui la fait, de son pouvoir de s'éloigner de soi, d'être autre que son être. C'est pourquoi, pour que le langage vrai commence, il faut que la vie qui va porter ce langage ait fait l'expérience de son néant. »



Expérience donc de mon néant, de mon non-être. Dès que je parle, dès que je pense et me pense, je découvre que je ne suis pas ou que je ne suis plus. Ma parole m'enlève l'être. Tel est l'étrange Cogito que Blanchot substitue à celui de Descartes. Si je pense, je ne suis plus. A la place de moi-même, les mots ont instauré une espèce de non-moi-même, je me suis remplacé par mon propre fantôme, je me suis infiniment éloigné de moi : « Premier mouvement d'une dépossession fondamentale et fatalité où je suis d'être toujours séparé de moi, de ne pouvoir adhérer à rien, et de devoir laisser glisser entre moi et ce qui m'arrive, le silence originel, ce silence de la conscience par lequel échoit à chacun de mes moments le sens qui m'en dépossède. »



Tel est pour Blanchot l'effet immanquable du langage. En lieu et place de ce qui est, il met ce qui n'est pas, ce qui n'est plus, mais ce qui néanmoins se réfère encore à l'être. La littérature est cette activité pour ainsi dire postherme, qui se donne pour tâche de conférer un sens à ce qui a cessé d'exister; ou, ce qui, dans ce cas, revient au même, de faire cesser d'exister ce à quoi elle prétend conférer un sens. Ainsi la destruction de l'être par le langage ne se limite pas à l'être de la personne qui parle, elle s'étend partout, elle frappe ce dont il est parlé, elle affecte tout ce qui est transposé en pensée et en mots. De proche en proche, l'univers entier se trouve assujetti à ce singulier phénomène d'anéantissement qui fait ici de la parole, à l'inverse du Logos chrétien, une puissance essentiellement contre-créatrice. C'est comme si le monde était détruit par quelque « immense hécatombe » ou « déluge préalable », en sorte que, n'existant plus, mais requérant encore quelque explication à son existence révolue, il faut bien qu'un survivant quelconque du désastre s'astreigne à lui fournir des raisons d'être, encore que l'être, ce soit précisément ce que ce monde détruit n'a plus. Aussi, beaucoup plus radicalement encore que Proust, Maurice Blanchot apparaît-il comme l'homme du « temps perdu » : homme voué à poursuivre inlassablement la recherche d'une réalité dont il est séparé par une sorte de mort antécédente. Recherche dont on ne peut jamais dire qu'elle est entièrement vaine, puisque chaque nouvelle parole est susceptible de restituer à ce qui est perdu l'un de ses aspects; mais recherche qui n'est jamais complétée, qui ne peut jamais l'être, puisque tout ce que la parole peut faire, c'est d'évoquer l'ombre du réel, de le faire voir, comme à Faust le visage d'Hélène dans un miroir. La littérature n'a donc jamais terminé sa tâche. Elle ne la terminera jamais. Chaque ouvre est une parole qu'un même auteur reprend interminablement dans une série d'ouvres. C'est une besogne de Sisyphe; et le critique qui, plus qu'un autre, se rend compte de la puissance fatale de réitération inhérente à n'importe quelle expression littéraire, la réitère à son tour, ne trouvant rien d'autre à dire que ce qui a été dit, et se résignant à ressasser une fois de plus l'obsédante suite de mots dont le pouvoir destructeur est infini et la force créatrice presque nulle. Comment donc dans une telle conception de la littérature, pourrait-il y avoir place pour un acte d'identification? La critique de Blanchot jamais ne s'identifie. Elle ne le saurait, même si elle le voulait. Tout ce qu'elle peut faire, c'est d'aggraver les distances que la littérature déploie entre la pensée et le réel : « Nous n'avons de relation avec autrui, nous ne communiquons pleinement avec quelqu'un qu'en possédant, non pas ce qu'il est, mais ce qui nous sépare de lui, son absence plutôt que sa présence... » Le critique est celui qui se trouve de l'autre côté de la vitre, celui qui interroge sans entendre de réponse, celui aussi qui n'attend pas de réponse, parce que sa question, si elle est entendue, ne peut pas être comprise. De telle sorte que le résultat majeur d'une telle critique est de faire apparaître la zone de solitude absolue qui cerne toute vie humaine. Jamais dans aucune critique les êtres et les hommes n'ont été refoulés dans un aussi inexorable éloignement. Mais cet éloignement a lieu dans l'atmosphère la plus translucide. Grâce à la distance et non en dépit de celle-ci, une relation s'établit entre la pensée et son objet. Ce qui est perçu est perçu de loin dans la netteté et la sérénité du détachement. C'est cette transparence suprême qui éclaire les pages de Blanchot : sorte de compréhension désespérée, accordée à celui qui a renoncé à tout, sauf à la connaissance, et qui dans l'absence seule trouve la possibilité d'un rapprochement :



L'un des scrupules que le critique trouve en lui-même est celui-ci : pour que la lecture soit réelle et reste ce qu'elle doit être, une passivité souveraine, ne faut-il pas que la distance entre l'ouvre et son lecteur demeure la plus grande possible ? La communication n'est-elle pas vraie dans le seul cas où elle se fait à partir d'un lointain infini... ?



Commandée par sa croyance en la radicale négativité du langage, toute l'ouvre critique de Blanchot présente l'aspect d'une positivité retournée, d'une totalité affectée du signe moins, mais elle ne peut se contenter de rester simplement critique. Vouée à redire ce qui a été dit par autrui, elle le répète à distance, elle le prolonge en sa fin et en ses origines, elle le développe et l'enveloppe, elle est à la fois en deçà et au-delà. D'où, chez Blanchot, un passage constant de la pensée critique à la réflexion personnelle. Toute ouvre le renvoie à lui-même, toute pensée différente de la sienne l'oblige à poursuivre cette différence au fond de lui. Chaque étude critique de Blanchot commence effectivement par être critique, mais le devient de moins en moins. Elle est l'acte par lequel le critique passe du monde mental d'autrui à un autre monde tout intime à lui-même, qu'il est seul à concevoir et à explorer. Or, qu'est-ce que ce monde nouveau, sinon celui d'une pensée proprement créatrice ? Maurice Blanchot n'est pas seulement, au premier chef, un grand critique. Il est encore par surcroît, en second lieu et dans une zone plus reculée de lui-même, une manière de grand romancier.



Maurice Blanchot est donc à la fois, ou plutôt successivement, critique et romancier. C'est dire d'abord qu'il est exceptionnellement conscient des conditions qui régissent l'art du roman. Aussi est-il de tous les romanciers actuels celui dont les exigences sont les plus sévères. Pour lui, le roman n'a pas pour but la création d'événements, de personnages, de milieux imaginaires, structurés de quelque façon qu'on veuille, tranches de vie additionnelles insérées par le romancier dans là trame d'un monde déjà donné et incontesté. Aux yeux de Blanchot, des romans de ce genre sont aussi insignifiants que des poèmes sans poésie. C'est qu'il est évidemment hanté par une forme idéale d'écrit romanesque, qui, pour lui, dans le domaine de la fiction, serait l'équivalent de ce que jadis on appelait poésie pure. Ce qu'il cherche à réaliser, c'est un roman où tout est « remis en doute », un roman obligé d'inventer (et de vérifieR) à mesure sa propre expérience et le milieu où elle s'accomplit.



Un tel roman, par définition, ne saurait être qu'une ouvre de pure imagination. Elle ne peut s'appuyer sur un monde déjà connu. Dès l'abord il dépayse son lecteur. Il le fait entrer et errer en des lieux anonymes, parmi les êtres dont il ignore presque tout et avec qui il éprouve les plus grandes difficultés à communiquer : un monde dont il ne connaît ni les lois, ni les mours, ni la langue, un monde étranger, un monde étrange. Mais d'autre part, il faut aussi que ce monde ne lui paraisse pas absolument incompréhensible, il faut qu'il puisse concevoir la possibilité de l'interpréter. Et le roman doit consister précisément dans l'effort accompli par la pensée investigatrice (tant bien que mal et par une opération sans cesse recommencéE), pour établir avec cet univers un monde de relations. Univers qui sera donc à la fois étrange et étrangement compréhensible, opaque et transparent, fantastique et familier. Ce sera au fond, tout simplement, le monde de nos rêves, ou encore l'univers tel qu'il apparaît dans le phénomène de la paramnésie, c'est-à-dire transformé en un autre monde, qui serait « la négation, le renversement du monde réel ». En somme un tel roman « aboutit à une invention mythique ». Comme les récits de Kafka et de Melville, comme Ylgitur de Mallarmé ou le Maldoror de Lautréamont, il assigne à l'auteur, au lecteur, au héros, une tâche littéralement globale. Tâche qui consiste à déchiffrer l'énigme essentielle, à conférer à l'ensemble de ce qui est, sa signification plénière. Or comme cette signification n'est jamais adéquate, puisqu'elle est toujours partielle, toujours dépassée et toujours démentie, il en résulte que celui qui est obligé de la chercher, est incessamment contraint de recréer à mesure, sinon la réalité, au moins l'intelligibilité de ce qu'il voit. D'où dans les romans de ce type, la multiplicité des démarches et des demandes, les courses interminables « le long des couloirs vides », toutes sortes d' « espaces que l'on parcourt en vain », tandis que le temps qui s'y écoule étant composé d'événements successifs rigoureusement équivalents dont aucun n'apporte jamais une solution définitive, il faut bien que de moment en moment y réapparaissent les mêmes questions et les mêmes déceptions. Tel est l'univers vestibulaire, l'univers perpétuellement revisité et remis en question, qu'arpentent les personnages des romans les plus fantastiques de Blanchot. Histoires qui ont pour héros - ou pour victimes - « des errants à la recherche de rien ».

Le roman de Blanchot est donc le roman d'un éternel échec. Il témoigne de l'impossibilité pour l'esprit humain de se construire un univers significatif. Il est « la tragédie de l'esprit créateur, assistant avec une sereine angoisse à sa propre ruine ». Et le mythe, ici, puisque mythe il y a, loin d'être, comme le furent en leur temps les mythes religieux anciens, l'image d'une réalité spirituelle pénétrée et honorée, devient au contraire le symbole même du manque de réalité qui fait que tout ce qu'on voit, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on dit, s'avère, par le fait même qu'on le voit, qu'on le pense, qu'on l'exprime, irréel, donc mythique; le roman de Blanchot n'est plus même une fiction, il est le procès-verbal du caractère fictif de ce qu'il narre. Comme un poème de Mallarmé, il est la figure au creux d'une absence. Formes, incidents, paysages ou personnages, tout se ramène dans cet univers à la dissipation d'un mensonge méticuleusement détaillé, dont il ne reste plus finalement qu'un pâle souvenir, comme celui qu'au fond d'un tiroir de l'esprit l'on garde à l'égard d'une affaire non complètement résolue, mais définitivement classée. Un peu cbmme chez Sade, mais sans l'espèce de ténacité robuste avec laquelle celui-ci poursuit l'accomplissement de ses hécatombes, il y a dans les romans de Blanchot un continuel anéantissement de toute vie, mais cela encore est inexact, car au fond, jamais ses victimes n'ont été réellement vivantes, aucun sang n'a coulé, aucun corps ici n'a de chaleur à perdre, et depuis toujours ces êtres sans être étaient prédéterminés à une mort non moins illusoire que leur existence. La mort n'est donc pas seulement l'événement final qui termine tous les romans de Blanchot, elle est la « catastrophe initiale », le sujet unique, l'étoffe de l'intrigue et le seul personnage, ou plus exactement « antipersonnage », de qui l'on parle. La mort remplit tous ces romans, ou plutôt elle ne les remplit pas, elle les désemplit, car la mort n'est pas une substance, c'est une absence, et les romans de Blanchot ont précisément pour but de rendre visible cette absence : « Moi-même, dit Thomas l'obscur, je me suis fait créateur contre l'acte de créer. » La création romanesque, chez Maurice Blanchot, est donc la création du rien. Son roman est une cloche pneumatique, une machine à faire du vide.



Non que Blanchot aime le vide, qu'il en ait le goût et l'ivresse. Point ici de vertige du vide. Simplement Blanchot s'applique à lui faire cette place universelle que les croyants s'obligent à faire partout à l'ubiquité de Dieu. Le vide est l'élément négatif reparaissant nécessairement dans les intervalles entre les réalités positives, et toujours prêt à se substituer à elles quand elles font défaut. Dans tout roman de Blanchot, chacun des personnages peut dire ce que, dans l'un d'eux, une femme dit à son amant : « Vos regards m'apportent constamment l'impression que je suis absente de vous et qu'au lieu de me contempler, vous nouez avec une autre des relations dont je suis exclue. » Bref, en ces romans, règne une mésentente d'une espèce exceptionnellement grave. Le regard, la parole, la pensée ont pour effet d'y réduire les êtres à une telle transparence que sur eux plus aucune activité cognitive ne peut se fixer. On songe à de certains poissons si merveilleusement translucides qu'on ne sait comment faire pour arrêter sur eux le regard. Celui-ci va outre. Et le romancier comme le critique n'est pas différent de ce personnage de la fable, chaussé de bottes de sept lieues, qui ne pouvait jamais poser le pied qu'à une distance infinie au-delà de l'endroit où il aurait voulu aller.



Et pourtant rien ne serait plus faux que de considérer ces romans comme des ouvres de pure négation. Ce ne sont nullement des jeux philosophiques ayant pour sujet l'illusion de l'existence. Bien au contraire, il n'y a aucune ouvre de Blanchot qui ne prétende atteindre à une expérience directe, fondamentale, positive, de « l'existence comme telle ». Et de ce point de vue, le roman de Blanchot ne se présente plus comme l'équivalent d'un poème ni comme le constat philosophique d'une imposture, mais au contraire comme un moyen de découverte et le lieu de la plus authentique expérience de l'esprit. Aussi n'est-ce plus ici à Kafka ou à Melville, c'est-à-dire à des maîtres du roman mythique étranger, qu'il faudrait comparer Blanchot, mais à l'auteur de La Princesse de Clives, à celui d'Adolphe, à celui de La Nausée, c'est-à-dire à des maîtres français. Maurice Blanchot se rattache à une longue lignée de romanciers, moins imaginatifs, et même moins philosophes que métaphysiciens, pour qui le roman est bien une fiction de l'esprit grâce à laquelle celui-ci peut s'engager hypothétiquement encore que réellement dans un certain processus de pensée ayant pour terme cette chose occulte, éblouissante, première et dernière, l'appréhension de la vérité. Il n'y a pas de romancier qui se montre moins réaliste que Blanchot; il n'y en a pas qui se veuille plus véridique. Pour lui le roman est un discours et une méthode, un discours méthodique et d'allure essentiellement cartésienne, par lequel tout ce qui est fictif s'avère nul, en sorte qu'au sein d'une destruction hyperbolique de l'être apparent surgisse enfin, comme dans le Cogito de Descartes, la conscience indubitable du « fait d'être ».



Roman de la conscience, qui se montre à son point de perfection dans ce qui est le chef-d'ouvre de Blanchot : la seconde version de Thomas l'obscur. Pour en comprendre la signification, il n'est pas nécessaire d'avoir lu les grands penseurs existentialistes, quoique ce roman soit tout imprégné de la pensée de Husserl, de Heidegger et en particulier de Lévinas. Mais ce qu'il est indispensable de saisir, c'est que la conscience, pour Blanchot, étant irrémédiablement séparée de tout objet et même d'elle-même, ne serait jamais que la conscience d'une infinie séparation, vis-à-vis de tout ce qui est, si dans le fait même et du fait seul de l'existence il n'y avait un témoignage irréductible de présence, une affirmation incessante qui surgit derrière toutes les négations particulières, un Heu unique, un point sans étendue et sans durée, où « il n'y a plus de termes contradictoires », où l'objectif et le subjectif se rencontrent, heu donc éminemment privilégié et le seul dans lequel puissent se situer le vrai et notre assentiment au vrai. Tout roman de Blanchot est orienté vers l'appréhension de cette expérience. Lorsqu'elle s'accomplit, plus rien alors ne subsiste, sinon la conscience d'une existence indifféremment personnelle ou impersonnelle, située aussi bien au-dehors qu'au-dedans, infiniment proche ou infiniment lointaine, qui n'est ni l'existence d'autrui, ni celle des choses en tant que choses, qui est tout simplement ce qui est là : totalité indescriptible qui apparaît dans la conscience quand, tout étant « réduit à rien pour un désaveu » reste une présence indéterminée qui serait la première vérité dont l'esprit ait jamais conscience, la dernière à laquelle il puisse jamais aboutir, et qui ne se découvre jamais à lui que dans une espèce d'horreur et d'angoisse : le sentiment de l'ily a. Sentiment qui se manifeste par exemple dans une scène singulière du Très Haut, où le héros semble assister au surgissement même de la matière.



Voici le texte en question. H dépeint ce qu'on peut appeler l'expérience finale de l'être humain :



«... Aussitôt près de moi, si près que c'en était à perdre le sens, se produisit un claquement doux, comme le commencement d'une lente déglution, il se fit une traînée, un remous vague qui se rassemblait de tous les points de l'immensité, et en un instant, atteignant une force insensée, s'éleva un saut répugnant, le saut de quelque chose de matériel, fixé dans son existence immobile... Je voyais quelque chose couler, se solidifier, couler à nouveau, et rien en lui ne bougeait, chaque mouvement était engourdissement absolu, ces rides, ces excroissances, cette surface de boue sèche était son intérieur effondré, cet amas terreux, son extérieur amorphe, cela ne commençait nulle part, ne finissait nulle part, se prenait indifféremment de n'importe quel côté, et la forme à peine entrevue s'aplatissait, retombait dans une pâte d'où jamais les yeux ne pouvaient sortir. »



Telle est l'expérience de l'existence nue, de « l'existence sans l'être » dont Blanchot tente de réveiller en nous le sentiment, car c'est peut-être le seul sentiment non dérivé que nous ayons, le sentiment humain fondamental et final, celui qui est le ressort caché de la plupart de nos aventures spirituelles. L'on comprend dès lors que le roman soit pour Blanchot une forme littéraire et philosophique plus précieuse même que la critique, précisément parce que le roman, étant fiction, peut être un moyen commode et direct de réduire au fictif toutes les particularités qui nous empêchent d'ordinaire de constater l'impersonnel et continu resurgisse ment de l'existence. Il y a, il y a encore, il y a toujours quelque chose, et l'existence de ce quelque chose ne peut cesser d'être reconnue par la conscience. Là est sa mission propre, là son activité initiale et terminale. C'est ce que le roman de Blanchot nous fait comprendre le plus clairement possible, en opérant une ascèse en vertu de laquelle, tout ce qui est secondaire étant éliminé, la conscience se trouve confrontée par une existence immortelle. Immortelle, d'ailleurs, d'une façon qui ne pourrait être considérée autrement que comme une façon bien curieuse, sinon bien dérisoire, de jouir de l'immortalité. Car il ne pourrait s'agir dans cet univers, de l'immortalité concrète de personne en particulier, ni de la possibilité logique de constater autrement que par un coup d'oil indifférent, n'importe quel fait, même celui d'être mort. Aussi, à l'inverse de ce qui se passe chez Heidegger ou chez Sartre, la conscience, chez Blanchot, ne peut jamais être associée qu'à l'on ne sait quel drame anonyme, et condamnée par conséquent à ne jamais poursuivre sur ce qui a lieu qu'une réflexion interminable sur une suite d'événements eux-mêmes aussi interminables. De sorte que la pensée de Blanchot ne peut être finalement qu'une action sans cesse recommencée et recommençable, où, comme dans certaines mythologies mythiques, se trouve conçu, au-delà comme en deçà de toute vie concrète, un mouvement de répétition et de rotation sur place, qui ne peut échapper au « cycle des métamorphoses ». Là, on n'y finit jamais de mourir et de vivre, et toujours « tout recommence à partir de rien ».



Expérience donc infiniment décourageante, mais où il n'y a jamais pourtant de morts pour de vrai. L'ouvre de Blanchot, réflexive ou romanesque, nous fait idéalement habiter dans une espèce d'enfer, il est vrai, singulièrement dénué du feu central. Il réussit à exprimer exactement les aspects négatifs d'un monde dépouillé de toutes ses apparences, sous condition d'admettre que ces apparences, ce soit tout l'ensemble de réalités concrètes et de qualités sensibles que nous connaissons, de façon à pouvoir le remplacer, en fin de compte, par un autre monde, lui, purement abstrait et réduit à n'être plus qu'un simple jeu mental.

Reste enfin, non à définir, car tout cela est quasi indéfinissable, mais à « approximer » l'indéterminé quasi impersonnel ou anonyme, qui se retrouve dans maintes pensées ou impressions de l'auteur, voire même dans maintes activités mentales décrites par lui, sans qu'il lui fût possible d'en donner d'autres caractéristiques qu'approximatives. Et cette réserve même est peut-être trop faible encore. Car où se situe la différence exacte entre une pensée simplement rêveuse, troublée, distraite ou fuyante, d'une part, et une impression devenue si anonyme, si incertaine, si totalement privée de toute lucidité ou si noyée dans l'incertitude générale en laquelle elle se confond, qu'elle n'est plus qu'une présence intérieure confuse mais anonyme, dont le seul trait caractéristique ou personnel soit le sentiment qu'au fond de soi-même on y soit, comme tant d'autres, machinalement exposé ? « Cela, fait observer un des meilleurs étudiants de ce trouble, Emmanuel Levinas, nous ramène, non pas même à la conscience d'un objet quelconque, mais au constat d'une présence, qui n'est pas quelque chose, mais absence de quoi que ce soit, et à quoi pourtant tout être, à tout le moins une fois dramatiquement, se trouve exposé. » L'indétermination qui en est la quasi unique caractéristique, n'est donc pas purement négative. Elle implique, pour qui en a conscience, une appréhension, ou même parfois une menace, celle qu'on éprouve quand, sans qu'on puisse définir pourquoi, l'on se trouve ramené non au vide pur, à l'absence d'être, mais au fond obscur de sa propre existence dans la confrontation où elle se trouve avec un monde avec lequel elle ne se confond pas. Comme dit Lévinas, il y a là étonne ment devant le fait qu'il y a là de l'existence, mais il y a aussi l'impression d'être en quelque sorte témoin de cette existence, ou, plus exactement, de ne pas se confondre entièrement avec celle-ci.



BLANCHOT : AUTRES TEXTES ET COMMENTAIRES



A partir de l'inexistence.

Au commencement un silence primordial.

Silence de la conscience avant qu'elle ne s'exprime.

Silence originel.

La parole rend l'objet absent. Elle nous en dépossède.

Par la pensée je me soustrais à l'être.

La conscience sans sujet.

L'impersonnalité, ou le moi sans moi.



Pensée en dehors de toute image, de toute pensée.

Par l'impersonnalité je fais l'expérience de l'étrangeté.

Présence sans personne.

Grâce au doute hyperbolique la conscience invente fictivement une existence totale mais indéterminée, Vil y a.

Grâce à l'action de la pensée le surgissement de l'être indifférencié.

Le ressassement.

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