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Écriture du moi et écriture de la ville






Du roman picaresque au roman-mémoires et au roman épis-tolaire, le récit à la première personne s'impose au cours du siècle. La crédibilité du récit romanesque repose de plus en plus sur la mise en scène d'un narrateur sincère, résolu à partager la vérité avec un lecteur auquel il semble personnellement s'adresser : vérité philosophique certes, mais aussi, plus nettement à la fin du siècle (le succès de La Nouvelle Héloïse joue ici un rôle déterminanT), vérité de soi, intime et secrète. Cet épanouissement du roman à la première personne est parallèle aux mutations du genre traditionnel des mémoires et à l'apparition d'un genre littéraire nouveau : l'autobiographie.



1. Des mémoires à l'autobiographie



La vogue des mémoires dans le premier versant du XVIIIe siècle s'explique sans doute pour une large part par une réaction aux silences du long règne de Louis XIV. Silence sur la Fronde (1648-1653), guerre civile qui déchira la France durant la minorité de Louis XIV : en 1717, avec un retard de cinquante ans, paraissent les Mémoires d'un des chefs de file des frondeurs, le cardinal de Retz (1613-1679). Silence sur des intrigues et des tensions qui, dans l'espace clos de Versailles, jouèrent un rôle de plus en plus décisif dans la politique du grand roi : les Mémoires du duc de Saint-Simon (1675-1755), rédigées de 1740 à 1755, se proposent précisément de faire la lumière sur la cour de la fin du règne de Louis XIV et sur la Régence (1694-1723).

Conformément à la tradition issue du lointain modèle des Commentaires de César sur la guerre des Gaules, les mémoires demeurent, avec Retz et Saint-Simon, un genre fondamentalement historique, réservé de droit aux acteurs ou aux témoins privilégiés de l'histoire. C'est toutefois plus en témoin qu'en acteur qûïf Saint-Simon, frustré du rôle politique qu'il escomptait, compose ses mémoires : Louis XIV le tint toujours dans une semi-disgrâce et le duc de Bourgogne, petit-fils du roi et héritier du trône, objet de tous ses espoirs, mourut précocement. Chronique d'un monde disparu, les Mémoires se proposent d'abord de révéler les ressorts secrets d'une histoire que Saint-Simon appréhende comme un processus de dégénérescence de la monarchie. En restreignant les prérogatives des grands, en concentrant tout les pouvoirs entre ses mains, Louis XIV a précipité une décadence politique, sociale et morale. Robins, affairistes et parvenus, bâtards royaux et ministres roturiers prennent le pas sur la noblesse la plus antique et la plus pure. Les Mémoires ont de ce fait une tonalité fortement critique et polémique : anecdotes, scènes curieuses et portraits-charge s'enchaînent pour constituer la fresque désespérée d'une époque où le grotesque et le burlesque l'emportent le plus souvent. L'acuité du regard permet au mémorialiste de démasquer les êtres les plus nocifs, de déceler leurs folies et leurs vices, de faire apparaître en pleine lumière leur nature foncièrement bestiale et parfois même diabolique. Avec Saint-Simon le portrait classique acquiert une nouvelle fonction : il sert à sonder les ténèbres.



L'abbé Dubois était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d'esprit [...] Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages ses moyens ; l'impiété parfaite, son repos ; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on se pare, et qui n'ont de réalité dans personne, son principe, en conséquence duquel tous moyens lui étaient bons. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s'en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendaient, avec une patience qui n'avait de terme que le succès, ou la démonstration réitérée de n'y pouvoir arriver, à moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vît jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait ainsi sa vie dans les sapes.

Saint-Simon, Mémoires, 1740-1755.



L'introspection et l'analyse de soi-même n'entrent pas dans la démarche du mémorialiste dont le regard s'attache d'abord à scruter la scène de la cour et du monde : « La curiosité me rendit fort attentif et assidu [...] » Les Mémoires de Saint-Simon ne sont ni un récit de vie ni un auto-portrait, même si la dureté des traits et l'implacable sévérité des jugements suggèrent au lecteur l'inexorable essor d'une amertume. Il faut encore moins attendre des Mémoires la relation d'une formation personnelle : rares sont les souvenirs d'enfance évoqués et, de la mention de sa naissance (« Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675 de Claude, duc de Saint-Simon, pair de France [...] ») à la relation de sa première campagne militaire, il n'est guère question que de son lignage. En fait il va de soi que la personnalité du mémorialiste ne se constitue pas à travers une histoire : elle est donnée d'entrée de jeu, au mieux pour agir, au pire - et c'est le cas de Saint-Simon - pour voir et témoigner.

Cette codification traditionnelle est fortement perturbée quand des roturiers, marginaux du savoir et de la culture, s'emparent du genre des mémoires. De 1733 à 1747, Valentin Jamerey-Duval (1695-1775), petit berger de Lorraine devenu, par les hasards des rencontres et le goût passionné de l'étude, bibliothécaire de l'empereur d'Autriche, rédige ses Mémoires. Jamerey-Duval relate son difficile accès au savoir, donne à mesurer au lecteur la distance qui le sépare de ses origines, de la pauvreté et de la violence qui marquèrent son enfance (Jamerey-Duval relate en particulier sa longue errance durant le terrible hiver de 1709). Ces Mémoires opposent ainsi à l'idéologie aristocratique du donné l'idéologie du mérite et l'objet même du genre s'en trouve déplacé : les mémoires tendent désormais à restituer l'histoire de la personne même du mémorialiste, de sa formation psychologique, affective et intellectuelle. Les autobiographies de Rousseau {Les Confessions, 1782) et de Rétif de La Bretonne (Monsieur Nicolas, 1796) auront précisément ces objectifs et cette amplitude. Il est significatif qu'elles soient l'ouvre d'hommes marginaux socialement : Rousseau, exilé issu de la petite bourgeoisie genevoise. Rétif, imprimeur, fils de laboureur.



Cette promotion du moi comme objet de connaissance et d'écriture a des fondements philosophiques : elle n'aurait pas été possible sans la diffusion des thèses sensualistes développées par Locke à la fin du siècle précédent, reprises et transformées par Condillac, Diderot et Helvétius. Il va désormais de soi que, loin des idées innées chères à Descartes, le moi a une histoire qu'il est possible de construire en mettant en lumière des déterminations qui tiennent à l'environnement et agissent avec une force toute particulière durant l'enfance. Les autobiographies mettent l'accent sur les expériences fondatrices : premiers récits lus ou entendus qui constituent l'origine même des talents de l'écrivain, événements qui orientent de façon irréversible la vie affective. Dans Monsieur Nicolas, Rétif évoque les récits du berger Court-cou et les petits romans de colportage lus par son père. Il relate plus longuement encore ses amours enfantines, sources de ses innombrables passions futures. Dans ses Confessions, Rousseau souligne lui aussi le rôle déterminant joué par les lectures paternelles et, sans prendre en compte la bienséance et ses interdits, mentionne les scènes qui ont constitué et infléchi ses goûts sexuels d'adulte. L'autobiographie participe ainsi d'une appréhension nouvelle de l'enfance dont témoignent par ailleurs la médecine (la pédiatrie se constitue en spécialité à cette époquE) et la pédagogie qui, précisément avec Rousseau et son Emile (1762), insiste sur la spécificité de l'enfance et de ses rythmes d'apprentissage.



Se proposant d'expliquer la genèse de la personnalité de son auteur, le récit autobiographique oscille constamment du présent au passé :



J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéry. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas-de-l'Echelle. au-dessous du grand chemin taillé dans le roc à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise, car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu'ils me font tourner la tête, et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté.

J.-J. Rousseau, Les Confessions, 1782.



Il n'est pas d'inclination qui ne soit ainsi reliée à une expérience. Et le jeu de la mémoire ne fait que la renforcer.

L'entreprise autobiographique est de plus indissociable d'une visée pédagogique. Dans ses Confessions, Rousseau souligne certes son absolue singularité : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. » Il présente cependant son effort de connaissance de soi-même comme une démarche aussi exceptionnelle qu'exemplaire : « Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité. » Rousseau sollicite et prend constamment à témoin un lecteur abstrait, susceptible d'accepter ses justifications et de corriger par là même l'image erronée que les ennemis de Rousseau (les encyclopédistes sont plus particulièrement mis en causE) ont su perfidement imposer à l'opinion.

Dans les dernières ouvres de Rousseau, les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques ( 1772-1776) et Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), cette figure du lecteur s'estompe : Rousseau ne peut imaginer que lui-même pour comprendre et accepter sa singularité radicale. Dans les Dialogues c'est lui-même qui occupe aussi bien la place d'inculpé que celles d'avocat, de lecteur et de juge. Dans Les Rêveries enfin, Rousseau déclare abandonner tout projet de communication avec autrui :



Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai plus en ce monde ni prochain ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère, où je serais tombé de celle que j'habitais.

J.-J. Rousseau. Les Rêveries du promeneur solitaire. Première promenade, 1776-1778.



Dans une ouvre proche de la méditation ou du journal intime, le moi tente simplement de se saisir pour lui-même, au gré des sensations et des idées qu'elles éveillent :



Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles de demain.

Idem, Cinquième promenade.

La discontinuité désormais s'impose : même si Rousseau inscrit ses Rêveries dans le prolongement des Confessions (« Je reprends la suite de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions », Première promenadE), il n'est plus question de restituer à l'existence sa cohérence et son unité.

Le choix du journal intime, enregistrement nécessairement discontinu des aléas et des incertitudes du quotidien, s'affirmera plus nettement à la charnière du xvnf et du xixc siècles. Dans une période où l'individu sera confronté à une instabilité et à des bouleversements sans précédent, Joubert (1754-1824), Constant (1767-1830) et Maine de Biran (1766-1824) tiendront leur journal intime.



2. Décrire Paris



Il serait erroné d'opposer à cette littérature qui prend le moi pour objet des ouvres qui, sensiblement à la même époque, se tournent vers la ville, vers Paris, pour témoigner de ses multiples facettes. Louis-Sébastien Mercier dans Le Tableau de Paris (1781-1788) et Rétif de La Bretonne dans Les Nuits de Paris (1788) ont en fait une ambition comparable à celle des autobiographes : saisir une totalité, embrasser une vie en bousculant les codes moraux et esthétiques. Rétif, constamment tenté par le récit autobiographique, joue d'ailleurs des deux registres. Le Tableau de Paris met en scène les espaces marginaux et sordides, le monde des petits métiers, des pauvres et des exclus. Les Nuits de Paris accentuent encore ce choix de la marginalité citadine. Dans l'une et l'autre ouvre, le narrateur se présente comme témoin d'autant plus fiable qu'il est omniprésent et scrupuleux. Sa déambulation et son acuité visuelle (toute particulière dans Les Nuits de Paris où le narrateur se présente comme « spectateur nocturne » et se compare au hiboU) garantissent la vérité d'ouvres où la discontinuité permet de témoigner d'un mouvement et d'un désordre constants. Les suites que donnent Mercier et Rétif à ces ouvres durant la Révolution (Mercier, Le Nouveau Paris, 1798, et Rétif, La Semaine nocturne, 1790-1794) accentuent encore le caractère heurté du recueil : surgissent, imprévisibles et convulsifs, les événements et les rumeurs qui exacerbent les passions et les violences de la population et s'imposent à la vision d'un narrateur désorienté et halluciné.



Je sors vers les trois heures et demie, la tête encore embarrassée, et je m'avance comme un homme ivre, du côté du pont Notre-Dame. Le grand jour, occasionné par le dégagement, commençait à m'éveiller. Je respirais librement, lorsque j'aperçois devant moi une foule tumultueuse. Je n'en fus pas surpris. Je m'avance et... ô spectacle d'horreur ! Ce sont deux têtes que je vois au bout d'une pique !

Rétif de La Bretonne. La Semaine nocturne, 1790.



Il n'est pas de récit fiable de l'événement sans le regard du témoin, homme de terrain et d'expérience. Si Le Tableau de Paris et Les Nuits de Paris annonçaient le journalisme d'enquête du siècle suivant, les suites de ces ouvrages durant les années révolutionnaires, attachées à saisir l'événement sur le vif, annoncent plutôt le reportage contemporain. De l'écriture du moi à l'écriture de la ville et de l'événement public, les ultimes décennies du XVIIIe siècle inventent ainsi des formes littéraires riches d'avenir.

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