Essais littéraire |
L'énigme policière C'est au cours des années trente, à un moment où la littérature policière semble dominée par la production anglo-saxonne, que le roman policier français va prendre un essor considérable et se frayer une voie originale entre les deux grandes tendances qui se partagent le genre, selon que l'on privilégie l'enquête ou le mystère : d'une part le « roman-problème », celui de l'enquêteur méthodique résolvant l'énigme grâce à sa logique impeccable et d'autre part le « roman-mystère », le thriller, fondé sur l'aventure, le suspense et l'angoisse. C'est le roman-problème à l'anglaise qui constitue la majeure partie des titres de la collection « Le Masque » lancée en 1927 (premier titre : Le Meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha ChristiC). La nouvelle école française en subit d'abord l'influence. Ainsi les premiers romans de Pierre Boileau (Le Repos de Bacchus, prix du Roman d'aventures, 1938) ou ceux de Noël Vindry, un des auteurs de chez Gallimard (Le Double Alibi, 1934), suivent la tradition de l'énigme à l'anglaise. Chez Vindry, c'est un juge d'instruction (comme l'auteur lui-mêmE) qui mène l'enquête : M. Allou, qui pourtant, à l'inverse de Sherlock Holmes, méprise les indices matériels et ne croit qu'à la pure logique. Le roman-problème est souvent considéré comme un héritage de l'époque scientiste qui faisait confiance à la raison. Pourtant, son pouvoir de fascination vient en grande partie de ce que l'énigme qu'il propose semble défier la logique. Ce jeu avec la raison pouvait donc séduire une époque comme l'entre-deux-guerres, traversée de courants irrationalistes, mais on déplace l'énigme du plan de la simple logique à celui du mystère et de la poésie. C'est déjà ce que. dans une certaine mesure, Gaston Leroux avait fait avant guerre avec Le Mystère de la chambre jaune qui fascinait les surréalistes. Mais quelques auteurs des années trente vont savoir concilier les vertus de ("insolite avec une certaine vérité humaine. Pour Stanislas André Steeman comme pour Pierre Véry, les romans policiers sont des contes pour grandes personnes. Ils ne satisfont pas l'esprit logique mais l'imagination. Comme l'indique l'exergue d'un des premiers romans de Steeman, Zéro (1929). le roman policier est l'équivalent moderne du conte de fées : Les fées ont trouvé refuge dans ces endroits communément appelés par le profane : lieux du crime. Ouvrez le roman policier avec un cour d'enfant car il est plus près du poème que de la vérité. Dans ses intrigues. Steeman recherche l'insolite, use de coïncidences, cultive le romanesque, tout en faisant remarquer parfois par ses personnages combien sont étranges et même invraisemblables les faits racontés, ce qui dénote de sa part une attitude ludique plutôt qu'ironique : il ne se cache pas d'aimer les histoires extraordinaires, le « il était une fois » des contes. Cette attitude ludique est celle du narrateur du chef-d'ouvre de Steeman, L'assassin habite au 21 (1939), dont le charme provient en partie de l'atmosphère londonienne et du pittoresque de la pension de famille qui sert de cadre à l'histoire : le lecteur est plusieurs fois mis au défi de résoudre l'énigme qui s'épaissit de page en page. Il est d'ailleurs remarquable que celui qui y parvient n'est pas un des enquêteurs mais un « naïf », et d'après un indice purement psychologique. Le livre est à la fois un roman-problème et une parodie du roman-problème. Chez Steeman, les policiers sont en effet souvent un peu ridicules sauf quand il en imagine d'anticonformistes. Par exemple le commissaire Aimé Malaise, au nom bien révélateur : il est en effet toujours à l'affût du bizarre, de l'inquiétant, par exemple dans Le Mannequin assassiné (1932) qui baigne dans une atmosphère presque fantastique. Quant à l'énigmaliquc M. Wens, qui apparaît pour la première fois dans Six Hommes morts (prix du Roman d'aventures, 1931), c'est un inspecteur de police, mais très peu « fonctionnaire » d'esprit (il se moque de l'avancemenT), plutôt dilettante. Plein de charme, élégant, courtois, pourvu d'une voix « suave », à la fois cynique et sentimental, c'est une sorte de chevalier moderne, séduisant et héroïque. Avec Pierre Véry. nous sommes plus encore dans le domaine des « fées ». Il parle plus volontiers de « romans de mystère » que de « romans policiers ». Il ne pensait d'ailleurs pas avoir la vocation du « policier ». Il commence par écrire des romans poétiques, aux limites du fantastique, appréciés des connaisseurs". Mais le succès de son premier roman policier, pastiche du roman anglo-saxon et paru sous un pseudonyme, Le Testament de Sir Basil Crookes (prix du Roman d'aventures, 1930), l'oriente dans cette voie. Cest sous le signe de la fantaisie, de l'humour et de la poésie, que se déroulent les enquêtes de Prosper Lepicq, l'avocat besogneux, qui cherche le coupable afin de s'en faire un client. Véry a l'art de créer d'emblée une atmosphère insolite à partir des données les plus banales : la vie quotidienne, la province, les jeux de l'enfance, dont, en véritable poète, il sait faire surgir le merveilleux caché. Plusieurs de ses récits, L'Assassinat du Père Noël (1934) ou Les Disparus de Saint-Agil (1937). reposent sur le merveilleux propre à l'enfance avec ses rêves d'aventures, ses formules magiques, ses légendes et ses mythes. C'est ainsi sa propre enfance que recrée poétiquement Véry, en puisant notamment dans ses souvenirs de collège. Il sait aussi évoquer le charme de la province, ses personnages désuets, ses petites villes cancanières, comme dans Le Thé des vieilles dames (1937), où l'atmosphère provinciale avec ses bruits particuliers (les jeux ou les comptines des enfants sur la PlacE) rappelle parfois celle de l'Intermezzo de Giraudoux (lorsque le « chour » des bruits de la vie provinciale rappelle Isabelle à la viE) : c'est le même sens du féerique inclus dans le quotidien. D'ailleurs, pour l'un comme pour l'autre, la recherche du merveilleux est bien une manière d'apprivoiser le tragique, de refuser la mort. Avec Gou-pi-Mains rouges (1937), une curieuse famille de paysans, aux sobriquets étonnants, se trouve mêlée à une sombre histoire de crime, au sein d'un décor campagnard (la Charente-Maritime, pays natal de l'auteuR) à la fois réaliste et insolite, voire hallucinatoire. C'est l'inquiétant, mais finalement débonnaire, Goupi-Mains Rouges, qui mène l'enquête, en essayant en vain de sauver le coupable, dans une altitude pleine d'humanité, qui peut faire penser à celle de Maigret. M. Marcel des Pompes funèbres (1934), l'une des premières enquêtes de Prosper Lepicq, est une variation tragico-burlesque à propos de la mort. Véry nargue la « Camarde », comme le fera plus tard Brassens dans ses chansons. Prosper Lepicq y met en ouvre ses qualités habituelles, qui ne sont pas celles des enquêteurs anglo-saxons : au lieu de logique et de méthode, il fait preuve d'intuition et d'imagination. D'ailleurs il n'est pas uniquement tendu vers la résolution de l'énigme, mais il savoure avec gourmandise le mystère qui se propose à lui, tout en sympathisant avec les drames humains qu'il découvre. C'est que Véry lui-même n'apparaît pas comme un subtil logicien mais comme un poète à l'écoute, non d'une énigme policière, mais d'une énigme humaine. Cette attention prêtée à l'être humain donne une orientation psychologique aux romans policiers français des années trente et plus particulièrement à certains d'entre eux : ceux de Jacques Decrest, Claude Aveline ou Georges Simenon. Jacques Decrest (pseudonyme de J.N. Faure-Biguet"), auquel Gallimard consacre l'une de ses collections, imagine un enquêteur, le commissaire Gilles, fin. cultivé et sentimental, qui procède par intuition et par sympathie, en tenant compte des hasards de la vie, donc de sa part d'irrationnel (Hasard, 1933). Decrest sait insérer ses intrigues, nées de faits divers banals, dans une ambiance humaine particulière, celle de Vienne par exemple, avec ses souvenirs de l'époque romantique et sa misère atroce des lendemains de la guerre (Les Trois Jeunes Filles de Vienne, 1934). Comme son auteur, le commissaire Gilles est un humaniste qui ne craint pas de s'avouer « ému par l'élément humain12 » de ses enquêtes. On est aux antipodes de la cérébralité (très « fin de siècle ») de Sherlock Holmes. En 1932, avec La Double Mort de Frédéric Belot, Claude Aveline inaugure la série des quatre romans qu'il rassemblera ensuite sous le titre de « Suite policière" », laquelle ne constitue qu'une partie de son ouvre littéraire. D'ailleurs, pour Aveline le roman policier est de la littérature à part entière. Il invente lui aussi un policier psychologue, l'inspecteur Simon Rivière, un être fin et sensible. C'est en fait un autre lui-même, un double du romancier. Tous deux sont confrontés aux mêmes problèmes : « Un bon romancier est un enquêteur et un bon inspecteur pourrait être un romancier14. » Pour Aveline, il s'agit d'« entourer le problème d'humain, de sensible'" ». Mais il a conscience cependant, comme Véry ou Steeman, que le genre policier satisfait chez le lecteur un certain besoin de merveilleux, que celui-ci est fasciné par le mystère. Ce sont ces deux exigences qu'il concilie en articulant ses intrigues sur le thème du double (le sosie et la substitution de personnalités dans La Double Mort de Frédéric Belot ; les déguisements et les rôles dans Voiture 7 place 15), c'est-à-dire en usant d'un certain « merveilleux » psychologique. C'est d'ailleurs là une question qui intéresse une époque marquée par Pirandello16. Mais c'est avec Simenon que triomphe la conception psychologique du roman policier. La première série des « Maigret » dure quatre ans. de 1930 (Pietr-le-LettoN) à 1934 (MaigreT)'1. Simenon y met en scène non pas un dandy, cultivé, raffiné, séduisant, comme les enquêteurs de Steeman. Decrest ou Aveline, mais une sorte d'anti-héros très peu « romanesque » (qui d'abord inspira de la méfiance à FayarD) : un petit-bourgeois au physique épais (le nom de Maigret est antiphrastique, donc un peu ironiquE), un homme bourru, lourdaud en apparence, fumant son éternelle pipe et pourvu d'une épouse pot-au-feu. Il n'a rien d'un surhomme ; il peut commettre des bévues ou des erreurs. Il reste toujours à hauteur d'homme. Mais c'est justement parce qu'il est comme tout le monde que Maigret entre si bien dans la peau de n'importe qui. Sa méthode relève de l'intuition plus que de l'intelligence. Il ne fait pas de savantes déductions mais s'imprègne de l'atmosphère des lieux. sympathise avec les gens, s'identifie à eux. Ce qui l'intéresse, c'est le pourquoi de leurs actes, bien qu'il ne se pique pas de « psychologie ». Il « sent » les êtres plutôt qu'il ne les « explique ». Il les comprend si bien que souvent il se montre plein d'indulgence pour certains coupables (Le Chien jaunE) et se refuse à les livrer à la justice (Le Pendu de Saint-PholieN). Maigret sait amener les coupables à se confesser à lui. il les délivre de leur secret. La scène finale traditionnelle du roman policier, celle où est résolue l'énigme, n'est plus un monologue triomphant de l'enquêteur-justicicr démontrant sa subtilité, mais plutôt un dialogue entre Maigret et le coupable. En outre, le roman ne se clôt pas nécessairement sur la découverte de la vérité, mais souvent Simenon nous renseigne sur le destin ultérieur des personnages : on voit bien que l'enquête n'est que secondaire par rapport au drame humain. De fait, au bout de quatre ans, Simenon se débarrasse de Maigret pour écrire des romans non policiers, même s'ils comportent souvent un crime. De l'aveu de l'auteur lui-même18, Maigret était pour lui comme un « meneur de jeu », une sorte de délégué, de double, qui, par ses prérogatives d'enquêteur, rendait au romancier les choses plus faciles. En somme, pour Simenon la formule policière était un moyen d'apprendre son métier de romancier. En faisant du crime son thème de prédilection, Simenon est en résonance avec son époque, qui s'intéresse aux déviances de toutes sortes. On assiste, selon Mac Orlan, à une véritable renaissance du « romantisme criminel19 ». Si le père de Maigret rêve d'écrire des romans « littéraires », inversement des auteurs « littéraires » se mettent à écrire des romans policiers : Aveline, comme on l'a vu ; Bernanos, avec Un crime (1935), dont l'atmosphère est particulièrement noire et sordide et l'intrigue assez peu convaincante ; Mac Orlan avec La Tradition de minuit (1930) ou Le Tueur n° 2 (1931)20 où l'humour se mêle au macabre et où le « fantastique social » naît de la peinture de milieux louches et de personnages ambigus, tel ce receleur, instrument du hasard ou d'un destin facétieux, qui provoque à son insu l'échange de deux « malles sanglantes ». À côté du roman policier proprement dit, l'entrc-deux-gucrres voit apparaître un genre nouveau, le roman d'espionnage. Il ne faut pas oublier en effet que certains espions (comme Mata-HarI) avaient défrayé la chronique pendant la guerre et pouvaient alimenter la rêverie romanesque. Chez Mac Orlan, des figures de femmes, aventurières ou espionnes, se profilent dans La Cavalière Eisa. La Vénus internationale. Filles et ports d'Europe ou La Nuit de Zeebruge. où est raconté un épisode de la guerre en 1918. Le roman d'espionnage prend la forme du roman d'aventures avec Jean Bommart qui raconte, non sans humour, les exploits du « Poisson chinois », un as des services secrets, entouré de personnages pittoresques, tel cet évêque albanais, auxiliaire du héros (Le Poisson chinois. prix du Roman d'aventures 1934). Avec Pierre Nord, on a plutôt des romans d'atmosphère, des personnages chargés d'humanité et une grande tension dramatique. En 1936. Double Crime sur la ligne Maginot lui assure le succès tandis qu'en 1937 il remporte à son tour le prix du Roman d'aventures pour un livre inspiré par ses souvenirs personnels du temps de la guerre2'. Terre d'angoisse, drame qui oppose patriotes français et policiers allemands. Ces romans, véhicules d'une idéologie nationaliste, se font l'écho des tensions internationales de plus en plus graves au cours des années trente. La littérature d'« évasion » est ici en prise directe sur l'actualité. Le fantastique et ses alentours L'énigme caractérise le genre fantastique aussi bien que le genre policier, si l'on considère que le premier se définit par une incertitude et une angoisse devant le mystère. Mais le récit policier résout l'énigme tandis que le récit fantastique la laisse subsister. C'est pourquoi ce dernier prend volontiers une teinte métaphysique : il pose toutes les questions sans réponses qui hantent l'esprit humain. Le Belge Jean Ray use des ressources traditionnelles du fantastique (revenants, maléfices, etc.) lorsqu'il récrit au cours des années trente, à partir de fascicules populaires, les exploits du Sherlock Holmes américain (Les Aventures de Harry DicksoN) ou lorsqu'il imagine des histoires effrayantes où la réalité naturelle se trouve comme doublée par des mondes parallèles, étrangers ou hostiles à l'homme (Les Contes du Whisky. 1925 ; La Croisière des ombres. 1932 ; Malpertuis, 1943). Le courant fantastique est très vivace en Belgique. Ainsi le théâtre de Ghelderodc mais aussi ses contes (Sortilèges. 1941) évoquent maléfices et diableries dans une atmosphère d'inquiétante étrangeté où règne la Mort. Mais le fantastique peut prendre une autre direction, assez fréquemment représentée dans la littérature moderne : il se dégage de la thématique traditionnelle, il abandonne l'imagerie romantique et le recours au surnaturel pour s'adapter au monde quotidien, à la réalité vécue et à la psychologie humaine. On assiste à une intériorisation du fantastique. Après des débuts naturalistes, Franz Hellens s'intéresse au domaine de l'étrange. Un de ses livres les plus connus. Mélusine (1920). semble reprendre le thème légendaire de la femme-fée insaisissable, en lui donnant d'ailleurs plutôt la tonalité du fantastique que celle du vrai merveilleux : le narrateur en effet demeure abasourdi et inquiet devant les prodiges. En réalité, Hellens, précurseur des surréalistes, fait ici le récit d'un ensemble de rêves, c'est-à-dire qu'il puise dans ce qu'il nomme « la vie seconde », la vraie vie de l'esprit. Le véritable fantastique est donc à l'intérieur de l'homme". Il est aussi dans la simple réalité : dans Réalités fantastiques (1923). l'auteur ne s'intéresse ni aux monstres ni au surnaturel, mais à la face cachée du réel, source d'angoisse pour l'esprit humain. C'est pourquoi l'ouvre de Hellens. nourrie de souvenirs d'enfance, garde des dehors réalistes (Le Nain, 1926 ; Le Magasin aux poudres, 1936). Henri Michaux, très impressionné par ce qu'il a nommé le « style rêve » de Mélusine, puisera dans son univers personnel les « animaux fantastiques » de Lointain intérieur (1938) ainsi que les éléments fabuleux de son voyage au pays des « Emanglons ». des « Hivinizikis » et autres peuples étranges (Voyage en Grande Garabagne. 1936). Derrière ce fantastique, on perçoit l'angoisse éprouvée par le poète lorsqu'il considère l'horreur de la vie et le néant humain. Dans Mes propriétés (1929), Michaux imagine qu'il rapetisse au point de devenir invisible, idée « fantastique » qu'un roman de Maurice Renard venait d'ailleurs de développer (Un homme chez les microbes, 1928). Comme on l'a déjà vu, l'inquiétude métaphysique de l'époque provoque un « retour de Satan » dans la littérature, d'où certains éléments de nature fantastique chez Bernanos ou Green. révélateurs de la présence ambiguë du surnaturel dans le monde terrestre. Le fantastique diabolique n'est pas absent de l'ouvre de Mac Orlan, mais il prend une forme particulière. Ce n'est pas sans ironie à l'égard d'un romantisme usé que Mac Orlan reprend le thème du pacte avec le Diable dans Malice (1923). Avec Marguerite de la nuit (1925), il transpose la légende de Faust dans le Montmartre louche des années vingt, ce qui produit un effet de distanciation et ressortit à ce que l'auteur nomme le « fantastique social ». Celui-ci est à la fois extériorisé et intériorisé : il réside à la fois dans le décor et dans l'âme des héros en correspondance avec ce décor. En effet, contrairement à Green ou Bernanos, Mac Orlan ne suggère pas la présence d'un monde surnaturel. À partir de décors souvent nocturnes et de personnages ambigus, il crée une atmosphère inquiétante, bien que non dépourvue d'un certain humour. Chez Henri Bosco au contraire, les éléments naturels sont les signes d'une réalité métaphysique. Sous un réalisme apparent, propre à évoquer la beauté de la terre provençale, il suggère la présence de forces occultes qui influent sur la vie humaine. Dans L'Âne Culotte (1937) il reprend le mythe du paradis perdu. En effet le mystérieux M. Cypricn. qui sait charmer bêtes et enfants, rêve de recréer le Paradis terrestre : dans la montagne aride il fait fleurir un jardin où se rassemblent les animaux sauvages. Mais à ses côtés veillent les forces du mal et de la mort, sous la forme d'un énorme serpent exotique : le paradis sera détruit. Cette histoire n'est pas une simple allégorie. Elle participe du fantastique en ce sens que naturel et surnaturel se superposent et que l'impression de mystère demeure. Marcel Brion écrira beaucoup de contes fantastiques (les premiers sont réunis dans Les Escales de la haute nuit, 1942). Mais dès 1935, avec La Folie Céladon, sans recourir au fantastique proprement dit, il nous fait pénétrer dans un univers dont il faut déchiffrer les signes. Le narrateur est fasciné par un lieu insolite, magique, une folie rococo, détruite lors d'un incendie provoqué par un feu d'artifice et où plusieurs personnes ont péri. C'est leur secret qu'il essaie de comprendre. Tous semblent avoir obscurément voulu leur mort, envoûtés peut-être par le charme délétère de la « folie Céladon » : l'accident n'est pas un simple hasard, il constitue l'accomplissement mystérieux d'un destin. Dans le voisinage du fantastique proprement dit se trouve ce qu'on appellera après 1950 la « science-fiction » et que l'on nomme au début du siècle le « merveilleux scientifique ». Il s'agit là de donner à des événements extraordinaires une explication de type scientifique. On s'éloigne donc du fantastique puisqu'on élimine l'occulte, le surnaturel, au profit du rationnel. De fait, des romans d'anticipation comme ceux de Jules Verne par exemple ne relèvent pas du fantastique : ils tendent à ramener l'inconnu au connu, à réduire le mystère. En revanche, lorsque le « merveilleux scientifique », tout en se servant des méthodes de la science, met l'accent sur l'insolite et le bizarre et cherche à nous donner la sensation d'un univers rempli de mystère, il reste proche du fantastique. Cette tonalité fantastique marque particulièrement l'ouvre de Maurice Renard. Après avoir publié avant guerre Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908) et Le Péril bleu (1912), il continue à écrire - à côté d'ouvres pleinement fantastiques comme L'Invitation à la peur (1926) - ce qu'il nomme des « romans d'hypothèse24 », où une base scientifique lui permet de parcourir le domaine de l'inconnu. Chez Renard, les rapports entre le scienlifque et le merveilleux sont de deux sortes. Ou bien les ressources de la science sont utilisées par l'imagination au point de nous faire atteindre la « merveille » : ainsi grâce à un habile chirurgien le héros de L'Homme truqué (1921) peut « voir » les sons, tandis que Un homme chez les microbes (1928) nous permet d'explorer l'univers de l'infiniment petit. La science est ici comme le tremplin du merveilleux. Elle donne acecès au mystère, elle ne le détruit pas. Ou bien le domaine de la merveille est envisagé sous un angle scientifique. L'un des romans les plus célèbres de Renard, Les Mains d'Orlac (1920), est une variation fantastico-policière sur le thème de la possession et sur le motif traditionnel de la main qui agit seule. Ici encore, un chirurgien greffe des mains que l'on croit être celles d'un assassin et par lesquelles le héros redoute d'être entraîné vers le crime. Les éléments fantastiques traditionnels se trouvent ici intégrés dans le domaine du rationnel sans pour autant cesser de sécréter l'angoisse. Chez Maurice Renard, la science moderne a bien quelque chose de fascinant pour l'imagination et l'extraordinaire vaut pour lui-même. En revanche, lorsque André Maurois imagine qu'un savant découvre la possibilité de réunir les âmes de ceux qui se sont aimés (Le Peseur d'âmes, 1931) ou un dispositif capable de pénétrer les secrets intimes (La Machine à lire les pensées. 1937), le récit se situe surtout dans la perspective du conte philosophique et satirique. Pour Maurois, le fantastique n'est qu'un prétexte à énoncer les vérités du moraliste. Le « merveilleux scientifique », auquel ont été sensibles les poètes du début du siècle, comme Apollinaire ou encore par exemple un Alexandre Arnoux avec ce qu'il nomme le « féerique modernels », n'exerce pourtant qu'une séduction limitée. En revanche, la merveille « insérée dans la réalité », selon la formule d'Alain-Fournier, va connaître une réelle fortune littéraire. Les surréalistes, hostiles au merveilleux scientifique, vont au contraire valoriser le merveilleux poétique, né de l'insolite. Dans Le Paysan de Paris (1926), Aragon parle du « merveilleux moderne », puisé aux sources du quotidien le plus banal et souvent engendré par le hasard. Un merveilleux formé de l'interpénétration du subjectif et de l'objectif, de la réalité et du rêve. Les surréalistes écrivent donc des « contes pour les grandes personnes ». selon la recommandation de Breton, où s'abolissent les contraintes de l'espace et du temps, où le merveilleux s'impose avec l'évidence du naturel (Pérct, Le Gigot, sa vie, son ouvre, recueil de contes publiés en 1957 ; Desnos, Deuil pour deuil, 1924 ; Limbour, L'Illustre Cheval blanc, 1930). Avec Les Vanilliers (1938), Limbour, comme il l'explique dans une note liminaire, part d'un fait réel (la culture des vanillierS) pour créer une réalité imaginaire, chargée d'érotisme. La rue est l'un des lieux privilégiés de la sensibilité moderne, comme le montre Le Paysan de Paris. Fargue, « surréaliste dans l'atmosphère » selon Breton, explore le merveilleux parisien au rythme de ses flâneries (Le Piéton de Paris, 1939). Le décor urbain et la vie intérieure du poète forment comme deux « vases communicants » où peuvent se mêler humour et angoisse. Les réalités de la ville se métamorphosent sous son regard car il Tes charge de ses nostalgies, de ses rêves ou de ses cauchemars (Épaisseurs, 1928 ; Vulturne, 1929). Pour les surréalistes comme pour beaucoup de leurs contemporains, le recours au merveilleux procède de l'impatience qu'ils éprouvent devant la misère de la condition humaine, assortie d'une espèce d'espoir de la vaincre. Chez Albert-Birot comme chez les surréalistes, le sens du tragique est équilibré par le sens du merveilleux. Avec Grabinoulor (1933). il écrit une sorte d'épopée de la joie de vivre. Grabinoulor est un anti-Plume, en ce sens que, contrairement au héros de Michaux, il est apte au bonheur et à l'innocence dans un monde cocassement absurde. Comme les surréalistes encore. Audiberti exprime le désir de réinventer l'homme. Toute son ouvre est la mise en question d'une réalité où règne le mal. Son premier roman, Abraxas (1938), tient du conte merveilleux, du roman d'aventures et de l'épopée métaphysique. Le foisonnement baroque des lieux, des événements et des personnages permet cependant de reconnaître un fil directeur essentiel dans la quête de Caracasio à la recherche de l'innocence perdue, mené par le cheval masqué Fandclgas. à la fois ange et démon. Le merveilleux est aussi un élément clé de l'univers de Supervielle. Il lui permet d'exprimer avec fantaisie et poésie son angoisse face à la mort. Le mystère de l'Océan le fascine et il devient l'image de cet autre monde avec lequel le poète cherche à communiquer, un monde où les noyés mènent une vie parallèle à celle des vivants (L'Enfant de la haute mer, 1929). Dans ses contes, le légendaire (le merveilleux biblique de plusieurs récits de L'Arche de Noë, 1938). le magique, le mystérieux (L'Homme de la pampa, 1923, où le héros met un volcan dans sa valise ; Le Voleur d'enfants, 1926) restent de plain-pied avec la réalité la plus familière. Pour Cocteau, comme pour Supervielle, le rôle du poète est de communiquer avec l'autre monde. C'est ce que montre sa pièce Orphée (1927) où le poète reçoit des messages de l'inconnu transmis par un cheval qui parle. Quant à son film Le Sang d'un poète (1930):fi, il intériorise le merveilleux puisqu'il transcrit la profusion d'images, de souvenirs, de rêves, qui hantent l'esprit du poète. Tout le film tient pourtant dans les quelques secondes qui s'écoulent entre le début et la fin de l'écroulement d'une cheminée d'usine. Avec Marcel Aymé enfin le merveilleux se nuance de burlesque. Peintre « réaliste » de la vie paysanne (La Table aux crevés, 1929), de la vie urbaine (La Rue sans nom, 1930. Maison basse, 1935), ou de la vie bourgeoise (Le Bouf clandestin, 1939), dont il montre les vulgarités et les bassesses, il sait en même temps introduire dans la réalité quotidienne des éléments insolites et prodigieux : une jument verte dont le portrait parle (La Jument verte. 1933): un nain qui se met un jour à grandir (Le Nain, 1934). Marcel Aymé contrevient à tous les principes de la logique, notamment au principe d'identité, avec des personnages qui habitent simultanément deux corps ou n'existent qu'un jour sur deux (Derrière chez Martin, 1938). Cette évidence de l'extraordinaire fait que l'on peut parler de merveilleux plutôt que de fantastique. Les gauloiseries truculentes de La Jument verte ou la féerie « naïve » des Contes du chat perché (1934) donnent une teinte fami-lière au merveilleux de Marcel Aymé mais ne l'empêchent pas d'exprimer sa vision pessimiste d'une nature humaine dominée par ses appétits char-nels et son besoin de paraître. Toutefois chez lui le rire est la forme de l'indulgence et il complète l'évasion procurée par le merveilleux. Le « merveilleux moderne » appartient au vaste domaine de la « fantaisie », que l'on peut situer, comme l'étymologie nous y invite, dans les alentours du fantastique. La fantaisie est légère, désinvolte. Elle introduit dans la réalité non pas un mystère troublant comme le fantastique, ni l'évidence du surnaturel, comme le merveilleux, mais une liberté pleine d'imprévu, d'humour et de poésie. Cette fantaisie peut explorer les voies du saugrenu27, c'est-à-dire de l'insolite qui fait rire : c'est le pittoresque cocasse des récits d'André Salmon (La Négresse du Sacré-Cour. 1920), les aventures rocambolesques imaginées par Max Jacob (Filibuth ou la Montre en or. 1922 ; Le Terrain Bouchaballe, 1923) ou par Queneau (Le ChiendenT). Mais l'influence croissante du romantisme allemand au cours de l'entre-deux-gucrrcs28 donne à la fantaisie surtout la tonalité indécise du rêve. C'est de cette fantaisie que relèvent Francis de Miomandre (Direction Étoile, 1937), Edmond Jaloux (L'Escalier d'or. 1922), Jean Cassou (De l'Étoile au Jardin des Plantes. 1935), Alexandre Vialatte (Badonce et les créatures. 1937). h'Intermezzo de Giraudoux, malgré son Spectre, procède plus de la fantaisie que du vrai fantastique : celui-ci est constamment désamorcé par l'humour. Dans beaucoup de romans de Brasillach, une « magie naturelle » transfigure le monde quotidien, par exemple dans Le Marchand d'oiseaux (1936) ou Le Voleur d'étincelles (1932), qui débute par un hymne bien romantique aux puissances de la nuit. Alors que la « fantaisie » d'avant 1914 désignait un courant poétique associant le néo-classicisme formel à la légèreté et à l'humour, cette fantaisie de l'entrc-dcux-guerres permet à l'imagination et au rêve de venir corriger le réel, d'en donner une transposition poétique. |
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