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DESCARTES






Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, la pensée cartésienne ne débute que rarement par une affirmation ou par une certitude. C'est souvent, au contraire, par une question, et, derrière cette question, par l'aveu d'une certaine ignorance, voire d'un doute, d'une incertitude, que Descartes préfère commencer, ou, plus exactement, entrer en rapport avec un interlocuteur qui peut être son lecteur, mais qui peut être aussi lui-même. Combien de fois, en lisant les premiers textes de Descartes, ne sommes-nous pas tombés, non sans quelque surprise, sur tel ou tel passage, où se trahit ce qu'on ose supposer être l'état préalable de sa pensée, et où perce quelquefois une note indéfinissable d'inquiétude. Rappelons-nous cette lettre d'avril 1619 a Beeckmann, où il écrit : « Mon esprit est déjà parti en voyage. Je suis encore dans l'incertitude.

Où le destin va-t-il m'emporter ? Où me sera-t-il donné de faire halte ?»



Est-ce trop forcer le sens de ces lignes si émouvantes que de les relier, même en les opposant, aux paroles fameuses de la Seconde Méditation : « Je suis, j'existe : cela est certain. Mais combien de temps ? » Il semble que ce « combien de temps ? », même s'il est immédiatement compensé par la réponse qui fait suite : « Combien de temps ? Autant de temps que je pense », n'exprime pas une parfaite assurance, et qu'il contient aussi une part, infinitésimale peut-être mais réelle, de perplexité. Un dialogue existe à l'intérieur de la pensée de Descartes. Il s'ouvre entre ce qui est certain et ce qui n'est pas certain, entre ce qui est positif et ce qui est négatif, entre ce qui se révèle comme clair et distinct et d'autre part ce qui est douteux et confus. Et cela se manifeste à chaque instant, dans chaque occasion, à propos de n'importe quelle expérience. Il nous faudra toujours, en lisant Descartes, faire méticuleusement la part du négatif et du positif, de l'incertain et du certain : « Si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en dormant, pourvu que nous séparions ce qu'il y a de clair et de distinct en la notion que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai. » Ainsi tout Descartes apparaît dans la satisfaction qu'il éprouve à posséder la propriété, pour lui sans prix, de séparer le clair et le distinct de l'obscur et du confus, et, par conséquent, d'éliminer dans sa pensée, le second de ces deux termes.



D'éliminer s'il se peut, mais, en tout cas, de ne jamais confondre. Voir à cet égard Les passions de l'âme, 1re partie, art. 28 : Descartes y parle de perceptions, que l'étroite et périlleuse alliance existant entre l'âme et le corps, rend confuses et obscures. Cela n'est pas fait pour lui plaire. Il préférerait sans doute, en tout point, une clarté continue. Mais, en fait, le second de ces termes (l'obscur, le confuS) n'est pas vraiment éliminable. Bon gré, mal gré, il faut lui faire sa part. Descartes, philosophe, avant tout, de la pensée claire et distincte, ne reste pas moins guetté à chaque moment et à chaque pas - il le sait, il ne s'en cache pas - par la pensée inverse, la pensée obscure dont il voudrait ne pas avoir à tenir compte. Il rêve d'une pensée qui dans tout son champ et dans tout son développement, serait inaltérablement, lumineusement claire. Il voudrait pouvoir l'analyser, l'épurer, la traiter comme, sur tout leur parcours, se traitent les réalités mathématiques. Le monde mathématique, en effet, a l'avantage immense de se limiter exclusivement à des certitudes (réelles ou fictiveS). Mais le monde de Descartes n'est pas le monde des mathématiques. Il est fait d'objets déterminés, mais aussi d'objets indéterminés, et même indéterminables. Plus Descartes s'obstine à définir ce qui pour lui est définissable, plus évidemment s'impose à son attention, non pas au centre mais à la périphérie de sa pensée, et pour ainsi dire, en bordure de sa réflexion, une zone indéfinie, celle de la pensée non claire, non distincte, et cependant réelle, indéniable. Aux alentours des fameuses déterminations cartésiennes, s'étend, non pas nié, anéanti, mais refoulé, tenu à distance par le philosophe, un univers mental où il ne s'aventure pour ainsi dire jamais lui-même, mais où s'aventureront certains de ses continuateurs, un Malebranche, un Leibniz, et, en fin de compte, un peu tout le monde.

Cet univers mental ignoré de Descartes et exploré plus tard par combien de pensées issues pourtant de la sienne, c'est le monde immense et voilé de la pensée indéterminée.



DESCARTES : TEXTES



(Il fauT) être le plus ferme et le plus résolu... imitant en ceci les voyageurs qui se trouvent égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, mais marcher le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons. (Discours sur la méthode.)



Je suis, j'existe; cela est certain. Mais combien de temps ? Autant que je pense. (Première méditation.)



... Notandum est in omni quaestione per deductionem resolvenda quamdam esse viam planam et directam... (Kegulae.)

Si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en dormant pourvu que nous séparions ce qu'il y aura de clair et de distinct en la notion de ce que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai. (Regilae.)

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