Essais littéraire |
« - Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite? - De quel serpent parles-tu ? - Eh bien ! du petit serpent noir que ma mère me défend de tuer. - Ah ! fit-il. Il me regarda un long moment. 11 paraissait hésiter à me répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se demandait-il s'il n'était pas un peu tôt pour confier ce secret à un enfant de douze ans. Puis subitement il décida. - Ce serpent, dit-il, est le génie de notre race. Comprends-tu ? - Comment s'est-il présenté ? dis-je. - Il s'est d'abord présenté sous forme de rêve. Plusieurs fois, il m'est apparu et il me disait le jour où il se présenterait réellement à moi, il précisait l'heure et l'endroit. Mais moi, la première fois que je le vis réellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent comme les autres et je dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s'aperçut que je ne lui faisais aucun accueil, il se détourna et repartit par où il était venu. Et moi, je le regardais s'en aller, et je continuais de me demander si je n'aurais pas dû bonnement le tuer, mais une force plus puissante que ma volonté me retenait et m'empêchait de le poursuivre. Je le regardai disparaître. Et même à ce moment, à ce moment encore, j'aurais pu facilement le rattraper : il eût suffi de quelques enjambées ; mais une sorte de paralysie m'immobilisait. Telle fut ma première rencontre avec le petit serpent noir Il se tut un moment, puis reprit : - La nuit suivante, je revis le serpent en rêve. «Je suis venu comme je t'en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m'as fait nul accueil ; et même je te voyais sur le point de me faire mauvais accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu ? Je suis le génie de ta race, et c'est en tant que génie de ta race que je me présente à toi comme au plus digne. Cesse donc de me craindre et prends garde de me repousser, car je t'apporte le succès.» Dès lors, j'accueillis le serpent quand, pour la seconde fois, il se présenta ; je l'accueillis sans crainte, je l'accueillis avec amitié, et lui ne me fit jamais que du bien.» (Paris, Pion, 1995, p. 17 ; 18-19) Né le 1er janvier 1928 à Kouroussa (un village de Haute-GuinéE), Camara Laye est un écrivain guinéen d'expression française. Il fait des études à l'école française, qu'il continue à Conakry. En France, mécanicien chez Simca, il tente sans succès de devenir ingénieur. Déçu et nostalgique, il écrit son premier roman, L'enfant noir (1935) qui fait revivre une enfance heureuse avec sa part de magie et de rites. Critiqué par certains parce qu'il n'y présentait rien des problèmes politiques (le colonialismE), il écrit en 1954, Le regard du roi, roman étrange, dont la paternité lui a été parfois contestée. En 1956, lorsque la Guinée s'apprête à devenir indépendante, il retourne à Conakry et occupe des fonctions importantes au ministère de l'information, jusqu'en 1963, quand il s'exile définitivement au Sénégal. D'ailleurs son roman Dramouss (1966) va esquisser l'échec du régime du dictateur Ahmed Sékou Touré. Il donne un dernier livre, Le Maître de la parole (1978), hommage aux griots détenteurs des contes et récits historiques, l'épopée mandingue de Soundjata, peu de temps avant sa mort, le 4 février 1980 à Dakar. L'Enfant noir, récit autobiographique, mais aussi roman du passage obligé du monde traditionnel représenté par le village natal (le génie de la race, le métier de forgeron -sculpteur et bijoutier, le griot et son rôle, la récolte de riz, la vie dans les cases, l'autorité de la mère - sorcière au sein de la famille, les épreuves initiatiques - Kondén Diara, la circoncisioN) au monde urbain, moderne. Au mal du pays s'associent des idées psychologiques marquant l'évolution du personnage. Le petit enfant assiste souvent aux travaux de son père, à la fusion de l'or et à l'art de créer des bijoux. Mais avant d'entamer cette dernière étape très importante, le père caresse un petit serpent noir qui y veille et l'inspire. Commentaire suivi Curieux, l'enfant lui demande quel est ce petit serpent, familier, habitué de la forge (qui te fait visitE). La présence de celui-ci est tellement intrinsèque à son travail, que le père ne sait ou fait semblant de ne pas savoir de quel serpent il s'agit. L'enfant précise aussi l'interdiction, que sa mère lui avait imposée, de le tuer. Le père hésite à lui répondre, ne sachant si l'âge de l'enfant lui permettait de se pénétrer de cette vérité magique (un peu tôT) et surtout d'en garder le secret. Mais il décide que c'est bien le moment. Ce serpent était le génie de leur race. La curiosité de l'enfant est explicable, il veut tout savoir et surtout comment le serpent s'estprésenté. Le récit du père, pareil à un conte de fée, lui révèle l'apparition du serpent d'abord en rêve, l'annonce du jour, de l'heure et de l'endroit où il se présenterait réellement. Cette première apparition, ainsi annoncée, produit la peur et l'envie de le tuer, mais le père s'en abstient, saisi d'une force plus puissante que sa volonté (une sorte de paralysie m'immobilisaiT). La nuit suivante, le serpent lui apparaît de nouveau en rêve et s'adresse à lui en se plaignant du fait qu'il avait été plutôt mal accueilli, ayant lu dans les yeux du père le désir de lui infliger du mal. Il lui demande pourquoi il le repousse et lui explique sa fonction : Je suis le génie de ta race. Le père a été choisi pour son rôle dans la tribu, pour son caractère (le plus dignE), et pour assurer le succès du forgeron-bijoutier. L'accueil que celui-ci lui fait la seconde fois est sans crainte, avec amitié ; le serpent tint sa parole, et il ne lui fit jamais que du bien. À souligner, au-delà de l'importance dans la société guinéenne de la caste des forgerons, les rituels, la magie (incantations, adjurations des génies du feu, du vent, de I or, conjuration des mauvais espritS) qui accompagnent leur travail devenu un véritable spectacle. La présence du serpent n'étonne plus l'enfant : «depuis que mon père, un soir, m'avait parlé du génie de sa race, je ne m'étonnais plus, il allait de soi que le serpent fût là». A consulter 1. Anozic, Sunday O, Sociologie du roman africain, Paris, Aubier, 1970. 2. Balandicr, Georges, Anthropologiques, Paris, PUF, 1974. 3. Jaccard, Amy-Clairc, «Mères aimantes, mères dévorantes chez Camara Layc et chez Albert Memmi», dans Notre Librairie, 95 (1988), p.: 64-68. 4. Kane, Mohamadou, Roman africain et tradition, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1982. 5. Kesteloot, Lilyan, Les écrivains noirs de langue française: naissance d'une littérature, Bruxelles, ULB, 1965. |
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