Essais littéraire |
« Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Et rien de Rome en Rome n'aperçois... » Joachim du Bellay. On ne saurait sous-estimer l'importance de Rome, ancienne et moderne, pour tout diplomate, tout humaniste et tout poète de la Renaissance. Capitale d'un empire défunt et siège d'une papauté de plus en plus critiquée, la Ville éternelle devient au xvt6 siècle un pôle d'attraction pour tout honnête homme désireux de découvrir les sites antiques et de se faire une opinion personnelle sur les Italiens et la cour pontificale. Rome était-elle vraiment la Bête de l'Apocalypse que dénonçait Luther ? Ou n'avait-elle pas retrouvé sa force morale sous l'impulsion de la Contre-Réforme ? Dès 1520, les protestations véhémentes qu'avait lancées Luther contre la Babylone moderne avaient conduit le pape Léon X à excommunier le réformateur allemand. Les rivalités entre Français et Espagnols avaient ensuite mené au catastrophique sac de Rome par les troupes de Charles Quint en 1527. D'autres pillages se pratiquaient sur une autre échelle pour répondre au goût des collectionneurs. François Ier, féru d'antiquités, avait dépêché ses artistes à Rome avec la mission explicite de rapporter bustes et statues pour peupler ses jardins de Fontainebleau (MacPhail. 1990; McGowaN). La succession de l'Antiquité gréco-romaine était ouverte. La vieille théorie de la translatio* studii et imperii voulait que le pouvoir politique et la domination culturelle passent, au cours de l'Histoire, d'une civilisation à une autre : cela avait été le cas de la Grèce à Rome et chaque nation européenne revendiquait sa part d'héritage. Dans son Dialogue des langues (1542), Sperone Speroni avait fait passer le flambeau de Rome, à Florence, montrant qu"une telle succession s'inscrivait dans un plan voulu par Dieu. Sept ans plus tard, Joachim du Bellay reprendra textuellement ces propos dans la Défense et illustration de la langue française (1549) mais pour faire de la France l'héritière toute désignée des Anciens : « Dieu a donne pour loi inviolable à toute chose créée de ne durer perpétuellement mais de passer sans fin d'un état en l'autre, étant la fin et la corruption de l'un le commencement et génération de l'autre » (I. ix, p. 56-57). On sait que le manifeste de la Pléiade se termine par un appel à un pillage systématique des littératures anciennes (« Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine !.. Pillez-moi sans conscience les sacrés tliré-sors de ce temple delphique ! » p. 195-196). Nouveau sac de Rome, perpétré cette fois-ci symboliquement par les premiers apôtres de ce qu'on appellera la «mission civilisatrice de la France ». Lorsque le porte-parole de la Pléiade suit à Rome le cardinal Jean du Bellay, son cousin, il n'oublie pas ce désir insatiable de transférer en France et de « translater » en français le prestige de la civilisation romaine. Pendant ses quatre années d'exil (1553-1557), Joachim composera deux recueils qui inaugurent en français une double tradition : celle de la poésie des ruines (Les Antiquités de Rome A) et celle de la poésie d'exil (Les Regrets R]). Ces deux recueils correspondent aussi à deux styles entièrement différents. Dans Les Antiquités, le poète marque son admiration pour la civilisation de la Rome ancienne romaine, sa grandeur et sa chute : il opte pour le style élevé. Dans Les Regrets, au contraire, il fait état de sa nostalgie pour la France et critique la Rome moderne, sa duplicité et sa corruption : le style bas lui conviendra. La méditation sur les ruines n'est pas nouvelle. Les Italiens ont montré la voie (SabA). Pétrarque. Boccace et les néolatins se sont longuement lamentés sur les vieilles pierres, témoins d'une culture évanouie qui renvoie aux êtres humains un message poignant : quelle que soit la grandeur de leur civilisation, ils doivent se rappeler qu'elle est, elle aussi, mortelle. Le double thème de la grandeur et de la chute de Rome porte un autre message, celui du châtiment qui attend toute société qui se livre à l'hubris*, à la démesure (Gadoffre, p. 165). La loi historique des mutations n'est pas exempte de connotations bibliques: voyez l'Ecclésiaste, mais aussi le Nouveau Testament. La chute des puissants et l'élévation des humbles sont inévitables. Et Rome meurt d'avoir voulu rivaliser avec le destin : Afin qu'étant venue à son degré plus haut La Romaine grandeur, trop longuement prospère, Se vil ruer* à bas d'un plus horrible saut. (OP, II, A, sonnet 31, p. 21, v. 12-14.) Si l'orgueil de Rome lui a valu sa perte, sa grandeur continue pourtant à nous émerveiller encore aujourd'hui. Invasions barbares, intempéries naturelles ou infortunes du sort n'ont réussi à effacer l'idée de la gloire romaine dans l'esprit des hommes. Le train des anaphores négatives sert à le rappeler. Leur martèlement répétitif de vers en vers magnifie le pouvoir du langage à raviver la mémoire collective quand bien même toute preuve matérielle aurait disparu : Ni la fureur de la flamme enragée. Ni le tranchant du fer victorieux. Ni le dégât du soldat furieux. Qui tant de fois, Rome, t'a saccagée, Ni coup sur coup ta fortune changée. Ni le ronger des siècles envieux, Ni le dépit des hommes et des dieux. Ni contre toi ta puissance rangée. Ni l'ébranler* des vents impétueux. Ni le débord de ce dieu tortueux Qui tant de fois t'a couvert de son onde, Ont tellement ton orgueil abaissé Que la grandeur du rien qu'ils t'ont laissé Ne fasse encore émerveiller le monde. (OP, II. A. sonnet 13. p. 12. v. 1-14.) Au début du recueil, l'opposition entre la splendeur de la Rome antique et les décombres de la Rome moderne fait l'objet d'un sonnet « rapporté » où le nom de la Ville éternelle se répercute en écho, mais avec des sens différents, grâce à l'agencement des rimes intérieures (Tucker, p. 55) : Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Et rien de Rome en Rome n'aperçois. Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois. Et ces vieux murs, c'est ce que Rome on nomme. (OP, II, A, sonnet 3, p. 7, v. 1-4.) Ce jeu d'oppositions se prolonge par la juxtaposition des destins. Et, pour en mimer la mouvance, on passe abrupte-memnt d'un pôle à l'autre, du sommet à la base, de l'orgueil à la ruine. Les éléments se répètent, mais c'est un leurre. Les mêmes signes recouvrent des réalités entièrement différentes : Vois quel orgueil, quelle ruine ; et comme Celle qui mit le monde sous ses lois. Pour dompter tout, se dompta quelquefois* Et devint proie au temps qui tout consomme*. Rome de Rome est le seul monument Et Rome Rome a vaincu seulement. (Ibid., v. 5-10.) Dans ce monde voué à la mutation des formes, seul le fleuve qui arrose la ville n'a pas changé. La pierre est devenue poudre, mais l'élément liquide, pourtant caractérisé par l'instabilité, affirme sa résistance. Sans doute, comme le disait Heraclite, ne repasse-t-on jamais deux fois la même rivière ; mais le paradoxe veut ici que ce soit justement la fluidité qui soit le signe de la permanence : Le Tibre seul, qui vers la mer s'enfuit. Reste de Rome. Ô mondaine inconstance ! Ce qui ferme, est par le temps détruit. Et ce qui fuit, au temps fait résistance. (Ibid., v. 11-14.) Cependant l'originalité des Antiquités vient moins du thème de la méditation sur le destin des civilisations que du point de vue du poète qui s'adonne personnellement à cette méditation (GreenE). Dans le sonnet liminaire, du Bellay propose à Henri II de faire ressusciter dans son royaume les « poudreuses reliques » de la Ville éternelle en leur donnant une contrepartie poétique : Au Roi Ne vous pouvant donner ces ouvrages antiques Pour votre Saint-Germain ou pour Fontainebleau. Je les vous donne. Sire, en ce petit tableau Peint, le mieux que j'ai pu. de couleurs poétiques. Qui, mis sous votre nom. devant les yeux publiques. Si vous le daignez voir en son jour le plus beau. Se pourra bien vanter d'avoir hors du tombeau Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques. (OP,U,A,p. 5,v. 1-8.) Du Bellay reprend ici le thème de l'architecture monumentale. Dans une ode célèbre, Horace s'était vanté de bâtir un monument poétique {exegi monumentuM) qui survivrait à toutes les autres constructions humaines. Ce n'est pas un « monument » mais plutôt un « sépulcre » que le successeur d'Horace présente ici au roi (MacPhail, 1986, p. 363). L'enthousiasme primitif de la Défense et illustration est repris ici sur le mode optatif à l'intention du monarque. L'auteur du manifeste projette maintenant ses propres vers dans l'avenir, pour y voir rétrospectivement la prophétie de cette gloire future : Que vous puissent les dieux, un jour, donner tant d'heur* De rebâtir en France une telle grandeur Que je la voudrais bien peindre en votre langage. Et peut-être qu'alors votre grand'Majesté, Repensant à mes vers, dirait qu'ils ont été De votre monarchie* un bienheureux présage. (OP, II, A, « AU ROI », p. 5, v. 9-14.) Cependant, un doute subsiste sur la pérennité de poèmes qu'on nous présente comme de nouveaux « ouvrages antiques». Devant l'ubiquité des ruines de la Rome ancienne, l'espoir de « rebâtir en France une telle grandeur » n'est sans doute pas dénué d'ironie. L'Histoire a pourtant changé de cours. Une nouvelle culture doit maintenant s'ériger sur les ruines de l'ancienne. Mais comment combler le vide qu'a laissé la Rome antique sinon en allant rouvrir son tombeau pour y puiser, dans ses profondeurs, l'inspiration, la « fureur » et la « sainte horreur» des poètes antiques? C'est ce que tente de faire le poète moderne dans son premier sonnet : Divins esprits, dont la poudreuse cendre Gît sous le faix de tant de murs couverts, L-J A haute voix, trois fois je vous appelle. J'invoque ici votre antique fureur*, En cependant* que d'une sainte horreur* Je vais chantant votre gloire plus belle. (OP, n A, sonnet 1, p. 6, v. 1-2,11-14.) Le poète chante-t-il la gloire de ses prédécesseurs romains parce qu'elle est « plus belle » que celle des autres ou parce que, grâce à sa voix française, cette gloire deviendra « plus belle» qu'elle n'a jamais été? À nouveau, l'ambiguïté semble cultivée à dessein. Un sentiment sublime se dégage pourtant de l'évocation des « Pâles esprits » et des « ombres poudreuses » qui ont vu sortir de terre ce qui n'est plus aujourd'hui que «reliques cendreuses ». Du Bellay s'adresse à ces fantômes qui le hantent pour leur demander de redire avec lui l'horreur qu'il éprouve devant le spectacle de cette dévastation : Dites, esprits... Diles-moi donc... Ne sentez-vous augmenter votre peine Quand quelquefois*, de ces coteaux romains. Vous contemplez l'ouvrage de vos mains N'être plus rien qu'une poudreuse plaine ? (OP,U, A, sonnet 15, p. 13,v.5,9, 11-14.) Cependant, la « peine » de voir s'effondrer une civilisation n'est pas sans suggérer aussi une sorte de délectation morose de la part de celui qui attend impatiemment de prendre la relève. Schadenfreude avant la lettre qui se donnera encore plus libre cours dans les visions énigma-liques qui font suite au recueil des Antiquités. Les quinze sonnets du « Songe » répéteront inlassablement le même rythme alternatif de surgissement et de foudroiement (OP. n, p. 25-32). Rome serait-elle morte à tout jamais et sans espoir de survie ? Le Français du Bellay s'inquiète de la possibilité que la ville se rebâtisse sur place. Ambitieuse, la Rome des papes s'est attiré nombre d'« ouvriers industrieux» à qui «ces vieux fragments servent encore d'exemples ». Leur art ira-t-il jusqu'à empêcher le transfert culturel tant souhaité? Au touriste qui contemple les monuments en ruines de l'ancienne Rome, le poète lance fiévreusement : Regarde après, comme de jour en jour Rome, fouillant son antique séjour. Se rebâtit de tant d'ouvres divines. Tu jugeras que le démon romain S'efforce encor d'une fatale main Ressusciter ces poudreuses ruines. (OP, II, A, sonnet 27, p. 19, v. 9-14.) Tout dépend évidemment du sens que l'on donnera au mot « fatal » : de quel côté penche le destin ? Au XVIe siècle, on le sait, la loi des mutations fera basculer la domination culturelle de l'Italie vers la France comme, au XXe, elle le fera de l'Europe vers l'Amérique. Cependant le poète moderne continue à avouer son impuissance. Ce n'est pas qu'il manque de volonté et d'énergie. Si seulement il disposait de la harpe d'Orphée ou pour rendre à la vie à ce qu'il appelle les « ossements pierreux » d'une Rome évanouie ! C'est par la plume qu'il trouvera le moyen d'évoquer la grandeur passée et aussi celle qui s'esquisse en filigrane pour l'avenir : Puissé-je au moins d'un pinceau plus agile. Sur le patron de quelque grand Virgile, De ces palais les portraits façonner. J'entreprendrais, vu l'ardeur qui m'allume. De rebâtir au compas* de la plume Ce que les mains ne peuvent maçonner. (OP,U,A, sonnet 25, p. 18, v. 9-14.) Le poète retrouve son ambition en se comparant favorablement au peintre (son « pinceau » est « plus agile ») et à l'architecte dont les mains « ne peuvent maçonner ». Certes, l'optatif (« Puissé-je ») et le conditionnel (« J'entrepren-drais ») sont encore de mise. Pourtant, le choix du modèle est révélateur : n'imite pas Virgile qui veut '. Dans l'ultime sonnet, du Bellay commencera par exprimer encore des doutes sur sa réussite poétique. S'adressant à ses propres vers, il leur appliquera la thèse qu'il a développée tout au long de son recueil : rien ne dure à jamais dans ce bas monde; si les monuments de l'Antiquité romaine n'ont pas survécu, quelle chance peut avoir sa poésie de connaître l'immortalité ? Espérez-vous que la postérité Doive, mes vers, pour tout jamais vous lire ? Espérez-vous que l'ouvre d'une lyre Puisse acquérir telle immortalité? Si sous le ciel fût quelque éternité. Les monuments que je vous ai fait dire, Non en papier, mais en marbre et porphyre. Eussent gardé leur vive antiquité. (OP, II A, sonnet 32, p. 21, v. 1-8.) Cependant, le porte-parole de la Pléiade ne peut se laisser abattre par le découragement. Sans doute le temps met-il fin à toute chose, sans doute le poète angevin n'est-il pas à la hauteur du Virgile qu'il veut imiter. Pourtant, dans un ultime sursaut, il se ressaisit avec fierté : n'est-il pas l'élu d'Apollon, dieu de la poésie ? et n'a-t-il pas entrepris de faire, le premier en France, l'éloge de la grandeur romaine, de ce « peuple à longue robe* », de cette gens togata dont Y Enéide racontait justement les origines ? Ne laisse pas toutefois de sonner. Luth, qu'Apollon m'a bien daigné donner. Car si le temps ta gloire ne dérobe. Vanter te peux, quelque bas que tu sois. D'avoir chanté, le premier des François*. L'antique honneur du peuple à longue robe*. (Ibid.. v. 9-14.) On comprend que ce tableau de la majesié romaine ait pu inspirer les générations futures. Il possède déjà une grandeur cornélienne. Le second recueil romain. Les Regrets, s'ouvre sur sept vers latins qui invitent et désinvitent à la fois le lecteur à goûter une ouvre nouvelle qu'assaisonne un mélange de fiel, de miel et de sel (fellis, mellis et saliS). « Si quelque chose flatte torfpalais, viens en convive; mais si cela ne te plaît pas, alors va-t'en, je t'en prie » (OP, II, R, p. 35). Curieuse offrande dont le ton donne déjà un avant-goût des trois registres que va cultiver le poète : le fiel dans l'élégie (ce sera le thème du regret du pays nataL), le miel dans flatterie (ce sera l'éloge de sa protectrice, Marguerite de FrancE) et le sel dans la satire (ce seront les traits lancés contre les vices de la cour pontificalE)'. Dans le long poème liminaire dédié «à Monsieur d'Avanson», ambassadeur au Saint-Siège, le poète revient sur ce qui l'a poussé à écrire, à savoir son exil en terre étrangère : La Muse ainsi me fait sur ce rivage Où je languis, banni de ma maison. Passer l'ennui de la triste* saison, Seule compagne à mon si long voyage. (OP. II. R. p. 36. v. 25-28.) D'autres auraient savouré cette chance de vivre quelque temps dans la Ville éternelle. Mais Joachim joue l'exilé : il a dû suivre son cardinal et lui servir de secrétaire contre sa volonté. C'est, du moins, ce qu'il nous dit quand il se plaint de sa triste condition. Le mot « triste » renvoie évidemment à un autre exilé de la tradition latine, Ovide, qui écrit ses Tristes depuis le Pont-Euxin. Pour du Bellay, le modèle est tout trouvé. Conformément aux préceptes de la Défense, il va pouvoir mimer Ovide en français. Il en sortira des vers inoubliables. Pour l'exilé, confronté à une profonde aliénation, la poésie apparaît comme la seule consolation possible : La Muse seule au milieu des alarmes Est assurée et ne pâlit de peur. La Musc seule au milieu du labeur Flatte la peine et dessèche les larmes. Delle je tiens le repos et la vie. D'elle j'apprends à n'être ambitieux. D'elle je tiens les saints présents des dieux Et le mépris de fortune et d'envie Aussi sait-elle, ayant dès mon enfance. Toujours guidé le cours de mon plaisir, Que le devoir, non l'avare désir. Si longuement me tient loin de la France. (OP, n, R, p. 36, v. 29-40.) L'exil va profondément marquer l'identité de la nouvelle voix poétique qui se met ici en place. Éloigné de la « source vive » que représente le mythe de la France (« Mère des arts, des armes et des lois », sonnet 9, v. 1 ), le poète ne jouit plus de l'ambition farouche qui l'avait habité au temps heureux de ]& Défense. 11 commence donc son recueil en rejetant tous les registres dans lesquels il avait autrefois espéré s'illustrer : Je ne veux point fouiller au sein de la nature. Je ne veux point chercher l'esprit de l'univers, Je ne veux point sonder les abîmes couverts Ni dessiner du ciel la belle architecture. (OP, II, R, sonnet I, p. 39. v. 1-4.) Par ces trains d'anaphores négatives, du Bellay refuse Ronsard et la poésie cosmique, philosophique et scientifique des Hymnes1. La grisaille des sonnets qui s'annoncent sera volontairement choisie par contraste avec la quête ambitieuse du prince des poètes : Je ne peins mes tableaux de si riche peinture. Et si hauts arguments ne recherche à mes vers. Mais, suivant de ce lieu les accidents divers. Soit de bien, soit de mal, j'écris à l'aventure*. (Ibid., v. 5-8.) Il opte pour un style plus pauvre (pas de « si riche peinture »), plus humble (pas de « si hauts arguments »), moins assuré (il écrit au hasard, « à l'aventure », selon les circonstanceS). Écriture qui se veut très proche de son paysage intérieur : Je me plains à mes vers si j'ai quelque regret. Je me ris avec eux. je leur dis mon secret. Comme étant de mon cour les plus sûrs secrétaires*. Aussi ne veux-je tant les peigner et friser. Et de plus-ïbraves* noms ne les veux déguiser Que de papiers journaux ou bien de commentaires. (Ibid., v. 9-14.) Refus de l'ornementation (pas de vers « peignure » ni de « frisure »). Le ciseau et la lime ne font pas partie de ses outils. Que sa plume soit élégiaque (« je me plains ») ou satirique («je me ris »), elle ne fera que consigner directement sur le papier l'expérience vécue. On est aux antipodes des grandes envolées lyriques : ce ne seront que de simples notations, au jour le jour (moins des sonnets que des « papiers journaux »), et ses opinions personnelles (il les qualifie de « commentaires ») seront dénuées de toute autorité. Le savant poète de L'Olive ne veut plus être « savant», parce que montrer son savoir serait masquer ce qu'il a sur le « cour » : le cour, mot-clé de la nouvelle éthique prônée les érasmiens et qui donne la priorité axspectus, au for intérieur. Ailleurs, il déclare : « J'écris naïvement tout ce qu'au cour i me touche » (sonnet 21, v. 6). Tout au jeu de la sincérité, du Bellay ironise sur le style ampoulé où se complaisent les poètes dits inspirés. A son ami, l'historien Pierre de Paschal, il lance : Un plus savant que moi. Paschal. ira songer Avec l'Ascréan* dessus la double cime*. Et pour être de ceux dont on fait plus d'estime. Dedans l'onde* au cheval* tout nu s'ira plonger. (OP. II. R. sonnet 2. p. 40, v. 1-4.) Ces vers sont comiquement illisibles si l'on ignore les allusions à l'histoire et à la mythologie gréco-latines. Il faudrait tout le savoir d'un Muret pour nous souffler que l'« Ascréan ». c'est Hésiode, que la « double cime » désigne le mon! Pâmasse et que Pégase est le cheval ailé qui fait jaillir de son sabot la source consacrée aux Muses. Parodie des Amours de Ronsard' ? Le ridicule de ce magasin d'antiquités est souligné par la brusque mention du « tout nu » qui nous plonge brusquement dans une « onde » autrement rafraîchissante. Pour créer une atmosphère amicale et intime, du Bellay choisit la forme épistolaire (BizeR). C'est à ses amis, restés en France, qu'il écrit ; c'est à eux qu'il confiera ses peines et ses joies : autant de viatiques qui abolissent la distance qui le sépare de sa chère patrie. Au même Paschal il précisera les règles de son nouvel art poétique : Aussi veux-je. Paschal, que ce que je compose Soit une prose en rime ou une rime en prose. Et ne veux pour cela le laurier mériter. (OP. II. R, sonnet 2, p. 40. v. 9-11.) Paradoxe d'une poésie qui se veut proche de la prose ! S'il a choisi l'alexandrin, c'est qu'à l'époque ce mètre semble « raser la prose » de plus près '. El de rejeter le laurier, consacré à Apollon et qui est censé récompenser le lauréat du concours poétique. Pétrarque et sa longue postérité pétrar-quisante sont vertement congédiés. Cependant le poète prosateur veut aussitôt détromper ceux qui pourraient croire qu'une telle option soit dictée par la facilité : Et peut-être que tel se pense bien habile Qui. trouvant de mes vers la rime si facile. En vain travaillera, me voulant imiter. (OP, II R, sonnet 2, p. 40, v. 12-14.) Il sera sans imitateurs, parce que son style n'appartient qu'à lui. On sent la fierté qui entre dans cette revendication d'exclusivité. Un tel manque de prétention (il ne veut pas « déguiser » sa poésie en lui donnant de « braves* noms », sonnet 1, v. 13) exige aussi le refus de ce qui avait été la pierre de touche de la Défense, la théorie de l'imitation : Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs. Je ne veux retracer les beaux traits d'un Horace, Et moins veux-je imiter d'un Pétrarque la grâce. Ou la voix d'un Ronsard, pour chanter mes Regrets. (OP, II. R. sonnet 4, p. 41, v. 1-4.) Grecs. Romains et Italiens sont renvoyés dos à dos : ils ne font pas le poids ! Leurs imitateurs ont beau revendiquer un lien direct avecies dieux et se croire capables de révéler aux mortels le sens du « sacré », constamment il se singularise en opposant l'authenticité de son visage aux masques empruntés par les autres poètes : Ceux qui sont de Phébus vrais poètes sacrés Animeront leurs vers d'une plus grande audace. Moi, qui suis agité d'une fureur plus basse. Je n'entre si avant en si profonds secrets. Je me contenterai de simplement écrire Ce que la passion seulement me fait dire. Sans rechercher ailleurs plus graves arguments. Aussi n'ai-je entrepris d'imiter en ce livre Ceux qui par leurs écrits se vantent de revivre Et se tirer tout vifs dehors* des monuments. (OP, Tï, /?, sonnet 4, p. 41, v. 5-14.) Refus de l'imitation, refus de la fureur* poétique et, par voie de conséquence, refus de toute prétention à l'immortalité. L'allusion aux « monuments » du dernier vers peut se lire aussi comme une autoparodie dans la mesure où elle renvoie au thème naguère préféré des Antiquités, lieu manifeste de la haute et majestueuse poésie qui assure la pérennité. Ailleurs, il le déclarera tout de go : « De la postérité je n'ai plus de souci » (sonnet 6, v. 12). Du Bellay enfile tout le paradigme de l'humilité et de la sincérité. Mais on peut se demander si cette série de dénégations ne relève pas aussi d'un art qui vise précisément à lui assurer de l'immortalité. Au peintre Nicolas Denisot, il fait valoir à quel point il se sépare des autres artistes, revendiquant jalousement son autonomie et ce qui fait sa « différence » : Vous autres cependant, peintres de la nature. Dont l'art n'est pas enclos dans une portraiture*, Contrefaites* des vieux* les ouvrages plus beaux. Quant à moi, je n'aspire à si haute louange. Et ne sont mes portraits auprès de vos tableaux Non plus qu'est un Janet* auprès d'un Michel-Ange. (OP, 11,/?, sonnet 21, p. 49, v. 9-14.) Aux somptueuses fresques de la Sixtine, il dit préférer les humbles dessins de l'École française. Là encore, on peut se demander si ce n'est pas là une stratégie qui vise à rabaisser la réputation des Italiens pour promouvoir une production autochtone moins réputée et qui souffre cruellement de la comparaison. Fierté blessée qui se tourne en mépris et laisse voir en filigrane une envie frustrée de rivaliser avec la puissance olympienne des plus grands « étrangers ». En proclamant son amour du « naturel* », du Bellay voudrait qu'on confonde sa simplicité d'écriture avec l'état d'innocence auquel il aspire. Il s'agit moins pour lui de cultiver un degré zéro de style que d'imposer les conséquences d'un style de degré zéro. Sa naïveté est donc un trompe-1'ceil. et il faut la prendre moins pour un refus de l'art que pour le choix d'un art moins voyant, plus subtil, qui, comme chez Ovide, se t'ait oublier pour s'imposer davantage: ars est celare artem. Le poète finit par l'avouer : « L'artifice caché, c'est le vrai artifice » (sonnet 142, p. 110, v. 12). Les contraintes de l'exil romain lui offrent la chance inouïe de devenir le nouvel Ovide français. Pourquoi la refuserait-il ? Il se met donc à chérir la condition même de son malheur. Dans cette vallée de larmes, gémir n'est pas. comme ce sera le cas chez Vigny, un acte de lâcheté ; c'est un mode légitime d'être et d'écrire, et de soutenir la concurrence avec l'heureux Ronsard. Du Bellay refuse avec le même orgueil blessé les lys de France et les lauriers du Parnasse : deux royaumes symboliques dont il aurait secrètement aimé posséder la clé, à la condition d'en être le seul possesseur, et le premier. Depuis les terrae incognitae de l'exil, la France apparaît parée de tous les dons, ce qui rend son absence intolérable : France, mère des arts, des armes et des lois. Tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle. Ores*, comme un agneau qui sa nourrice appelle. Je remplis de ton nom les antres et les bois. Si tu m'as pour enfant avoué* quelquefois*. Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ? France. France, réponds à ma triste querelle*. Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix. (OP, II, R, sonnet 9, p. 43, v. 1-4.) Est-il concevable que la France puisse usurper à Rome la maîtrise politique, juridique et culturelle ? Ne lisait-on pas le contraire dans les Antiquités ? Rome y était « celle qui mit le monde sous ses lois » (A, sonnet 3, v. 5). Pure palinodie de rêveur? Dans un curieux renversement, la louve, nourrice des frères fondateurs, est rendue à sa sauvagerie primitive ; elle perd sa féminité maternelle pour rejoindre la horde des « loups cruels » qui rôdent dans une « plaine » imaginaire où souffle la « froide haleine » de l'hiver affectif : Entre les loups cruels j'erre parmi la plaine. Je sens venir l'hiver, de qui la froide haleine D'une tremblante horreur* fait hérisser ma peau. (OP, II, R, sonnet 9, p. 43, v. 9-11.) Le poète refuse de s'adapter à la vie romaine dont il ne veut retenir que les aspects négatifs, se cramponnant à la vision béate de son «naturel séjour» (sonnet 36, v. 1). Comme chez Maurice Scève, son animal totémique est « le lièvre accroupi en son gîte » (Délie, dizain 129, v. 8), noyé dans les ténèbres de la nostalgie et replié frileusement dans une position quasi fétale. Douceur angélique que la « douceur angevine » célébrée dans le fameux sonnet d'Ulysse : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage. Ou comme cestui-là* qui conquit la toison* Et puis est retourné, plein d'usage* et raison. Vivre entre ses parents le reste de son âge ! Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison Qui m'est une province et beaucoup davantage? Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux Que des palais romains le front audacieux. Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine. Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin. Plus mon petit Lire que le mont Palatin, Et, plus que l'air marin, la douceur angevine. (OP, II/?, sonnet 31. p. 54, v. 1-14.) Ce poème du « mal du pays » a rendu du Bellay immortel. Cependant, à y regarder de près, rien n'est ici conforme à la réalité littéraire ou biographique. Où est l'Ulysse du poème homérique ? C'est un héros fatigue, heureux de retrouver ses pénates qu'on nous campe ici. On évoque Jason, conquérant de la Toison d'or, mais c'est pour oublier l'horrible retour du héros et sa rupture tragique avec Médée. Du Bellay, qui a vécu aisément au château de la Turmelière, veut nous émouvoir en s'inventant une «pauvre maison » qu'il n'a jamais eue. Mais ce misérabilisme est porté à une température héroïque lorsque, contre toute attente, dans une série d'oppositions frappantes, il ose préférer la fragilité («l'ardoise fine») à la durabilité («le marbre dur»), l'obscurité (le « Loire gaulois » et le « petit Lire ») à la célébrité (« le Tibre latin » et le « mont Palatin ») et la douce torpeur de l'Anjou à l'esprit de conquête de l'Empire romain (c'est ce qu'on peut entendre par « l'air marin »). Ici encore, non seulement l'Ovide des Politiques est à l'horizon, mais aussi le Clément Marot des Épîtres qui s'était posé en Ulysse français, préférant refuser l'immortalité pour retrouver les charmes de son pays natal : [...] Un chacun, pour tout seur*. Trouve toujours quelque douceur En son pays, qui* ne lui veut permettre De le pouvoir en oubliance* mettre. Ulysse sage, au moins estimé tel. Fit bien jadis refus d'être immortel Pour retourner en sa maison petite ; Et du regret de mort se disait quitte Si l'air eût pu de son pays humer Et vu de loin son village fumer. Est-il qu'en France un plus plaisant séjour? (OP,« A la Reine de Navarre», II. p. 122-123, v. 153-163.) Tout le vocabulaire bellayen est déjà là : la « petite maison » et la fumée du village, l'« air » et la « douceur » du « pays » où l'on attend impatiemment de rentrer. On y trouve les mots-clés des Regrets : le « refus », le « retour» et, évidemment, le « regret ». C'est pourtant le sonnet de Du Bellay et non l'épître de Marot qui emporte la palme. - Les Regrets1 se caractérisent par l'abandon de toute recherche métaphorique. Dans la partie satirique du recueil, cela s'explique par le désir de viser juste et d'atteindre sa cible sans détour. Du Bellay recourt plus volontiers à la comparaison parce qu'elle rend explicite le relais qui unit le moi au monde. Or plus le moi est faible, et plus il a besoin de se relier à des objets extérieurs, ne serait-ce que pour se rassurer sur son existence. Du Bellay, comme Baudelaire, refuse le monde, mais il y puise ses analogies. Il a si peur que son moi s'atomise qu'il refuse l'identification absolue que serait la métaphore. Un exemple suffira à le montrer. On se souvient que, dans les Amours de 1552, Ronsard enviait à Jupiter le pouvoir de se transformer pour mieux séduire sa belle et rebelle Cassandre : Je voudrais bien, richement jaunissant, En pluie d'or goutte à goutte descendre Dans le beau sein de ma belle Cassandre Lorsqu'on ses yeux le somme va glissant1. (A, sonnet 20, p. 15, v. 1 -4.) Dans un sonnet tardif, publié postumement, du Bellay récrit ce quatrain ronsardien mais pour en prendre le contre-pied : Je ne souhaite point me pouvoir transformer. Comme fit Jupiter, en pluie jaunissante. Pour écouler en vous d'une trace glissante Cet'ardeur qui me fait en cendres consommer*. (Éd. Chamard. Il, p. 246. sonnet 20. v. 1-4.) En disant « Je voudrais bien » et en ajoutant « richement jaunissant », Ronsard s'identifiait immédiatement à Jupiter. Il prenait la place de l'Olympien sans même mentionner son nom. Du Bellay insiste, au contraire, sur ce qui le differencie de Jupiter. 11 refuse d'être l'acteur de la scène de séduction : l'adjectif «jaunissant » qualifie à nouveau la banalité pluvieuse. Le vocabulaire erotique ronsardien n'est repris que pour nous en dégoûter : la voluptueuse « descente » fait place à la «trace glissante» de l'écoulement amoureux. Enfin, on nous plaque un cliché pétrarquiste (le feu de la passion réduit en cendres le cour de l'amanT) comme si on voulait dénier au mythe tout pouvoir d'incantation : l'alexandrin qui parle d'ardeur en est singulièrement dépourvu. Si, comme le dit Bachelard, « un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe de métaphores » (Antoine, p. 157), le du Bellay des Regrets pourrait bien passer à côté de la poésie. Cela n'a rien d'étonnant puisque la métaphore signale une participation au monde, alors que la comparaison, positive ou négative, maintient le monde à distance, qu'elle traite comme une simple référence, un réservoir d'analogies. Pour ce précurseur des poètes maudits, les comparants sont une nécessité existentielle. Il faut se voir « comme un agneau » (sonnet 9). « ainsi qu'un Prométhée » (sonnet 10); et ce sont autant de reflets rassurants de soi-même, autani de preuves, puisées dans un patrimoine reconnu, qu'il est innocent, qu'il est persécuté. Il y a aussi du Rousseau dans ce du Bellay-là. La métonymie sert aussi de signature au poète. Dans le Songe ou Vision de Rome, la Ville éternelle apparaissait tour à tour sous forme de fragment : un arc, une colonne, un chêne, une louve, une source, une nacelle, une géante déesse... Dans Les Regrets, la Rome moderne est un tambourin, des habits rouges, une banque, un recueil de nouvelles, un goupe de Florentins, de Siennois, de prostituées, ou un gros tas de pierre (sonnet 80). De même, le moi élé-giaque ou satirique s'atomise en une multitude de comparants qui s'excluent. Il est et il n'est pas tout cela, à la fois : un esprit poétique en miettes, qui se donne à ses correspondants et se récupère aussitôt pour en choisir d'autres, sans jamais se rassembler et jouir d'une unité, même précaire. Comme l'écrit Alfred Glauser. « le plus réussi des voyages ratés est devenu pour ce casanier le sujet principal des Regrets » (p. 96). Casanier sans case, et qui transporte avec lui, comme un souhait et comme un regret, la maison idéale qu'il n'a jamais connue, qu'il ne connaîtra jamais. À cet égard, du Bellay est sans doute le plus moderne des poètes de la Renaissance. |
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