Essais littéraire |
De ce « chien de l'isard » de Julien Sorel (le Rouge et le Noir, I, 5) à Emma Bovary qui « se graissa les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture » (Madame Bovary, I, 6), beaucoup de héros de romans ont subi cette « tyrannie de l'imprimé » que dénonce Vallès dans les Réfracta ires... s'agissant des lecteurs victimes des personnages de fiction ! Et si le livre s'abîme en lui-même, c'est que le premier xixe siècle en est friand : « La lecture! devient pour les Français un besoin autant qu'un plaisir >>J remarque dans sa livraison du 27 août 1823 le Diable boiteux ; et le journal littéraire de commenter que « ce penchant dément notre vieille réputation de frivolité ». Surprenant constat au pays de Rabelais, Molière et Voltaire que cette « découverte » des livres ! Il suffit pourtant pour le confirmer de quelques chiffres bruts : s'il s'édite environ six cents à huit cents livres par an à la fin du xviii» siècle, la Bibliographie de la France en enregistre... 7 658 en 1850 ! S'il y a, selon le Tableau de Paris (1781-1788) de Louis-Sébastien Mercier quelques dizaines de cabinets de lecture, les Nouveaux tableaux de Paris de Pain et Beaure-gard en dénombrent... 520 en 1828 ! Certes des conditions économiques ou techniques expliquent que les titres se multiplient, les tirages augmentent, la diffusion s'améliore... Encore faut-il que tout ce stock potentiel se consomme. Et, là encore, quelques chiffres jetés sur le tapis suffisent à orienter la réflexion : moins de huit cent mille élèves fréquentant moins de vingt mille écoles Primaires à l'aube du siècle, plus de 3,2 millions d'écoliers dans plus de soixante mille écoles primaires une cinquantaine d'années plus tard ! Savoir lire Certes, l'école ne naît pas avec le XIXe siècle : l'Ancien Régime avait connu, sous l'impulsion de l'Église, un enseignement où éducation religieuse et instruction se confondaient. Mais avec la Révolution les objectifs avaient changé : « L'école est passée d'une mystique à une politPl que », notent François Furet et Jacques Ozouf dans leuR) importante étude sur « l'alphabétisation des Français »... Politique ambitieuse et généreuse - « L'instruction est le besoin de tous. La société [...] doit mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens » (Constitution de 1793 ou de l'An I) -, mais qui ne put dépasser le stade des intentions, les moyens faisant défaut pour substituer à l'encadrement confessionnel, dessaisi de ses fonctions éducatives, un personnel laïque nombreux et compétent. Le Consulat et l'Empire ne purent faire beaucoup mieux et Napoléon dut même, malgré le monopole de l'Université impériale, rétablir les Frères des Écoles chrétiennes dans leurs droits et leurs fonctions (4 août 1810). Dès lors, tout le xixe siècle allait opposer tenants d'une école libre dominée par l'Église et défenseurs d'un service public de l'enseignement ; preuve que, dans le temps même où se posait la question de son statut, l'école primaire s'était imposée à tous. Tant pour des raisons d'évidence politique - « Le droit de vote implique la possibilité de lire et d'écrire », souligne un rapport du conseil général de l'Yonne en 1838 - que d'intérêt économique - « L'ouvrier illettré n'a plus sa place dans l'industrie moderne », écrit un industriel du textile mulhousien en 1842 - : besoin social autant que nécessité politique, l'enseignement élémentaire fait, entre 1815 et 1851, l'objet de plus de vingt textes législatifs et réglementaires. Deux grandes lois - loi Guizot (28 juin 1833) et loi Falloux (15 mars 1850) - contribuent à installer dans la réalité l'école primaire, la dotant de locaux, d'instituteurs formés dans le cadre des écoles normales, organisant un corps inspectoral pour vérifier l'application des décisions gouvernementales et évaluer en permanence les besoins généraux et ponctuels du système. Parallèlement, les méthodes d'apprentissage de la lecture se modifient : l'épellation à partir des textes latins cède rapidement la place à une décomposition des mots en syllabes à partir des textes français. Dès 1831, la Méthode de lecture de Peigné, adoptée par de très nombreux instituteurs, permet ainsi « dès la première classe [de] lire des phrases » ; et le pédagogue d'ajouter : « Fier et joyeux d'un progrès si grand, si rapide et pourtant si naturel, l'enfant sent redoubler son courage et sa persévérance ». Pouvoir lire En quelques décennies, les progrès de la scolarisation ont donc créé un nouveau public pour le livre : le verrou culturel ayant sauté, restait le barrage de l'économie. Car le livre coûte cher : 7,50 francs l'in-8°, 3 francs l'in-12 (un ouvrier gagne alors en moyenne 550 francs l'an et un employé ministériel un peu plus de 1 000 francS) - et les romans, ouvrages les plus consommés, occupent régulièrement plusieurs volumes : à l'aube du siècle, les Petits orphelins du hameau de Ducray-Duminil s'étalent sur quatre in-12 ; chacun des récits de Walter Scott, traduits avec succès dès 1817, couvre de deux à quatre in-12 (et les Ouvres complètes éditées par Gosselin entre 1820 et 1832 font... 165 in-12 !) ; quatre in-12 sont aussi nécessaires, en 1829, pour le premier roman que Balzac signe de son nom, le Dernier Chouan, et il ne faut pas moins de dix tomes in-8° pour la première édition livresque des Mystères de Paris en 1843... Le journal, autre support de l'écrit, est, lui aussi, très cher : uniquement vendu par abonnement, il coûte entre 70 et 80 francs l'an sous la Restauration. Prix du livre et coût de l'abonnement au journal constituent donc un puissant frein à la lecture potentielle : diverses stratégies furent alors mises en ouvre pour que l'imprimé rencontre ses lecteurs. Stratégie déjà ancienne mais considérablement amplifiée sous la Restauration, le cabinet de lecture, ce « lieu où l'on donne à lire, moyennant une faible rétribution, des journaux et des livres » (Dictionnaire de l'Académie, 1835). Présents dans les villes, fortement implantés à Paris dans les zones d'activités culturelles (Grands Boulevards, Palais-Royal, Quartier latin...), les cabinets de lecture offraient selon leur importance des services variés allant de la lecture sur place à la lecture à domicile, en abonnement journalier, hebdomadaire, mensuel ou annuel, pour un ou plusieurs journaux, avec ou sans livres, etc. Ainsi pouvait-on lire à la séance un journal pour 5 centimes, toutes les revues pour 20 centimes ou s'abonner au mois pour 3 francs ; les livres, quant à eux, étaient généralement prêtés par quatre ou cinq moyennant 3 francs. La plupart des cabinets proposaient des catalogues de quelques milliers de titres, certains offrant à leurs lecteurs jusqu'à vingt mille volumes ! On conçoit, dans ces conditions, que le cabinet de lecture ne soit pas seulement un « lieu » mais qu'il entre dans la dynamique d'un système économique dont le livre est l'enjeu pour en modifier les règles du jeu : Alphonse Karr notait ainsi que ces officines de location « dispensent [les abonnés] d'acheter des livres et [...] conspirent à la ruine des libraires ». Et Balzac, plus sévère, de condamner « ces misérables cabinets de lecture qui tuent notre littérature » et de proposer la création d'une « Société d'Abonnement général » (projet de 1830 modifié en 1833) grâce à laquelle il sera possible d'acquérir 96 volumes par an - « quantité raisonnable qu'un homme ou une famille [peut] lire par an » - au rythme de quatre livraisons bimensuelles et pour un franc le volume : « Des personnes qui paient 5 francs d'abonnement par mois pour lire des livres sales aimeront mieux payer 3 francs de plus et posséder le livre ». Deuxième stratégie : la création en juillet 1836 de deux quotidiens, la Presse d'Emile de Girardin et le Siècle d'Armand Dutacq, qui proposaient un abonnement de... 40 francs, soit la moitié du prix couramment pratiqué. Cette presse à bon marché allait très rapidement modifier le paysage journalistique : multiplication des titres, augmentation du nombre des lecteurs (de quatre-vingt-mille à Paris en 1836 à plus de cent quatre-vingt-mille dix ans plus tarD) et surtout introduction du roman-feuilleton. Car le roman-feuilleton constitue bien une réponse à l'appétit de lecture d'une nouvelle couche de la population : « Aujourd'hui la lecture, et surtout la lecture des ouvres d'imagination, est devenue le premier besoin des âmes à mesure que l'instruction publique, en se généralisant et en descendant plus bas dans les classes moyennes, a répandu surtout la curiosité de l'esprit et le sentiment de la littérature » (la Presse, 24 septembre 1844). Dès le 23 octobre 1836, Balzac confie au quotidien de Girardin son nouveau roman, la Vieille Fille ; certains écrivains se spécialisèrent dans le feuilleton (Frédéric Soulié, Eugène SuE), le journal faisant la fortune du feuilletoniste qui, en retour, assure au quotidien la fidélité des lecteurs ; d'autres, déjà célèbres, ne dédaignèrent pas de toucher un plus large public : Chateaubriand donne à la Presse ses futurs Mémoires d'outre-tombe (octobre 1848 - juillet 1850), George Sand publie François le Champi dans le Journal des débats (1847) et Musset édite une comédie en trois actes, Carmosine, dans le Constitutionnel (octobre-novembre 1850). Évidemment, tout n'était pas de qualité dans ces feuilletons : écrits souvent à la va-vite, au jour le jour, sans plan préétabli, ils ouvrent une brèche importante dans une littérature considérée jusqu'alors comme un espace réservé ; et Sainte-Beuve aura du mal à « se résigner aux habitudes nouvelles, à l'invasion de la démocratie littéraire » (la Revue des Deux Mondes, « De la littérature industrielle », 1839). Il n'en reste pas moins que l'introduction de la littérature dans la presse quotidienne comme le développement des cabinets de lecture, en élargissant la réception des ouvres, contribuaient à adapter la littérature aux exigences nouvelles. Exigences qui, à leur tour, allaient susciter des stratégies diverses de la part des écrivains. Ecrire Car avec le XIXe siècle, être écrivain cesse d'être un « état » pour devenir un « métier » : au mécénat - privé ou institutionnel - qui faisait de l'homme de lettres un de ces « parasites qui se choisissent un grand homme pour se nicher dedans » (Barbey d'AurevillY), la Révolution a substitué un système qui l'intègre dans le système juridico-économique : par la loi Le Chapelier de janvier 1791 est reconnue la propriété littéraire, « la plus sacrée et la plus personnelle de toutes les propriétés », et, par la loi Lakanal de 1793, est institué le droit d'auteur qui permet « aux auteurs d'écrits en tout genre [de] jouir, leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages ». Libéré d'un lien de docilité - voire de service -, l'écrivain découvre une nouvelle dépendance : celle de l'économie. Le livre devenant son gagne-pain, il se trouve contraint de produire, encore et toujours (d'où les interminables listes de titres des romanciers populaires, d'où les nombreuses adaptations de romans à la scène, d'où la constitution de ces « fabriques de romans » dans lesquelles une armée de « nègres » construit des manuscrits qu'un nom prestigieux peaufinera - peut-être - avant de le signer - sûrement !), contraint d'éditer en subissant la loi de contrats dont les conditions lui sont plus souvent imposées que véritablement négociées (et les correspondances abondent en récriminations contre les avances misérables, les pourcentages ridicules...), contraint, enfin et surtout, de vendre. Or pour vendre le talent n'est pas suffisant (le Rouge et le Noir, tiré en 1830 à... sept cent cinquante exemplaires mit des décennies à s'épuiser !) et rares sont ceux qui peuvent construire une ouvre économiquement rentable à l'écart de la mode ou du goût dominant : les mélodrames des Pixérécourt, Caigniez et autres Ducange connurent, à Paris et en province, des succès plus nombreux et plus durables que les grands créateurs romantiques ; le Solitaire du vicomte d'Arlincourt eut dans la seule année 1821 plus d'une demi-douzaine d'éditions totalisant près de trente-cinq mille exemplaires, alors que le Han d'Islande du jeune Hugo en 1823 dut se contenter de deux éditions rassemblant quelques milliers d'ouvrages ! Pour (coN)vaincre le public, il faut donc se faire connaître : les écrivains se regroupent en « camaraderies », littéraires ou artistiques, conscients que l'appui de tous est nécessaire au succès de chacun (et l'on sait l'importance des « cénacles » - Salon de l'Arsenal, Cénacle de Joseph Delorme, Petit Cénacle,... - dans la bataille romantiquE) ; ils éditent feuilles et revues, bien souvent éphémères, pour répandre leurs idées ; ils entourent leurs ouvres d'un appareil critique - préfaces, études, essais... - comme pour assurer les lecteurs du bien-fondé de leur production. Chacun se fait ainsi tour à tour créateur et critique - certains, à l'exemple de Sainte-Beuve, abandonnant leur ouvre personnelle pour n'être plus que juges des autres -, tandis que se développe parallèlement dans la presse une critique professionnelle qui achève d'intégrer la littérature dans un système où la sanction du lecteur n'est plus indifférente. Le Mage et le Maudit Mais, en contrepartie de cette nouvelle dépendance, l'écrivain pèse davantage sur son temps. Par les mots, d'abord, et l'on ne compte plus dans le demi-siècle tous ceux qui, célèbres ou non, contribueront à l'élaboration du mythe du poète engagé, « mage » ou « écho sonore », lecteur dans le présent des signes invisibles d'un avenir meilleur, [...] homme des utopies Les pieds ici, les yeux ailleurs. Victor Hugo, les Rayons et les Ombres, 1840, « Fonction du poète », I. Le romantisme marque ainsi « l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque » (Paul BénichoU) qui va assumer le rôle de guide spirituel de la société, concuremment avec l'Église, face au pouvoir politique. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir nombre d'écrivains, et non des moindres, poursuivre leur action dans l'engagement politique. On voit comment la relation auteur-public sacralise à la fois l'écrivain et l'homme d'action : la parole du second n'important qu'une fois reconnu le verbe du premier. Mais un tel système a son revers - et ses dangers. Car le même mouvement qui « vedettarise » quelques figures en laisse beaucoup dans une ombre douloureuse : bohèmes, bousin-gots, qui vont former la grande cohorte des « poètes maudits » - réhabilités par la critique sous le nom de « poètes... mineurs » : Pétrus Borel, Philothée O'Neddy, Aloysius Bertrand, Alphonse Rabbe, Charles Lassailly, figures attachantes enfermées dans un rêve sans compromission possible avec le réel et qui ne purent assumer leur destin que dans la misère ou le suicide. |
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