Essais littéraire |
Peut-on imaginer contraste plus évident que celui qui existe entre l'agitation incessante qui caractérise les ouvres de Colette, et d'autre part le sentiment de repos profond qui forme le fond, au contraire, de presque toute pensée indéterminée ? L'indétermination, en effet, partout où elle se découvre dans sa simplicité, pour ainsi dire à nu, dépouillée de toutes les adjonctions qui la dénaturent et la masquent, se présente invariablement comme un état de l'âme fait pour la contemplation à distance. L'imagination la localise facilement dans une région sereine, située suffisamment loin pour que nous ayons l'avantage de nous trouver protégés de tout contact direct avec elle. Or, il est clair qu'une telle situation est aussi différente que possible de toutes celles où se trouve engagée la pensée de Colette. Celle-ci est essentiellement une pensée qui ne supporte pas de se trouver sans rapport immédiat avec les objets qu'elle brûle de rencontrer au cours de ses progrès dans l'existence : pensée instable, mobile, profuse, désireuse d'établir aussitôt le contact avec ce sur quoi elle a jeté son dévolu. Aussi est-elle tourmentée par une incom-plétude chronique qui lui interdit tout apaisement. Comment pourrait-elle concilier le besoin de sensations définies qui la travaille, et la fébrilité, la déception, l'exaspération, en un mot, l'absence de paix à laquelle elle ne cesse d'être condamnée ? Cette vie tout entière se trouve faite d'élans et de retombées. Les pleins et les vides y alternent sans interruption. Bref, dans tout le remue-ménage passionné qui est cette vie, comment ne pas percevoir l'immense différence qu'il y a entre elle et l'admirable union à distance que seule peut engendrer une pensée naturellement soustraite à toutes les déterminations de l'immédiat? L'indétermination, en effet, pour ceux qui aspirent à en jouir, ne peut jamais se trouver qu'à distance, dans la profondeur. Or, c'est exactement à l'inverse que procède l'avidité tant soit peu myope de Colette. Elle recherche l'étreinte, le corps à corps. Ce besoin de saisir, de toucher, la laisse sans repos. C'est comme si, à chaque instant, elle avait besoin de faire se lever en elle et autour d'elle une multitude de sensations, toutes aussi vives les unes que les autres. Elle n'y réussit que trop bien. Comment alors établir la moindre ressemblance entre la pluralité anarchique éclatant de vie dans chaque page de Colette, et, d'autre part, la pensée essentiellement libérée de toute préoccupation de l'actuel, qui est celle des mystiques ? Aucun rapprochement ne semble possible entre ces deux façons de sentir et de vivre, dont on ne peut dire qu'elles contrastent, mais simplement qu'elles s'ignorent. Pourtant, sur un point, il n'y a pas de doute, ces deux formes d'appétition se ressemblent. Ce point est l'intensité exceptionnelle avec laquelle l'une et l'autre ont le pouvoir, quand elles le veulent, de concentrer leurs appétits. Que l'objet du désir soit proche ou lointain, ce qui se révèle en elles par préférence, et parfois même par exclusion de tout le reste, c'est une demande, une exigence. Désir qui, chez les mystiques, s'exprime d'ordinaire par la conscience douloureuse de ce qui leur interdit de s'unir à ce qu'ils convoitent, désir qui, chez Colette, se confinant au lieu et au moment généralement les plus proches, trouve sa flamme dans la proximité de l'objet lui-même. Dans les deux cas, pourtant si dissemblables, n'est-ce pas toujours la même urgence que nous percevons, le même sentiment privatif d'inassouvissement, la même soif de se satisfaire ? La conscience de soi, surtout quand elle est orientée vers un objet dont elle ne peut aussitôt obtenir la jouissance, se manifeste le plus ordinairement sous cet aspect de la privation. Que l'objet soit mystique et lointain, ou qu'il soit, comme c'est le cas de Colette, à portée immédiate de l'être qui désire, il est toujours perçu dans un mouvement double, à deux temps, celui dans lequel l'esprit suspend brusquement ce qui l'absorbait précédemment, et celui par lequel il se reporte d'un coup en avant à la poursuite de ce qu'il convoite. Or, ce transfert, ce passage du passé au futur, ou d'un objet à un autre objet, se distingue toujours très nettement chez Colette. La convoitise est chez elle comme une flamme qui se rallume ou qui se trouve aussitôt ravivée par la proximité. C'est donc comme par un bond, par une poussée subite en avant, que la pensée, chaque fois, chez elle, s'arrache à ce qu'elle était, et, rallumée, redevient aussitôt ce qu'elle désire être. On dirait que dans ce moment transitif le surgissement d'une nouvelle naissance ou d'une nouvelle et fraîche façon de sentir se fait le plus souvent dans une sorte de merveilleux jaillissement verbal. Par la suite, sans doute, mille hésitations ou regrets, mille retours en arrière, toutes sortes d'interruptions ou d'éclats nouveaux se feront jour, donnant à ce trajet une ligne discontinue, mais la plupart du temps, ce qui recommence ici de jaillir tire, dirait-on, une force inédite de la conscience même de l'arrêt qui semble s'interposer dans son développement naturel. Ce qui jaillit paraît toujours jaillir d'emblée. C'est comme la seconde et la plus importante partie d'un mouvement en deux temps par lequel l'expérience vécue d'abord, dans un premier moment, se détache, s'interrompt, mais c'est pour repartir aussitôt sur de nouveaux frais. A coup sûr, ces élans, ces secousses, ces nouveaux départs, entraîneront à leur tour de nouvelles pauses préludant à de nouvelles lancées; mais ces haltes provisoires seront toujours dépassées, surpassées, par de nouveaux bonds en avant. Est-ce dire que, dans cette allée-venue ou progression par saccades, l'orientation vers le futur reste toujours la phase dominante et presque exclusive ? Dans le cas de Colette ne devrions-nous pas plutôt penser que nous nous trouvons toujours en présence d'une même poussée en avant qui sans cesse reprendrait force et vie ? Ce ne serait peut-être pas toujours vrai. Colette n'est pas une optimiste. Elle serait plutôt une passionnée. En fait, son humeur est toujours si4ntensément engagée dans sa lancée qu'il n'y a jamais chez elle de pause durable entre les élans qui se succèdent et qui se remplacent, pour ainsi dire, coup sur coup. On devrait plutôt décrire cette course comme une course à obstacles, faite de bondissements successifs, comparables à ceux des jeunes animaux chez qui les sauts et les retours au sol semblent naître en quelque sorte les uns des autres. C'est dire que, chez la grande romancière dont nous parlons ici, toute expérience nouvelle a pour contrepartie le prompt abandon de ce que, en s'élan-çant en avant, elle laisse en arrière. Les deux phénomènes sont quasi concomitants et indissolubles, si étroitement liés l'un à l'autre qu'ils semblent n'en former qu'un seul. Pourtant, dans un sens, ils s'affrontent, ils se bousculent, et même se contredisent, puisqu'ils n'aboutissent jamais à une permanente fusion. Au contraire, ce qui survient, survient toujours, ou le plus souvent, dans l'escamotage instantané de ce qui précède. Rien de plus libre donc, de plus allègre parfois, et de plus riche toujours, que la palpitation toujours généreuse de la vie chez la grande poétesse. Au lieu d'une continuité ininterrompue d'existence, ce qui apparaît, c'est une série d'élans qui, bénéficiant chacun d'une réaction particulière, n'obéissent pas moins à une poussée unique. On dirait un ensemble mouvant, fait d'éléments indépendants les uns des autres, procédant par sursauts successifs. Point donc d'indétermination proprement dite, point de fusion d'humeurs en une masse unifiée qui prolongerait continûment sa lancée, mais une présence tumultueuse et composite, faite d'éléments enchevêtrés qui progressent cependant tous quasi à la même allure. Quand on lit une description de Colette, on croit assister à un essor collectif fait de particules séparées - comme un essaim d'abeilles, comme une bouffée d'air, ou, pour reprendre une de ses expressions, comme « un ruissellement de parfums divers ». COLETTE : TEXTES Elle ouvrit grande la porte-fenêtre et aspira une bouffée de nuit printanière si complète, si fastueusement pourvue de parfums immobiles, d'impalpable humidité, de chante et de lune, que des pleurs irrités lui montèrent aux yeux. Je crois que si une petite magie inoffensive pouvait me rendre ensemble l'arôme de la pomme bavant sur la braise, de la châtaigne charbonnant, et surtout l'extraordinaire vieux tome du Nouveau Testament, rongé, loqueteux, moisi où Mlle Fanny conservait, entre les pages, des pétales de tulipes séchées, transparents comme l'onyx rouge, des petits cadavres gris de violettes, les figures à barbe carrée des pensées du printemps, je crois, oui, que je serais bien contente. Je pousse mon nez contre la terre pour y reconnaître des odeurs compliquées. Sais-tu seulement, toi, démêler trois, quatre odeurs embrouillées, tressées, fondues : une de taupe, une autre de lièvre qui a passé vite, une autre d'oiseau qui s'est couché ? Matins d'hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d'avant le lever du jour, jardin deviné dans l'aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d'heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs - coups d'éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d'un jet d'eau. Le lit. Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d'une bienheureuse défunte. C'est un parfum compliqué qui surprend, qu'on respire attentivement, avec le souci d'y démêler l'âme blonde de ton tabac, l'arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s'exhale de moi : mais cette agreste odeur d'herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne ? Puis je retournais dans le jardin doré, bourdonnant, écourant de glycines et de chèvrefeuilles, bois enchanté qui balançait des poires vertes, des cerises roses et blanches, de» abricots de peluche et des groseilles à maquereau barbues. O juin de mon rêve ! Eté commençant où tout se gonfle de jus acide ! Herbe écrasée qui tachait ma robe blanche et mes bas cachou, cerises que je piquais d'une épingle et dont le sang à peine rose tremblait en gouttes rondes... Il aspira l'air par ses narines. Avec l'air pénétra le prodige, l'enchantement de la mémoire, l'odeur d'une chevelure, d'un épiderme qu'il avait oubliée de l'autre côté du monde et que précipitait en lui un courant de souvenir torrentiel. |
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