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D. H. LAWRENCE






Le 1er février 1916, débarquant en Cornouailles, le jeune D. H. Lawrence écrit ceci à un ami : « Le rivage, ici, a absolument l'air d'appartenir aux premiers âges du monde. Il est composé de lourds rochers noirs qu'on dirait faits de ténèbres solides, et d'une eau lourde, pareille à une sorte d'aube crépusculaire se heurtant aux rochers sans en modifier l'apparence. On croirait assister à l'apparition d'une aurore rocheuse sur le monde, avec une impression de ténèbres originelles par-derrière, juste avant la Création. »



Empruntons, nous aussi, comme point de départ au fond du tableau présenté par l'ouvre entière de Lawrence, cette image d'un monde premier, obscur et rébarbatif, censé antérieur à la Création elle-même, et qui se manifesterait sous la forme d'une masse noirâtre, informe, très ancienne, suggérant l'idée qu'elle daterait des premiers temps ou même d'une époque plus reculée encore, comme si la Création elle-même, selon ce qui serait dit dans quelque légende, aurait été précédée par un état lui-même antérieur qui en aurait été la base ou une version originelle.

Tel serait ce qu'on pourrait définir - mais s'agirait-il véritablement ici d'une définition proprement dite ? - le monde premier qui, sans doute, dans l'esprit de Lawrence, devait devancer, ou, pour ainsi dire, sous-tendre, le monde plus tardif de la Genèse : monde encore entièrement dépourvu de clarté, mais non de vie, et qui, dans la perspective qu'en laisse entrevoir le poète, devait apparaître comme antérieur au monde créé, ou peut-être en constituer déjà le principe ou la base.



Monde réellement premier, opaque, rocheux, voilé de noir, privé de toute clarté, stérile, encore inerte et insondable, mais qui, à n'en pas douter, dans l'imagination de Lawrence, devait se présenter comme le point de départ le plus plausible de l'existence cosmique, ou quelque version initiale et encore sommaire de celle-ci. Ou encore n'était-il pas possible d'imaginer ici la présence simultanée d'une autre Création, celle-ci antérieure ou parallèle à celle que nous connaissons ? La pensée du Créateur n'avait-elle pas balancé d'abord entre deux solutions ? De l'une à l'autre, au premier matin, lorsque rien n'était encore clair, n'avait-il pas hésité avant de prendre une décision ferme ? Ne pouvons-nous pas imaginer, à notre tour, l'apparition d'abord d'un monde inachevé et délaissé par la suite, pour être remplacé par celui qui aurait été solidement déterminé plus tardivement et porterait le titre de monde de la Création ?

Et si c'était vrai, entre les deux n'y aurait-il pas eu, au moins pour un temps, une relation obscure, comme entre une version ancienne et une version nouvelle, sans qu'on sût avant longtemps laquelle des deux serait définitivement choisie ? Ou bien ne pourrions-nous pas nous figurer encore quelque autre hypothèse ? Par exemple, l'établissement de deux mondes rivaux condamnés l'un et l'autre à survivre en s'ignorant simultanément ? Dans un texte de Lawrence on peut trouver la phrase suivante : « Au commencement la lumière touche les ténèbres, et les ténèbres touchent la lumière. » En d'autres termes, le poète ne semble-t-il pis croire qu'à un moment donné - qui se prolonge peut-être encore - l'obscurité et la lumière étaient déjà des réalités alternatives ou parallèles, dont l'une des deux, mais on ne savait ni laquelle, ni quand, était sans doute destinée à prévaloir.



Tout cela semble très proche de la pensée de Lawrence. Dès sa jeunesse, nous le voyons attacher toute son attention à ce glissement qui fait passer les êtres créés d'une période de vie occulte à une période d'éveil inondé de flamme, sans que la scission entre ces états opposés soit rigoureusement absolue. L'alliance entre la nuit et le jour, si équivoque qu'elle puisse être, ne serait donc ni totalement négative, ni totalement positive. Elle se retrouve en chaque existence. Elle constitue une double ou triple association : association de l'obscurité et de la lumière, de la chair et de l'esprit, de la matière et de la pensée. L'un de ces états associés est toujours contraire à l'autre. Et pourtant il nous y ramène : « Quelle est cette voie, écrit le poète, qui me conduit jusqu'au commencement, jusqu'à la source ? C'est la voie du sang, et qui me ramène dans les ténèbres. J'approche du Dieu tout-puissant. » - « Ce Dieu est le Dieu noir, écrit-il encore, c'est-à-dire le Dieu baignant dans la profondeur de sa sensualité, ou dans l'Inconscient, comme il est aussi celui qui nous conduit à l'autre extrémité, c'est-à-dire là où règne un Esprit-Saint, libéré de toute trace de sensualité. » Lawrence, en disant cela, ne conclut pas autrement que Boehme : « L'esprit est double, dit celui-ci; obscurité et lumière s'interpénétrent. »



Il va de soi que la courbe spirituelle ainsi décrite par le poète a pour lui un intérêt exceptionnel, du fait qu'elle ramène l'être qui la suit à ce qu'il y a de plus fondamental en lui-même, c'est-à-dire au sens de l'origine. Or, l'origine, pour lui, c'est l'obscur, c'est le profond, et, par conséquent, c'est avant tout, telle qu'il la conçoit, l'expérience erotique. On sent que Lawrence, même quand sa pensée l'entraîne vers le dehors, vers l'avenir, vers une vie qui s'ouvre devant lui sans obstacle, ne songe à aller de l'avant que parce que la marche en avant, décrivant une courbe, reconduit celui qui en suit le tracé vers l'état primitif. Aussi Lawrence parle-t-il souvent du mouvement suivi par toute existence, comme entraînant celui qui s'y livre, vers une source, vers un seuil, vers ce qu'il appelle « une puissance », désignant de la sorte, avant tout, une puissance d'en bas.



Celle-ci, issue du passé le plus profond, ne cherche qu'une chose, c'est à se réaliser dans le futur. Parlant de « la sombre éternité » de la puissance, par laquelle il désigne toujours le passé, Lawrence dira : « Pour y atteindre, je voudrais mourir aussitôt, afin d'avoir tout pouvoir, toute vie d'un coup, et de parvenir ainsi immédiatement napur et éternel oubli, source de vie. » L'on voit que, chez Lawrence, il y a, à la fois, un désir de confondre les extrêmes, de reprendre, à tout prix, dans l'avenir, ce qu'il désirait passionnément, mais à condition cependant de maintenir - ou de restaurer - ce qu'on pourrait appeler la priorité du Dieu obscur par rapport au Dieu pure flamme. Priorité dans le domaine de la durée, puisque le Dieu lawrencien est essentiellement une puissance saisie à tâtons par une âme désireuse et passionnée dans la profondeur initiale de sa convoitise, avant qu'elle ne risque de perdre de sa force en s'idéalisant. La pensée lawren-cienne répugne donc aux développements et aux aboutissants. Elle se trouve toujours avide de retrouver dans le futur une énergie puisée dans le passé. Elle cherche perpétuellement à rebrousser chemin, à remonter aussi loin que possible dans ce qu'on peut appeler, comme son auteur, « la sombre splendeur des origines ». Par là, on peut dire qu'elle est, comme tant d'autres, mais avec une virulence qu'on ne trouve que chez peu d'entre eux, une pensée qui ne saurait se satisfaire d'aucune proie particulière. Les déterminations en elle ne se forment qu'à partir du moment où l'élan en avant lui fait perdre le contact avec la force trouble qui en est le moteur essentiel. Le Dieu sombre, le Dieu noir apparaît donc le plus souvent comme encore nimbé dans son indétermination originelle. C'est en renouant le contact avec elle que la pensée et la poésie de Lawrence tentent de recharger la puissance de vie qui, depuis toujouss, en émane.

Comment exprimer alors cette noirceur initiale ? Comment, sinon en empruntant la voie que, déjà, plus d'une fois, la mystique ancienne avait suivie, c'est-à-dire la voie négative ? La pensée indéterminée de Lawrence, car il s'agit, avant tout, de cela, se présente donc, elle aussi, quoique avec de considérables variantes, dans la ligne et la tradition des plus grands mystiques médiévaux. Elle ne prétend pas présenter une forme, mais exprimer une non-forme. Cette non-forme est plutôt une absence qu'une présence, c'est la reconnaissance d'une réalité première non formelle, qui, dans la langue de Lawrence, prend le plus souvent le nom de noirceur. Les allusions à celle-ci se retrouvent partout, comme nous l'avons vu, dans l'ouvre du grand poète anglais. En voici, pour terminer, un admirable exemple, tiré du Serpent à plumes, le livre où Lawrence en a groupé les images les plus saisissantes :



« Quand les noires vagues se mirent à déferler dans sa conscience, dans sa pensée, des vagues de ténèbres firent irruption dans sa mémoire et dans tout son être, comme une marée montante, jusqu'à ce qu'à la fin il y eût marée haute, et il se mit à trembler et tomba dans un grand repos. Invisible dans les ténèbres, il se tint, attendri et détendu, ouvrant de grands yeux sur le noir et sentant la noire fécondité de la marée interne se répandre sur son cour, sur son ventre, son esprit s'étant fondu dans l'esprit plus vaste et plus sombre qu'aucune pensée ne vient troubler. Il se voila la face dans ses mains et resta immobile, plongé dans une inconscience absolue, sans rien entendre, sans rien voir, sans rien connaître, comme une algue au fond de la mer, hors du temps et du monde, dans des profondeurs sans forme et sans durée. »



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