Essais littéraire |
Si nu, si informe, si volontairement privé de tout détail distinct, que soit le portrait des origines dressé par la poésie de la Renaissance, il nous révèle néanmoins tout un univers émergeant de l'indétermination première. Avec Du Barras, avec Ronsard et ses disciples, la simplicité du monde initial tend à se transformer en une profusion. Et par là même on voit la poésie s'engager dans une direction inévitable qui la mènera vers une réalité de plus en plus complexe, de plus en plus distincte et de plus en plus ornementée. Par là elle se détourne, sans le vouloir peut-être, du sens de la profondeur intérieure qui précède toute forme. Elle jouit de ses richesses avec une ardeur qui risque de lui faire perdre le pouvoir de percevoir le négatif, d'où pourtant découlent et dépendent les aspects innombrables du positif. A l'époque où elle atteint son zénith, il y a toujours dans le monde qu'elle présente un encombrement tumultueux de formes, d'objets et de vocables qui remplissent et engorgent ses vers. Phénomène qui se retrouvera à une autre époque chez un Victor Hugo. C'est une cohue de déterminations de toutes sortes. Elles se bousculent dans la parole comme dans la pensée. Pourtant, en raison de l'énergie particulière manifestée par chaque partie, elles n'arrivent jamais à présenter qu'une vision de formes séparées, et non un tout. Tout s'y montre comme si la richesse encore toute neuve du langage, aussi bien que la facilité avec laquelle, à cette époque, chaque pensée particulière faisait aussitôt jaillir de l'esprit un flot immédiat d'images précises, avaient pour effet direct de peupler aussitôt cette pensée d'une foule prodigieuse d'objets aussi splendides qu'encombrants. Comment s'en débarrasser ? Comment atteindre ou retrouver, derrière l'épais rideau de formes déterminées créées par le pouvoir tout-puissant du langage, une nudité originelle dont le sens est perdu ? Les conflits religieux se rattachent à ces questions. Chez une Marguerite de Valois, on perçoit encore le besoin de protéger la simplicité sans ornement de la foi qu'elle pratique, de trop de précision, de trop d'ornementation, de trop d'exactitude même. Elle n'affirme pas, elle questionne. Elle préfère aux formules nettes les tournures interrogatives, témoignant non d'une connaissance mais d'une ignorance. En bref, chez elle, le problème qui se pose est celui de retrouver, presque au hasard, par une interrogation lancée dans le vide, la nudité d?une expérience d'autant plus authentique qu'elle se révèle comme imprécise. Au fond, il en sera de même avec Mdntaigne. Comme nous le verrons plus longuement dans un autre chapitre, tout commence ou recommence chez lui par une opération négative, opération qui l'amène par degrés à alléger sa pensée, à la libérer des complications inutiles, et à atteindre ainsi une vérité très simple, si simple qu'elle en devient indéfinissable. Mais il y a encore, pour se libérer, une autre voie, plus brutale, plus directe. C'est celle d'Agrippa d'Aubigné. Elle consiste à résoudre le problème par la destruction même des composantes. Si le grand poème de d'Aubigné est bien celui d'un Jugement dernier, c'est que ce jugement implique la destruction même, totale et irrémédiable, de toutes les entités déterminées composant ce monde sur lequel le jugement destructif s'exerce. Monde mauvais pour mille et une raisons. Monde mauvais surtout en raison du fait que sa progression, en quelque sorte déviée et pervertie par la malice humaine, aboutit à une prolifération prodigieuse du mal, exprimée par une prolifération non moins prodigieuse de toutes les formes, malicieuses ou non, que la création était susceptible de produire. Au fond, pour Agrippa d'Aubigné, tout développement impliquait un processus inévitable de détermination, et toute détermination, ipso facto, par suite de sa fixation sur des objets particuliers, entraînait nécessairement des conséquences mauvaises. Aucune solution possible à cette perversion du réel, sinon l'anéantissement même d'une ouvre qui, divine, sans nul doute, dans son origine, n'en avait pas moins été irrémédiablement faussée par l'homme; faussée à un tel point qu'il ne restait plus qu'une seule possibilité de salut : la destruction vengeresse de toutes ces déterminations et du monde perverti qu'elles avaient engendrés. Toute la poésie de d'Aubigné aboutit donc à une re-création à rebours. Le retrait du ciel, la mort des étoiles, l'occultation générale du réel, tout cela implique un retour au rien, au vide, au nul. La poésie de d'Aubigné assume donc comme son triomphe, un renversement total de l'activité créatrice. Elle efface toutes formes. Elle nous renvoie en deçà même du chaos. D'AUBIGNE : TEXTES Voici la mort du ciel en l'effort douloureux Qui lui noircit la bouche et fait saigner les yeux Le ciel gémit d'ahan, tous ses nerfs se rerirent. Ses poumons près à près sans relâche respirent. Le soleil vêt de noir le bel or de ses feux, Le bel oil de ce monde est privé de ses yeux; L'âme de tant de fleurs n'est plus épanouie, Il n'y a plus de vie au principe de vie; Et comme un corps humain est tout mort terrassé Dès que du moindre coup au cour il est blessé, Ainsi faut que le monde et meure et se confonde Dès la moindre blessure au soleil, cour du monde. (Cité par J. Rousset, II, p. 17.) |
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