Essais littéraire |
Chez Vigny, comme chez George Sand, qu'il n'aimait pas et avec qui il ne se reconnaissait pas d'affinités, l'on trouve un thème qui leur est commun, comme il est commun à presque tous les romantiques, le thème de la confusion. Mais le sens qu'ils lui donnent n'est pas le même. Si la confusion, aimée et pratiquée par George Sand, ressemble à la fusion, c'est-à-dire à l'amalgame de différents objets dans un ensemble plus ou moins vague, mais homogène, chez Vigny, au contraire, elle apparaît plutôt comme la coexistence limitée dans un même milieu d'éléments dissemblables, hostiles, voire même parfois opposés les uns aux autres. Vigny, en effet, possède au plus haut degré une qualité dont George Sand ne paraît pas douée : c'est le goût de la différenciation. Ainsi, il n'est pas rare de trouver chez lui l'association, fortuite ou non, d'éléments peu habitués à se trouver ensemble, et qui ne sont ici rapprochés que pour mieux faire sentir au lecteur combien ils s'accordent mal. Leur désharmonie est analysée avec une attention d'autant plus aiguë que leur proximité la rend plus nette. Si l'association des formes les plus diverses a donc pour effet chez George Sand d'unir, dans un même ensemble, des éléments souvent disparates, elle a le plus souvent chez Vigny l'effet inverse, celui de distinguer soigneusement les unes des autres des formes hétérogènes et même souvent hostiles. C'est ainsi que George Sand tend toujours à faire ressortir la similarité et même la consanguinité qui unit, à ses yeux, les réalités que passionnément elle cherche à fondre ensemble. Un de ses grands thèmes, celui de la brume, en est un parfait exemple. Ce phénomène, en effet, a pour essence la diminution de la lumière et le caractère indéterminé des choses qu'elle éclaire, ce qui a pour conséquence une sorte d'unification du réel. Les choses visibles perdent leurs caractères distinctifs, elles se mettent à se ressembler. D'autre part, pénétrée par une lumière adoucie, l'obscurité se fait moins opaque, tandis que la lumière elle-même devient moins lumineuse. Bref, le mélange des éléments opposés aboutit à une espèce de mariage. George Sand exulte quand elle décrit ce phénomène. C'est qu'il exprime ce qu'elle désire pardessus tout voir s'accomplir, un accord universel des choses. Voilée, tempérée, la réalité devient plus accueillante, plus généreuse. La lumière cesse d'être une ennemie de l'obscurité. Entre elles deux s'établit une conciliation idéale. Il va de soi qu'il n'en est pas du tout de même dans l'univers de Vigny. Sans doute, pour lui comme, après tout, pour la plupart des poètes romantiques, le moment - entre chien et loup - où s'affrontent le jour et la nuit, la lumière et l'ombre, le monde et le regard de l'homme, est un moment, presque par définition, trouble et incertain. Mais dans la pensée de Vigny, cette incertitude de la vision ne la rend pas plus apte à jouer ce rôle de conciliation générale prôné par George Sand. Pour Vigny, ce qui est incertain est douteux, donc inquiétant. Sans doute, une forme incertaine ne manquera pas d'être attirante, mais dans l'aspect ambigu qu'elle présente se dissimule souvent quelque chose de dangereux et de perfide. Par suite, chez Vigny, contrairement à l'harmonie que George Sand aime à découvrir entre elle et la nature, l'on voit toujours percer des réticences. Connaître, pour lui, ce n'est pas épouser, c'est marquer des divergences, voire des distances. Celles-ci, rapidement, se transforment en désaccords. La pensée vignienne ne cherche nullement à se laisser absorber dans l'objet qu'elle contemple, et encore moins à trouver dans cette identification optimiste matière à extase. Au fond, c'est toujours une pensée méfiante. Elle marque une réserve. Elle cherche précautionneusement à mesurer la situation délicate où elle se trouve vis-à-vis de ce qu'elle contemple. Ceci requiert de sa part une analyse. La pensée sépare et distingue. Elle pèse les rapports positifs et négatifs. En somme, ce qu'elle examine, ce sont des traits bénéfiques et maléfiques, qu'il s'agit de trier. Dieu et Satan, l'ange radieux et l'ange tombé, la présence de deux pôles entre lesquels la pensée oscille, le caractère équivoque d'un accord apparent, derrière lequel se dissimule une désharmonie, les rapprochements insidieux qu'entre deux extrêmes opposés l'on est tenté de faire dans le trouble, tels sont les enchevêtrements dont Vigny fait le sujet préféré de ses poèmes, et qu'il choisit justement parce que ce sont des sujets troublants auxquels il est délicieux de se livrer mais qu'il convient en même temps d'analyser avec une lucidité sans ombre. Ainsi, chez Vigny, la faculté de dissociation, toujours en éveil, se plaît souvent à se manifester par des effets de contraste. Vigny aime les affrontements : affrontements de personnes, qui satisfont son goût des situations dramatiques; affrontements aussi, et plus souvent encore, des tendances opposées se révélant à l'intérieur d'un même être. Non que Vigny se plaise dans les effets d'opposition violente, ou d'antithèse, chers à Victor Hugo. Il préfère les oppositions feutrées, celles qui, pendant longtemps, restent inavouées. Mais ce qu'il cultive de préférence à tout, ce sont les démarches parallèles, mais non confondues, de la sensibilité et de l'intelligence, progressant de telle sorte qu'on se trouve en présence, non plus d'un conflit, d'un contraste, mais de deux mouvements conjugués sans être identiques, et se déplaçant dans la même direction, sans pourtant se confondre. Ce décalage a pour conséquence de rendre particulièrement nuancé le progrès de la pensée. Vigny est peut-être de tous les écrivains de l'époque romantique celui qui a été le plus délicatement conscient de ce qu'on peut appeler le phénomène de la maturation spirituelle, maturation lente de la perle vers sa perfection finale, maturation du poème vers son achèvement, de la passion enfin vers la joie ou le désastre, qui en sont les fins normales. Tous ces phénomènes impliquent des déterminations et des indéterminations. Ce qui était indéterminé s'achemine vers une détermination tardive. Ce qui était déterminé se défait, et il est perçu se défaisant. Tout cela ne peut être suivi dans son cours que si la pensée, toujours attentive, ne cesse de mesurer les écarts qui se creusent ou qui se réduisent, et de fixer ainsi les progrès et les échecs de la vie spirituelle. Toute la poésie de Vigny est régie, ce qui est rare, par une faculté de distanciation et de différenciation. Elle ne peut jamais accepter d'emblée une unification sans nuance. Il faut qu'elle se donne pour pivot un point invisible entre les pôles qu'elle relie, grâce à un va-et-vient qui les éclaire sans les fondre : semblable en cela à ce bizarre culte mixte, formé du mélange de deux croyances, l'une chrétienne, l'autre mahométane, dont Vigny nous dit qu'il était célébré sur le haut Nil, à une certaine époque. Culte en demi-teinte, entre deux tendances, entre deux religions : « Point d'intersection, qui, dit encore Vigny, se découvre, vacillant et indéterminé » entre des réalités spirituelles, elles-mêmes déterminées. L'indétermination n'est donc ici ni un point de départ, ni un lieu d'arrivée. C'est une zone intermédiaire où se rencontrent, se touchent, se croisent, s'opposent, se séparent, et par conséquent ne se fondent jamais, des tendances toujours rigoureusement indépendantes les unes des autres. L'indétermination, pour Vigny, ne saurait donc être une union, une fusion. Elle est plutôt une sorte de plaque tournante, apte comme l'aiguille des boussoles à changer de direction, mais ne se fixant jamais sur aucune. VIGNY : TEXTES Un jour douteux et pâle éclaire en vain la nue. Non moins belle apparut, mais non moins incertaine, De l'ange ténébreux la forme encor' lointaine. Moi, j'ai l'ombre muette et je donne à la terre La volupté des soirs et les biens du mystère Ainsi le diamant luit au milieu des ombres. Souvent, fruit inconnu d'un orgueilleux mélange, Au sein d'une mortelle on voit le fils d'un Ange. Est-ce la Volupté qui, pour ses doux mystères, Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ? Une aurore imprévue, à minuit semble naître. Nous nous parlerons d'eux à l'heure où tout est sombre, Où tu te plais à suivre un chemin effacé, A rêver, appuyée aux branches incertaines, Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines, Ton amour taciturne et toujours menacé. ... Des beautés pâles, dont les cheveux s'allongent en arrière, comme les rayons d'une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune ; elles passent vite, et leurs pieds s'évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches. Ce cristal est transparent, et à travers les lueurs rou-geâtres, argentées, violettes que lui apportent les flambeaux et les astres et qui lui donnent l'aspect d'un lac merveilleux ou d'un ciel inconnu découvert dans l'ombre, on ne cesse d'apercevoir le visage immobile de la momie. ... demi-ton entre deux sons, point d'intersection, vacillant et indéterminé, montant et descendant selon la circonstance. |
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