Essais littéraire |
« Qu'est-ce que les Lumières ?» La question n'est pas nouvelle : Emmanuel Kant la posait déjà en 1784. Preuve évidente que les Lumières constituent une dynamique et une tension plus encore qu'un programme clairement défini. Dans son poème Le Mondain Voltaire refuse toute nostalgie des origines et clame bien fort sa préférence pour les raffinements de son siècle : Regrettera qui veut le bon vieux temps Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée, Et le jardin de nos premiers parents ; Moi je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs : Ce temps profane est tout fait pour mes mours. J'aime le luxe, et même la mollesse. Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Le Mondain, 1736 Les élites contemporaines sont appelées à partager cette vision du siècle que Voltaire traduit en termes délibérément provocants : l'heure est à la jouissance sans réticences des bienfaits d'une civilisation qui peu à peu s'étend, grâce à la multiplication des échanges commerciaux, à l'humanité tout entière. L'esprit d'examen et la suprématie de la raison Les remises en cause de la tradition et du principe d'autorité dans les années 1680-1700, la promotion de valeurs étroitement dépendantes de l'essor de la pensée scientifique ont ouvert la voie à ce refus de la magnification du passé et à cette appréhension nouvelle du devenir historique. La République des idées] est un état extrêmement libre. On n'y reconnaît que l'empire de la vérité et de la raison et, sous leurs auspices, on fait la guerre, incessamment, à qui que ce soit. Les amis ont à se garder de leurs amis, les pères de leurs enfants. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1695-1697. Dans le dialogue idéal des savants véritables, il n'est pas de sentiment, de hiérarchie ou d'interdit qui tiennent : une égalité toute républicaine régit les rapports des savants qui, dans leur recherche de la vérité, ont en priorité à cerner et réduire l'erreur. Pour Bayle, protestant exilé en Hollande après la révocation de l'édit de Nantes (1685), les cibles prioritaires sont les « fables », qu'elles concernent les miracles, le passé ou les héros. La stricte étude des faits permet d'appréhender les comètes comme de simples phénomènes naturels et non comme l'expression miraculeuse de la volonté divine (P. Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l'occasion de la comète de 1680, 1682-1683). La comparaison des textes, fussent-ils sacrés, permet de rejeter les « fables » communément admises comme vérités (P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1695-1697). Préjugés et erreurs sont redevables d'une histoire dont l'établissement doit être rigoureux. On offrira l'explication de la genèse et de la propagation de l'erreur pour démystifier. Dans son Histoire des oracles, Fontenelle retrace ce cheminement des croyances erronées : l'examen d'un enfant nanti d'une dent d'or révèle la supercherie initiale et met fin aux controverses fondées sur la confusion des rumeurs et des faits avérés : Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent, avec beaucoup d'adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Fontenelle, Histoire des oracles, 1686. Les limites qu'avait prudemment posées Descartes au doute méthodique tendent à s'abolir : politique, morale et même théologie sont désormais offertes à l'examen critique. L'histoire des erreurs humaines, riche de mises en garde pour le présent et l'avenir, débouche sur une exaltation des progrès de l'esprit. Les découvertes scientifiques tiennent alors une place centrale dans la relation des difficiles victoires de la raison : les Galilée, Descartes et surtout Newton sont salués comme les initiateurs de cette vaste quête de la vérité. Et l'écrivain philosophe du xvin0 siècle se doit de faire connaître au public la nature et la portée de ces découvertes scientifiques : Voltaire publie VÉpître sur Newton (1736) et les Éléments de la philosophie de Newton (1738). Critiqué pour sa physique et sa croyance aux idées innées, Descartes demeure cependant considéré comme un pionnier de l'esprit philosophique : [...] un chef de conjurés qui a eu le courage de s'élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire et qui, en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d'un gouvernement plus juste et plus heureux qu'il n'a pu voir établi. D'Alembert, Discours préliminaire. Encyclopédie, 1751. Le culte laïc des grands hommes qui naît et se développe au cours du XVIIIe siècle accorde une place éminente aux savants aux dépens des héros militaires. La philosophie emprunte de plus en plus à la science ses modèles, ses objets et ses méthodes. À ce compte, dit la Marquise, la philosophie est devenue bien mécanique ? - Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on n'en ait bientôt honte. Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686. Cette crainte de Fontenelle n'a guère de fondement : la philosophie du XVIIIe siècle est indissociable de son expression littéraire. L'ironie qui incite le lecteur à s'affranchir des interdits, à interpréter et réagir, convient à la rédaction de l'histoire des « sottises » humaines. S'adressant aux élites mondaines curieuses de chimie, de physique et d'astronomie, l'écrivain philosophe associe étroitement souci d'instruire et recherche du plaisir. Les formes brèves - la lettre, la nouvelle, le conte -, les simulations les plus diverses de l'oralité - l'entretien, le dialogue - sont largement préférées aux traités philosophiques argumentes et étayés de références érudites. L'écriture dynamique du dialogue permet une mise en scène, qui fait illusion, des affrontements d'idées. De Fontcnelle à Voltaire et à Diderot, le genre très ancien du dialogue d'idées est profondément renouvelé. Un optimisme historique inédit Pour les hommes des Lumières, les croyances erronées, superstitions et préjugés qui doivent être critiqués sans relâche, ne sont, en fait, que les survivances tenaces d'un passé d'oppression des esprits, que les progrès de la philosophie sont appelés à libérer. L'évocation prophétique du triomphe des Lumières est révélatrice d'une confiance nouvelle en un avenir que façonnent l'intelligence et le travail : [...] la race humaine s'éclairera ; les nations connaîtront leurs véritables intérêts ; une multitude de rayons rassemblés formera quelque jour une masse énorme de lumière qui échauffera tous les cours, qui éclairera tous les esprits, qui environnera ceux mêmes qui cherchent à l'éteindre. Du Marsais, Essai sur les préjugés. 1769 (rédigé avant 1756). Ce sens du progrès historique connaît une première formulation argumentée dans les Lettres philosophiques de Voltaire ( 1734). En conférant à l'Angleterre le statut de modèle, en inventoriant les avantages introduits dans ce pays par la liberté religieuse, politique et économique. Voltaire suggère ce que peut et doit être l'avenir des nations. Mais rien n'est acquis et rien n'existe dès les origines ; le développement du commerce a seul permis l'avènement de la liberté politique : Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s'est formée la grandeur de l'État. Voltaire. Lettres philosophiques, lettre X : « Sur le commerce », 1734. Par son absolutisme sans partage, par son refus de la liberté religieuse et par le mépris traditionnel de sa noblesse à l'égard du négoce, la France constitue l'image inversée de l'Angleterre. Gardons-nous cependant de penser que cette conception progressive du devenir historique s'impose d'emblée au siècle. Le discours de l'âge classique sur l'histoire, que Bossuet a théorisé, demeure dominant : Dieu, dispensateur de ses terribles leçons aux princes et aux peuples, est encore souvent évoqué comme le maître du destin des empires. La très ancienne conception cyclique de l'histoire qui envisage le devenir des États sur le modèle de celui du corps humain (« enfance » et « jeunesse » des « corps politiques », maturité ou apogée, vieillesse ou décadencE), hante encore le xvmc siècle. De nombreuses ouvres philosophiques demeurent tributaires de ces représentations foncièrement pessimistes qui surgissent au cour même d'ouvres exaltant le progrès : ainsi le projet encyclopédique d'un bilan général des connaissances humaines se fonde partiellement sur cette hantise d'une dissolution sociale et politique comparable à la fin des grands empires de l'Antiquité : Que l'Encyclopédie devienne un sanctuaire où les connaissances des hommes soient à l'abri des temps et des révolutions. Ne serons-nous pas trop flattés d'en avoir posé les fondements ? Quel avantage n'aurait-ce pas été pour nos pères et pour nous, si les travaux des peuples anciens, des Égyptiens, des Chaldéens, des Grecs, des Romains, etc., avaient été transmis dans un ouvrage encyclopédique, qui eût exposé en même temps les vrais principes de leurs langues ! Faisons donc pour les siècles à venir ce que nous regrettons que les siècles passés n'aient pas fait pour le nôtre. D'Alemben. Discours préliminaire. Encyclopédie. 1751. De fait, l'optimisme des Lumières côtoie le pessimisme historique hérité de l'âge classique. Certes l'État absolutiste du xviiie siècle tente de maîtriser les fléaux, famines et épidémies, et des solidarités nouvelles se nouent pour maîtriser la nature et ses débordements. Mais dans le même temps les violences rationnellement organisées par les États acquièrent une efficacité plus grande. À la fin de son règne Louis XIV ordonne des expéditions punitives, les dragonnades, contre les communautés protestantes des Cévennes et le siècle connaît encore bien des guerres longues et sanglantes, la guerre de Sept Ans notamment ( 1756-1763). Dans cette ambiguïté où espoirs et craintes se conjuguent, la confiance en l'avenir est encore souvent mise à mal. Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 ébranle l'optimisme du Mondain : les souffrances humaines provoquées par la catastrophe, les réactions fanatiques qu'elle entraîne conduisent Voltaire au doute et à l'expression de l'impuissance : « Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue ? Rien : le livre du sort se ferme à notre vue » (Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756). Le refus des thèses de Leibnitz, Pope et Wolf sur la Providence (que Voltaire résume dans Candide par la formule : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ») devient catégorique. Les résurgences du fanatisme et de l'arbitraire (affaires Calas, Sirven, La BarrE) compromettent plus encore la confiance en un avenir de progrès tout en démontrant l'urgence de l'intervention du philosophe dans les affaires de la cité : Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête. Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le xive siècle que cette aventure est arrivée ; c'est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers ; par les filles d'opéra, qui ont les mours fort douces ; par nos danseurs d'opéra, qui ont de la grâce ; par M"c Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française. Voltaire, Dictionnaire philosophique, an. « Toiture », 1764. La campagne pour la réhabilitation de Calas, protestant de Toulouse condamné à mort sans preuves, la rédaction du Dictionnaire philosophique (1764) et du Traité sur la tolérance (1767) attestent du souci croissant d'agir sur l'opinion publique : le reflux de l'optimisme initial nourrit des exigences renouvelées d'action et d'engagement. Un modèle de comportement se constitue, riche d'avenir dans l'histoire des intellectuels : l'intervention en politique de l'écrivain philosophe. Inflexions et redéfinitions morales Une morale de la nature et du bonheur, dégagée des tutelles religieuses, se construit au cours du siècle. Contre la morale du salut, elle associe étroitement vertu et utilité sociale et rejette toute mortification. Cependant l'Église conservant son importance sociale et politique, les modèles religieux en matière de morale, avec les tensions et contradictions du siècle précédent, demeurent prégnants : les exigences très strictes du jansénisme s'opposent à une morale d'inspiration chrétienne plus ouverte aux pratiques de la vie mondaine. Dès la fin du xvnc siècle, l'essor de l'esprit d'examen et la découverte de la relativité des mours permettent d'envisager une morale indépendante de la croyance et de la pratique religieuse. Dans ses Pensées sur la comète, Bayle envisage la possibilité qu'existe une société athée qui respecterait les règles morales : Une société d'athée pratiquerait les actions civiles et morales aussi bien que les pratiquent les autres sociétés, pourvu qu'elle fît sévèrement punir les crimes et qu'elle attachât de l'honneur et de l'infamie à certaines choses. P. Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l'occasion de la comète de 1680, 1682-1683. De même dans les Lettres philosophiques. Voltaire oppose aux thèses de Pascal sur la misère de l'homme déchu et cédant au divertissement le tableau d'une civilisation qui, par son activité et son raffinement, aspire légitimement au bonheur. Le refus du dogme du péché originel permet de promouvoir des modèles de comportement nouveaux, strictement laïques. Voltaire est conduit à opposer en ce sens la vertu à la sainteté : Nous vivons en société ; il n'y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux ; il sera revêtu d'un cilice : eh bien, il sera saint ; mais je ne l'appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu'il est seul, il n'est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n'est rien pour nous. Voltaire. Dictionnaire philosophique, art. « Vertu », 1764. Nous vivons en société ; il n'y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux ; il sera revêtu d'un cilice : eh bien, il sera saint ; mais je ne l'appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu'il est seul, il n'est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n'est rien pour nous. Voltaire. Dictionnaire philosophique, art. « Vertu », 1764. |
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