Essais littéraire |
1981 : la guerre froide n'est pas terminée, le monde est encore livré, plus pour longtemps, mais nul ne le devine, à la bipolarité qui divise l'Europe en zones d'influence respective. L'Union soviétique, toute à la nouvelle glaciation opérée par le régime de Brejnev, semble même s'engager dans une politique d'expansion de son aire : l'Afghanistan est envahi depuis deux ans, la Pologne, où le régime lié à Moscou a été ébranlé par un formidable mouvement social qui s'était exprimé à travers un syndicat indépendant - Solidarité - né des grandes grèves ouvrières, a replongé dans la nuit par suite du coup d'État militaire du général Jaruzclski et la proclamation de l'« état de guerre » en décembre 1981. En France, l'Intelligence se déprend, depuis quelques temps, de sa fascination pour l'idéologie marxiste et ses innombrables variantes. À la dénonciation de l'impérialisme américain succède celle de l'impérialisme soviétique ; seule demeure la vision du monde qu'articulent ces dénonciations : une conception théologique du politique opposant les puissances du Bien à celles du Mal. Désormais, l'horizon noir de l'humanité semble dessiné par une nouvelle catégorie métaphysique, incarnation de toutes les dérives et toutes les impasses de l'histoire: le Goulag, acronyme administratif soviétique de la Direction générale des camps de travail. Ce que ces initiales recouvraient, Varlam Chala-mov et Alexandre Soljénitsyne en ont dévoilé toute l'ampleur, particulièrement dans la période stalinienne : la déportation d'individus ou de minorités nationales selon les logiques folles du Parti et de sa police secrète. En quelques mois, cet acronyme, en France, connaît un usage presque débridé, saturant, parmi des intellectuels engagés il n'y a guère dans la défense du marxisme-léninisme maoïste et qui affirment découvrir alors, chez Soljénitsyne notamment, une vérité du stalinisme que d'autres avaient pu déjà découvrir aussi bien dans les écrits d'un Boris Souvarine avant guerre que dans ceux d'un Kravchenko au sortir de la Deuxième Guerre mondiale ou dans l'écrasement tragique par les chars soviétiques de la révolution hongroise de 1956. Dans les années soixante-dix la réalité du soviétisme devient socialement audible pour l'opinion et le vocable Goulag a désormais, avec le nom d'Auschwitz, le pouvoir sans précédent de résumer à soi seul tout le siècle. L'heure est à la dénonciation tout azimut du totalitarisme. Face à ce mal absolu, brun ou rouge, se dresse la démocratie, troisième terme qui retrouve vigueur dans ces années-là. La démocratie est alors redécouverte par nombre de ceux qui en avaient longtemps dénoncé la nature formelle : les droits y auraient été, en effet, accordés à des citoyens érigés en entités d'autant plus abstraites que le politique voulait ignorer la réalité sociale de chacun, les différences économiques ou culturelles qui pouvaient entraver l'exercice même de ces droits. Du jour au lendemain, ou presque, la démocratie est proclamée, dans un discours commun largement médiatisé, voire médiatique, l'horizon indépassable de l'humanité, nouvelle entéléchie de cet «avenir radieux » autrefois promis par l'idéologie prolétarienne. Elle est une nouvelle catégorie métaphysique, un objet sans histoire, ni origine, ni fin, qui permet, selon une dratnaturgie alors illustrée par le philosophe André Glucksmann, de faire entendre la voix de l'humanité simple, sans qualité, autrement appelée «la cuisinière », face au totalitarisme du pouvoir dénoncé comme « mangeur d'hommes ». C'est alors que Claude Lefort marque sa différence, en publiant L'Invention démocratique. Les Limites de la domination totalitaire. Tout, dans le titre de cet ouvrage destiné à avoir une des plus fortes influences souterraines dans la décennie quatre-vingt, fait immédiatement sens. Parler de la démocratie en terme d'invention signifie que l'on s'inscrit dans le registre non plus d'une métaphysique historique, mais de l'histoire : la démocratie a eu un commencement, la question se pose alors de sa fin possible, donc de sa finalité. En regard, le sous-titre - Les Limites de la domination totalitaire - marque l'impossible réalisation d'un totalitarisme achevé, alors même que l'Intelligence française croit à l'expansion du totalitarisme soviétique. L'ouvrage s'inscrit, en ouverture, dans l'actualité d'une réflexion sur l'invention de la démocratie, ou plus exactement, les modalités de sa constante invention. Face à des diplomaties occidentales promptes à arguer de la géographie politique pour juger opportun de ne pas se porter au secours du mouvement social polonais puisqu'il advient dans la sphère d'influence soviétique tacitement reconnue depuis la conférence de Yalta en 1945, Claude Lefort montre qu'à Gdansk comme à Budapest en 1956, comme en France en 1789, c'est toujours la révolution démocratique qui court. Car la démocratie, selon Claude Lefort, est avant tout une «révolution ». Le terme n'a plus bonne presse auprès d'une Intelligence qui le ramène trop souvent aux dérives, voire dérapages qui avaient marqué toutes les révolutions auxquelles elle-même a tour à tour accordé ses faveurs : russe, chinoise, cubaine, vietnamienne, cambodgienne. Pour autant, Claude Lefort n'hésite pas à l'employer, qui plus est dans une acception qui semblait antagonique avec son contenu même : la révolution viole les droits, disait l'Intelligence; la révolution démocratique, répond Claude Lefort, c'est l'invention même des droits, de ces droits qu'on appelle, depuis leur déclaration par la France de 1789, « droits de l'homme et du citoyen ». La révolution majeure, l'invention quasi absolue a bien été alors que des hommes d'eux-mêmes proclament leurs droits, et ne les reçoivent pas d'une puissance, d'un pouvoir qui leur serait extérieur: ce n'est plus le souverain qui les accorde à ses sujets du haut de son pouvoir de droit divin, c'est les hommes eux-mêmes qui deviennent les citoyens soumis à la volonté du peuple par le fait même qu'ils proclament leurs droits nouveaux, imprescriptibles _ c'est-à-dire naturels, irrécusables par aucune autorité politique qui ne peut les leur octroyer puisque, du fait même de ces droits, les citoyens deviennent leurs propres législateurs. Toute la révolution originaire de la démocratie est là, répétée à sa manière par les conseils ouvriers de la révolution antitotalitaire de la Budapest de 1956 ou les ouvriers et paysans polonais syndiqués à Solidarnosc : la démocratie, ramenant la source du droit à renonciation humaine du droit, se définit fondamentalement comme le droit à avoir des droits. De ce noyau quintessentiel de la démocratie qu'a isolé Claude Lefort découlent toutes les caractéristiques les plus élémentaires, au sens que la physique donne à ce terme : les structures, de la plus haute complexité, de la démocratie. Dès lors, en effet, que les droits, donc la loi, ne sont plus adossés à une puissance extérieure au corps social incarnée par une transcendance première - en l'occurrence, dans la France d'Ancien Régime, le roi, qui tire son pouvoir de Dieu seul et qui incarne, non pas dans son corps matériel périssable, mais dans son corps mystique, l'unité de la société dont il est la tête et les sujets sont les membres -, la question se pose de savoir à quoi reconduire l'autorité de la loi. Toute la particularité de la démocratie tient à ce qu'elle ne donne son sens à la loi qu'à la seule condition que les hommes la veuillent comme telle, qu'ils l'appréhendent comme la raison d'être de leur coexistence et la condition de possibilité pour la société, qu'ils forment ensemble, de s'instaurer, par leur volonté, comme l'élément qui les englobera, comme le recours que chacun aura de juger et d'être jugé par les autres. Cette abolition d'un savoir transcendant extérieur à la société des hommes, cette affirmation, au contraire, que par la démocratie, la société des hommes s'auto-instituc et forme son propre corps, hors de celui du monarque, telle est bien la révolution démocratique qui a travaillé tant la Révolution américaine de l'indépendance que la Révolution française. Les conséquences ? Elles sont encore les nôtres, et Claude Lefort en rappelle l'inéluctable actualité dans le monde contemporain. La démocratie renvoie au moment originaire de l'invention, de l'instauration du politique moderne, et non plus à la réitération, comme dans les sociétés d'Ancien Régime, de la tradition. Elle ouvre donc la société sur l'histoire, car elle inscrit le présent dans un avenir à réaliser : soustrayant à une puissance extérieure, elle-même inspirée par une transcendance - le monarque de droit divin, sorte de grand juge -, le savoir de dernière instance - celui qui énonce ce qui doit être fait pour les sujets -, la démocratie abolit toute certitude définitive, et contraint les hommes à toujours reprendre l'interrogation démocratique, à sans cesse repenser les droits dans leur légitimité. À la notion d'un régime réglé par des lois ancestrales, héritées et tirant leur autorité de leur nature séculaire, d'un régime légitimé par la tradition qui perdure à travers les âges, la démocratie moderne substitue, dit Claude Lefort, « un régime fondé sur la légitimité d'un débat sur le légitime et l'illégitime - débat nécessairement sans garant et sans terme». Historiques, les sociétés démocratiques le sont donc et par leur invention, récente, et par leur horizon jamais fixé, toujours devant elles. C'est dire combien les analyses de Claude Lefort tranchent sur la redécouverte, souvent naïve et satisfaite, de la démocratie par une Intelligence dont la conversion au libéralisme était trop récente pour que sa vision de l'histoire ne relève plus de la métaphysique de la veille, opposant, par simple inversion des termes et des camps, les puissances du Bien démocratique à celles du Mal totalitaire. En ces termes, elles ne sont donc pas immédiatement entendues ni reçues. Or, la définition de la révolution démocratique à laquelle parvient Claude Lefort éclaire par contrecoup la nature du totalitarisme, cette contre-révolution qui sourd des angoisses démocratiques, que nourrit la nostalgie de l'unité héritée des sociétés d'Ancien Régime et qu'incarne dès lors non plus le prince, mais la société. Car qu'est-ce qui est à la genèse de la société démocratique sinon la séparation, dans l'Europe de la Renaissance, des ordres de la loi, du savoir et du pouvoir ? De la lecture de Machiavel, Lefort a retenu qu'une société ne se constitue et ne reçoit sa définition que d'après le lieu du pouvoir; elle se conçoit dans son unité grâce à la représentation symbolique d'elle-même qu'est le pouvoir. Lieu où se réfléchissent les principes de la mise en ordre de la société, le pouvoir est donc constitutif du social. Or, dans la démocratie, faute de monarque, faute de loi hétéronome puisant sa légitimité ailleurs que dans le pouvoir institué par les hommes, « le pouvoir apparaît comme un lieu vide et ceux qui l'exercent comme de simples mortels qui ne l'occupent que temporairement ou ne sauraient s'y installer que par la force ou par la ruse; point de loi qui puisse se fixer, dont les énoncés ne soient contestables, les fondements susceptibles d'être remis en question; enfin, point de représentation d'un centre et des contours de la société : l'unité ne saurait effacer la division sociale. La démocratie inaugure l'expérience d'une société insaisissable, immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera latente». Qu'est-ce que le totalitarisme sinon, au terme des analyses de Claude Lefort, auteur du seul grand livre jamais écrit sur Soljénitsyneî4, la volonté de conjurer l'indétermination démocratique ? De la démocratie, le totalitarisme retiendra la souveraineté du Peuple-Un, mais voudra lui donner figure : ce sera le parti, unique ; des divisions sociales, il voudra triompher en reconduisant la société au pouvoir unique, fusionnant l'un et l'autre, abolissant la division fondamentale entre la société civile et l'État; la légitimité, la certitude seront puisées sans conteste possible dans la nouvelle instance de savoir suprême qu'est devenu le secrétaire général du parti unique. Le monarque absolu d'Ancien Régime affirmait «L'État, c'est moi »; le secrétaire général, en régime totalitaire, se contente de proclamer: « La société, c'est moi». Le totalitarisme n'est donc plus, un absolu du Mal, une figure métaphysique du politique, il est une maladie historique des démocraties, lorsque celles-ci, inquiètes, fatiguées de leur indétermination fondatrice, se laissent tenter par la volonté d'occuper le lieu vide du pouvoir, d'affirmer des certitudes sur la légitimité, de donner corps à l'unité sociale. Le totalitarisme se fonde alors sur le refus du droit de l'individu, sur l'éradication des droits de l'homme, croyant ainsi boucler la boucle qui vit surgir l'invention démocratique. L'ouvrage de Claude Lefort prend donc l'Intelligence à contre-pied. Toutefois, son influence sera grande, souterraine, à long terme. D'abord, il conduit, par sa définition de la démocratie comme révolution, toujours relancée par la revendication de la force du droit, à penser l'inachèvement, par définition, de celle-ci. Lefort l'indique lui-même : donnant toute son ampleur à la levée d'écrou historiographique que fut l'ouvrage de François Furet Penser la Révolution française, il invite son auteur à « Penser la révolution dans la Révolution françaiseb ». Il s'agit dans les analyses de François Furet - tout entières tendues vers l'explication de « l'énigme » de la Terreur, qui fut portée par l'illusion que le politique pouvait être le lieu ultime de la résolution de tous les problèmes quelle qu'en soit la nature - de faire sa place à l'émergence de la culture démocratique, la vraie révolution, aux yeux de Claude Lefort, celle qui devrait nous tenir encore en éveil du seul fait de ses exigences toujours devant nous. En mettant en évidence la dimension politique de la Révolution, Furet a pointé le basculement sans précédent que fut l'abolition de la monarchie et l'émergence d'une société qui ne se laissait plus appréhender comme une totalité organique. « Or, interroge Claude Lefort, ne s'institue-t-il pas, à partir de cet événement, un débat infini sur les fondements de la légitimité qui interdit à la démocratie de se reposer dans ses institutions?» En cela, la révolution démocratique n'est jamais terminée. Lefort rappelle qu'Alexis de Tocqueville et Edgar Quinet avaient chacun, au siècle dernier, porté sur la Révolution et sa dimension originaire d'une liberté qui se voulut héroïque un diagnostic à entendre : le premier, dénonçant l'évasion dans l'imaginaire, parlait de « culte de l'impossible » ; le deuxième, soulignant que la négation du supposé réel était constitutive de l'histoire des sociétés modernes, parlait de « foi en l'impossible ». « Deux idées, décidément, qu 'il faut tenir ensemble », conclut Lefort qui souligne ailleurs : « N'était-ce pas le pouvoir d'assumer un droit, qui n 'a pas de garantie dans la nature, qui trouve sa vérité dans son exercice même; ou, en d'autres termes, la tentative de conquérir le désir sur la servitude, sans autre soutien que l'ouvre quis'accomplit» De cette dimension de la révolution démocratique, nombre des lecteurs de Lefort tireront des conclusions. Avec lui, ils s'interrogeront sur le fondement de l'idéologie démocratique, à l'heure où l'Intelligence, dans son grand nombre, réserve ce terme d'idéologie au totalitarisme. Il faut retrouver, jugent-ils, dans l'idéologie démocratique, la part essentielle du politique. Le politique, dont il était à la mode de proclamer la fin, est dès lors restitué dans sa dimension essentielle : la conflictualité incessante, la reprise sans fin des débats sur la légitimité et les droits. Idée neuve alors que celle d'une démocratie travaillée, nourrie par la division. À l'époque même où l'Intelligence semble partager l'idéologie de la démocratie pacifiée avancée par le président Valéry Giscard d'Estaingî8 et devenue à l'aube des années quatre-vingt, sous la plume d'historiens, une «république du centre », les thèses de Claude Lefort instillent, irriguent. On en retrouve, en sciences politiques, l'écho dans les analyses sur la nature du parti politique dans la démocratie moderne formulées par Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun " : « Pris entre la tension vers l'unité artificielle du corps politique et l'expression de la diversité naturelle de la réalité sociale, situé entre la particularité de son origine et la généralité de sa vocation au pouvoir », le parti n a jamais pu conquérir une légitimité aussi forte que celle de la démocratie moderne. Sa position d'entre-deux, entre le politique et le social, entre l'individuel et le collectif, l'expose, comme expression nécessaire du pluralisme, à passer pour un rouage, clos sur les intérêts privés qui ont dicté son existence et qui, à ce titre, grippe le libre jeu des institutions; et, comme ouverture sur une particiEn histoire, ce qui des thèses de Claude Lefort a marqué, c'est moins l'impossible figuration de l'unité démocratique, que l'inéluctable conflictualité. On le vit particulièrement avec l'une des grandes entreprises historiographiques du début des années quatre-vingt-dix, sous la direction de Jean-François Sirinelli. L'Histoire des droites en France, jusque dans son architecture en trois volumes : Politique, Cultures, Sensibilités, réaffirme la première, avant que d'autres auteurs ne le fassent à leur tour, que l'opposition entre droites et gauches, fondée en août 1789 par une Révolution qui autonomisc la société de l'univers politique, est le grand clivage français. En écho aux analyses de Claude Lefort, elle dit la dynamique essentielle de la démocratie française, elle restitue au politique en démocratie toute son aire qui dépasse la simple vie politique et institutionnelle, pour toucher au culturel et au social, qu'il institue par la mise en forme de l'espace où s'articulent l'un et l'autre. Ainsi le clivage droites-gauches ne structure pas seulement la sphère du pouvoir, mais traverse et souvent organise la société civile dans ce que celle-ci peut avoir apparemment de moins politique et de plus économique, social, culturel. « C'est, conclut Jean-François Sirinelli, de cet excès même qu 'il tire sa vigueur. » Cette Histoire des droites en France donne une vision nouvelle de toutes les droites françaises - contre-révolutionnaire, légitimiste, orléaniste, bonapartiste, libérale, révolutionnaire, fasciste, extrême et gaulliste - lesquelles avaient été trop longtemps figées dans la construction de René Rémond -la légitimiste, l'orléaniste et la bonapartiste- que l'évolution politique nationale dans le dernier demi-siècle a notoirement rendu simplificatrice. Que, plus généralement, la conflictualité soit à l'origine du politique, notamment démocratique, toute l'ouvre de Nicole Loraux, pour laquelle Claude Lefort est une référence et qui a puissamment renouvelé notre vision de la Grèce classique, est tendue par cette conviction. Le pouvoir, à Athènes particulièrement, implique la division de la Cité - que ce soit la victoire originaire du peuple sur les oligarques ou celle de la majorité sur la minorité au cours du vote (puisque le vocabulaire de la division, par contamination, conduit à celui du vote et du procèS): « C'est de la conflictualité stabilisée que naîtrait, pour ceux qui brûlent de s'entre tuer, le sentiment paradoxal de quelque chose de commun. » La conflictualité démocratique réfère aussi bien à l'idéologie de la belle mort au service de la Cité qu'à la fondation de la Cité sur le serment, à la mémoire civique organisée autour de l'oubli décrété qu'à la perception aiguë par les mythes et les récits fondateurs de la division de soi entre une part masculine et une part féminine, la masculinité héroïque exaltée étant plus virile d'abriter en elle la féminité. Si le conflit est le moteur de la démocratie, il convient cependant que les individus n'y soient pas isolés, monades que guettent la solitude, le désouvrement et pour finir, comme le prophétisait Tocqueville, le désir de trouver protection sous l'ombre tutélaire de l'État. La caractéristique commune des sociétés traditionnelles et totalitaire est de donner corps à la société, de l'incarner dans une puissance extérieure, d'inscrire l'individu dans une totalité organique où il fasse corps avec lui-même et les autres. Comment redonner corps à la société des individus ? Cette interrogation, formulée par Claude Lefort, a reporté l'interrogation philosophique sur la singularité de l'individu démocratique et de son expérience historique confronté aux formes nouvelles de la division sociale. C'est tout le sens de l'enquête sur les passions démocratiques menée par Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit qui fut, dans le combat antitotalitaire, le vecteur essentiel, auprès d'un public lettré, d'une familiarité avec l'ouvre de Claude Lefort42. La démocratie est-elle condamnée à combler le grand vide de son indétermination en se réfugiant dans des consensus communautaires ou confessionnels fabriqués pour masquer les conflits et la division qui pourtant tiennent les hommes ensemble ? La maîtrise des passions démocratiques a conduit à centrer l'imaginaire contemporain sur quelques métaphores à soi seules éloquentes : le cercle, le vide, le désert. « Qui ne sent pas dans sa tête et dans son corps que "ça tourne à vide", que les petits hommes des démocraties sont les otages d'un monde manquant lamentablement de corps, de chair, de substance ? » La démocratie risque de devenir une coquille sans contenu. A partir du médium de masse qu'est le cinéma, Olivier Mongin détaille le nouveau « recyclage de la violence ». La vitesse avec laquelle les images deviennent de plus en plus féroces et sauvages, la description de la violence comme un état de nature relèvent de la dialectique des passions démocratiques. C'est la part maudite, cachée de nos sociétés désincorporées : la violence se dédouble, oscillant entre un mouvement invisible d'intériorisation (la violence, par exemple, que le toxicomane exerce sur son propre corpS) et un mouvement visible d'extériorisation, violence démonstrative, exacerbée, violence de la mort en direct, rendue « hypersensible » par les médias du temps réel. Toutes les institutions des sociétés démocratiques destinées à maîtriser les violences collectives échouent devant l'individualisation de la violence, celle qui pénètre à l'intérieur de l'individu dont l'autonomie accroît l'élargissement de sa sphère de liberté personnelle et le conduit à imaginer qu'il peut vivre par lui-même, pour lui-même, cesser de faire corps avec les autres, se délivrer du poids du monde extérieur; au risque, le cas du toxicomane le prouve, d'exercer sur lui-même une violence inouïe, destructrice du corps et de la personnalité. « L'individualisme démocratique, conclut Olivier Mongin, a une double face: celle de l'individu heureux et conscient de ses droits; et celle d'un individu qui s'impose des souffrances et des dépendances. » On mesure à la diversité de ces échos combien l'ouvre de Claude T.efort continue de travailler. L'indétermination de la société démocratique, l'impossibilité de lui donner une unité organique - puisque les individus y sont désincorporés en unités comptables du suffrage universel lors de l'expression de la volonté populaire, ruinant l'idée de substance de la société [«le nombre décompose l'unité, anéantit l'identité» écrit LeforT) -, l'inéluctable disscnsus, division du corps politique et social sont autant d'idées qui ont commencé à contaminer, nourrir, porter des réflexions développées dans d'autres domaines que celui de la philosophie politique. Toutes ont en partage que la démocratie s'est instituée, en France comme ailleurs, uniquement dans ce que Claude Lefort n'a de cesse de pointer: la dissolution des repères de la certitude. |
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