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DIDEROT






Dans son Salon de 1767, parlant de la rêverie, à laquelle, sur le moment, il s'abandonne dans une série de notations consécutives, Diderot la décrit de la façon suivante :



« L'on est nonchalamment étendu... L'idée, le sentiment, semble naître en nous de lui-même... Délire que l'on éprouve... Plaisir d'être à soi... Plaisir de se voir et de se complaire; plaisir plus doux encore de s'oublier. » Puis, comme pour confirmer cet état dernier, Diderot en arrive à pousser l'exclamation suivante : « Où suis-je dans ce moment ? Qu'est-ce qui m'environne ? Je ne le sais, je l'ignore. » L'on perçoit que, de la même façon, essentiellement exclamative, toutes ces remarques semblent jaillir les unes des autres, se confondant dans le même sentiment. Pourtant elles se contredisent, ou trahissent sans la moindre transition les sentiments les plus opposés. Comment cela est-il possible ? Et comment se fait-il d'autre part que cela nous surprenne si peu, que nous trouvions même aussi naturelle cette conjonction d'états d'âme contradictoires ? Ou bien il y a chez Diderot une facilité exceptionnelle à passer d'un état à un autre, ou bien il y a quelque chose de plus'surprenant encore : la faculté d'être pour ainsi dire simultanément soi-même dans deux façons de sentir différentes, même contradictoires, et cela de telle sorte que, tout en restant contradictoires, ces deux états ne se heurtent pas, mais se rejoignent, se mêlent inextricablement l'un à l'autre, et révèlent même une certaine analogie de ton, sans cesser d'être différents.

L'on est tenté de rapprocher cet état vécu par Diderot lui-même de celui qu'il présente comme décrit par Bordeu dans le Rêve de D'Akmbert : « Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous-même, soit en vous étendant au-dehors, on ne sait plus ce que cela peut devenir. »



Il va de soi que Bordeu, ici, ou plus exactement Diderot lui-même, qui le fait parler imaginairement, sait très bien au contraire ce qu'un tel double état peut devenir : une fusion des extrêmes, une identification troublante de l'extrême dilatation de l'esprit et de l'extrême concentration. Poussée au-delà de toutes limites, une profusion de formes se rapproche de l'informe. La forme peut disparaître, soit par pléthore, soit par nullification. Ainsi, en deçà, comme au-delà des réalités conçues ou perçues comme distinctes, il y a, encadrant ou prolongeant celles-ci, des réalités indistinctes, peut-être même une sorte d'indis-tinction générale, à l'intérieur de laquelle les distinctions se situent, tout en se trouvant débordées de chaque côté par les extrêmes. - Nous trouvons là, chez Diderot, ce matérialiste à peine déguisé, une rêverie du même type que chez certains présocratiques, ou chez certains penseurs aventureux de la Renaissance. Mais, chez Diderot, ce côté téméraire de la pensée a, semble-t-il, quelque chose de plus passionné et de plus personnel à la fois, comme si ce qui était abstraitement pensé était aussi intensément rêvé, donc vécu, donc identifié de la façon la plus intime avec le moi de celui qui pense et qui rêve. En d'autres termes, il ne s'agit nullement là d'une spéculation purement abstraite sur une expérience hypothétique; la parole ici vit ou revit l'expérience dans son actualité propre. Diderot est celui qui, à la fois, dans le moment où il la décrit, réalise en lui-même la fusion des deux extrêmes dont l'un implique un maximum de précision, et l'autre un maximum d'indétermination.

Est-ce vraiment possible ? N'y a-t-il pas là une pure fiction de la pensée ? La question n'est pas là. La question vraie ne consiste-t-elle pas dans le fait difficilement compréhensible, et pourtant intrigant au plus haut degré, qu'entre la détermination la plus rigoureuse et l'indétermination la plus imprécise, entre la forme et l'informe considérés dans leurs dissimilitudes les plus graves, il y a un pont ou un lieu de passage immédiat, dont on a parfois conscience : un pont qui nous mène de la forme à l'informe, de l'indéterminé au déterminé (ou vice versA), et cela sans transition, par un simple acte de l'esprit. C'est ce dont Diderot, semble-t-il, eut plus d'une fois l'intuition. Dans combien d'occasions ne voyons-nous pas cette pensée osciller, avec une rapidité déconcertante, d'un extrême à l'autre ? C'est que pour elle, à tout le moins en de certains moments privilégiés, les extrêmes se touchent, se bousculent, et même se confondent.



DIDEROT: TEXTES



La sensibilité, quand elle est extrême, ne discerne plus. Tout l'émeut indistinctement. (Essais sur la peinture.)



Où suis-je dans ce moment ? Qu'est-ce qui m'environne ? Je ne le sais, je l'ignore. Que me manque-t-il ? Rien. (Salon de 1767.)



Tous les êtres circulent les uns dans les autres... Tout est en un flux perpétuel... Il n'y a rien de précis en la nature. (Rêve de D'Alembert.)



Naître, vivre et passer, c'est changer de forme... Et qu'importe une forme ou une autre ?



Lespinasse : J'existe comme en un point, je cesse presque d'être matière, je ne sens que ma pensée; il n'y a plus ni lieu, ni mouvement, ni corps, ni distance pour moi : l'univers est^néanti pour moi, et je suis nulle pour lui.



Bordeu : Voilà le dernier point de la concentration de votre existence, mais sa dilatation idéale peut être sans borne. Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous-même, soit en vous étendant au-dehors, on ne sait plus ce que cela peut devenir. (Ibid.)



Mais qu'est-ce qu'un repos délicieux ? Celui-là seul en a connu le charme inexprimable... qui veillait encore assez sinon pour penser à quelque chose de distinct, du moins pour sentir toute la douceur de son existence... Situation de pur sentiment... (Article « Délicieux » de l'Ençycl.)

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