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DU BOS - A Carlo Bo






Si l'on pense aux critiques les plus renommés qui ont précédé Charles Du Bos, l'on évoque généralement l'image de personnages nantis, c'est-à-dire en possession incontestée de cultures stables. Un Sainte-Beuve (au moins dans la seconde partie de sa viE), un Taine, un Brunetière, un Faguet, un Lanson, même un Jules Lemaître en dépit de certaines fantaisies imprévisibles, tous se comportent comme s'ils avaient la jouissance et le contrôle d'un savoir défini. C'est à l'aide de celui-ci qu'ils classent et qu'ils jugent. C'est là leur fonction essentielle. Sans doute leurs opinions ne sont pas nécessairement unanimes. Elles diffèrent, elles fluctuent. Mais il y a un point sur lequel elles s'accordent. C'est que dans leur perspective les ouvres analysées par elles ne prennent tout leur sens que si on les place fermement à l'intérieur d'un milieu où elles trouvent naturellement chacune une niche déterminée. Ainsi les ouvres et les milieux s'appuient les uns aux autres. La littérature, comme la pensée qui l'explique, fait partie d'un ensemble qu'il s'agit de ne pas dissocier. Il n'y a aucune raison valable de percevoir les ouvres en elles-mêmes, rien qu'en elles-mêmes. Il faut au contraire les percevoir dans un complexe de rapports déjà acquis qui les relie à toutes les autres activités issues d'un même environnement. La critique se satisfait qu'il en soit ainsi. Elle s'applique à montrer qu'aucune ouvre n'est isolable, inclassable. Et si d'aventure telle ouvre lui paraissait suspecte de ne pouvoir être franchement classée, la critique n'hésiterait pas à marquer une certaine désapprobation. Rien qui risque plus d'être désapprouvé qu'une ouvre qui ne s'insère pas, qui s'avère indépendante. En un mot, tout se passe comme si la critique n'avait pas d'autre objet que de dégager dans les ouvres les plus diverses les tendances communes du milieu où elles ont leur place.



Grâce donc à ces orientations persistantes de la critique, les ouvres apparaissent le plus souvent comme harmonisées entre elles et avec les réalités qui les entourent. Il devient difficile de les considérer isolément. Une certaine similarité les unit, un certain ton d'époque. Cela, d'un côté, est un bien. Mais, d'un autre côté, c'est un mal, et même un grand mal. La critique, qui fait le ton de l'époque, se trouve contrainte à d'évidentes omissions. Elle prétend ne prendre conscience de l'ouvre qu'à partir du moment où elle peut la voir comme déjà formée, et comme ayant acquis, grâce à cette forme, un caractère apparemment définitif. Et par conséquent aussi elle néglige le fait que l'auteur de cette ouvre n'a peut-être jamais eu pour intention de la fixer dans une forme déterminée et de la ramener ainsi à des limites précises. Il se peut même qu'il l'ait fait surgir, cette ouvre, dans la perplexité et l'incertitude, n'étant jamais assuré ni d'où elle tirait son inspiration ni vers quel avenir elle s'orientait. Issues souvent d'une indétermination, enfantées dans une demi-ignorance, comment les ouvres pourraient-elles nécessairement prendre d'emblée une place certaine ? Toute ouvre est plus ou moins toujours au centre d'un mystère, un mystère qu'il s'agit moins de définir que d'accueillir. Mais comment le faire, puisque, dans ce cas, il devient impossible de se contenter simplement d'allouer une place à cette ouvre parmi d'autres, il faut au contraire la considérer en elle-même, dans l'impossibilité où l'on est de la voir autrement que dans ce qu'elle a de radicalement inassimilable ? Une seule issue est possible : se confondre avec l'ouvre, participer au mouvement tâtonnant, inachevé, souvent presque aveugle, avec lequel la pensée s'en va vers un sens dont elle approche mais dont elle n'est jamais assurée définitivement.



Tel est, semble-t-il, l'état dans lequel se découvre le critique, dès qu'il est tenté, non plus de « critiquer » mais, au contraire, d'accompagner, voire même d'épouser dans son mouvement incertain la pensée critiquée. Cette conjonction ne peut qu'aboutir à une sorte de confusion. Il n'y a là rien à regretter. Qu'elle puisse avoir Heu est déjà un phénomène inespéré. La seule démarche permise à qui a résolu de s'aventurer si peu que ce soit dans le mystère de la pensée d'autrui, c'est d'y pénétrer avec les mêmes hésitations, les mêmes insuffisances que celles trahies par l'auteur dans la genèse de son ouvre. L'important n'est pas de dégager et de mettre en évidence certains traits distincts, mais plutôt de percevoir ce qu'ils dissimulent, et, pour cela, de ne pas se laisser prendre au piège des structures. Celles-ci, en mettant les choses au mieux, ne sont en général qu'un arrangement tardif pour donner un aspect externe et décoratif à ce qui ne se révèle jamais que dans une pénombre aussi complexe qu'ambiguë. S'enfoncer au contraire dans la profondeur indécise, s'approcher en deçà de toute forme jusqu'à une informité première, en elle-même indéfinissable et qu'une présentation verbale ne peut en fin de compte que dénaturer, telle devrait être l'entreprise la plus périlleuse mais aussi la plus séduisante du critique. Négativement, elle devrait consister à tourner le dos aux mouvements progressifs par lesquels l'ouvre s'efforce d'arriver finalement à l'établissement de formes explicites. Mais positivement, s'il se voit interdire d'aller à la recherche d'une forme, que reste-t-il au critique ? Rien, ou presque rien; arriver à la conscience d'une présence mentale indéfinie, dont il n'est jamais tout à fait sûr qu'elle ait bien pour source authentique cette pensée sur laquelle il se penche et avec laquelle il se constate emmêlé. Une telle critique ne peut avoir pour base un refus de participer, une différenciation expresse, une affectation de supériorité. Elle ne peut naître que d'une absolue humilité d'esprit. C'est là, peut-on dire, le point de départ, ou plutôt le point proprement initial, ou même préinitial, antécédent même à tout essor possible, de l'activité spirituelle particulière au critique proprement dit. On en voit l'exemple le plus pur chez un critique tel que Charles Du Bos. S'il fut, et si dans notre souvenir il continue d'être, en dépit de sa disparition maintenant lointaine, le plus grand critique de notre temps, c'est qu'il en fut le plus humble, ou, en d'autres termes, celui qui ne cessa jamais d'aborder les objets se proposant à sa pensée, autrement qu'avec un esprit de soumission comparable à celui du chrétien dans la pratique de sa religion. Tout commence en effet toujours chez Du Bos et, en particulier, son activité critique, par un Domine non sum iignus. Tout s'élabore dans le sentiment personnel d'une indignité ou d'une infériorité, qui n'exclut pourtant jamais la perspective d'une union, d'une union au moins approximative, avec la pensée créatrice dont avec lenteur mais avec une extraordinaire persistance la pensée critique essaye de se rapprocher. Car, pour Du Bos, la connaissance critique n'est jamais définitivement acquise. Elle ne saurait l'être. Elle n'est authentique que dans la mesure où presque à chaque pas le pouvoir identificateur reconnaît son échec et s'avère presque douloureusement inadéquat. Première qualité de la critique dubosienne : l'humilité. « Je ne me suis jamais envisagé, écrit le critique, que comme le lieu de quelque chose qui me dépasse et me déborde infiniment. »

Sans doute, si le critique se trouve à chaque fois « dépassé », son objet n'est pas nécessairement manqué. Inlassablement il revient à sa quête, avec un bonheur inégal qui l'incite à continuer. Sa recherche devient sans cesse plus profonde, mais en même temps plus incertaine. C'est qu'une telle critique se veut moins affirmative qu'interro-gative. Elle procède par questions successives qui n'emportent pas toujours de réponses. Telle est la méthode du critique - si l'on peut encore parler ici de méthode. Elle consiste moins à trouver des réponses qu'à rendre plus perceptible l'absence de celles-ci. L'important, ce n'est pas de devancer ou de dépasser la pensée d'autrui, c'est de se maintenir en sa présence dans un état de passivité absolue : « Il faut qu'en moi (quelqu'uN) finisse par admettre que l'on peut faire le plus en ne faisant rien. Passivité de la contemplation. »



A l'orée donc de la pensée critique de Du Bos, il y a quelque chose d'analogue à la passivité mystique : une volonté d'effacement, un désir de se borner à un simple processus de réceptivité : « ... prêt à recevoir avec un maximum de docilité n'importe quel contenu. » - A propos de Wordsworth et de la prodigieuse faculté qu'avait celui-ci de s'anéantir totalement en tant que sujet dans la présence objective de la nature, Du Bos nous laisse entendre que parfois aussi chez lui a lieu un phénomène non dissemblable quand sa propre pensée lui semble ne plus avoir d'existence personnelle sous l'influence de la pensée étrangère qui s'empare de lui. Parlant de Wordsworth, il écrit : « Le sentiment qui est alors le sien suppose une grande, une authentique passivité intérieure, il suppose qu'on... soit tel un réceptacle ouvert, toujours disponible. » Cette disposition de « réceptacle ouvert », prise par le poète devant la nature, c'est l'attitude même adoptée par le critique devant ce que nous pouvons appeler le « mystère » de sa relation avec les auteurs. La critique, pour lui, commence, non par une activité positive, mais, à l'inverse, par une inactivité initiale, un pur recueillement, ou, comme il le dit encore, par une attente. Une attente sans supputation, sans expectation, mais aussi sans diminution de lucidité aucune : sorte de docilité attentive, presque de résignation, de suspension de toute activité personnelle, réduisant ainsi l'être au pur subir : état qui, chez Du Bos, comme chez le maître anglais de la poésie naturiste, est si profond, si religieusement subi dans l'immobilisation de toutes les facultés secondes, qu'on ne saurait plus y relever que des qualités négatives : celles d'attendre, de renoncer, d'éprouver une étrange atonie à l'égard de ce que personnellement on éprouve, un désintérêt complet pour tous les détails externes sur lesquels la pensée, ne fût-ce qu'un instant, aurait pu se poser - bref, autant de traits qui concourent à nous laisser voir la pensée du critique au seuil de ses découvertes, comme dépouillée de toute préoccupation propre, uniformisée, dépersonnalisée, aussi éloignée que possible d'imposer ses caractéristiques personnelles - si elle en possède encore - aux objets, quels qu'ils soient, que ses recherches seraient susceptibles de lui suggérer. Tel est, presque immanquablement, ce que se révèle être le premier moment de la méditation critique chez Du Bos : l'être pensant se constituant en une sorte de vide interne, d'intériorité ouverte et béante que remplit une puissance mentale étrangère, presque entièrement indéfinissable, prenant lentement possession de la pensée du critique sans que celle-ci y oppose de résistance. Au lieu donc de s'affirmer comme un essor positif de la pensée, la réflexion chez Du Bos reste passive. Elle ne fait aucun effort pour sauvegarder son originalité sienne : elle s'ouvre à autrui, elle perd toute réserve, elle cesse toute défense, elle n'est plus qu'une activité mentale auxiliaire, vouée à l'exploration de ce qui a pris possession d'elle.

Sans doute cette aliénation, souvent poussée aux plus extrêmes limites, reste un phénomène transitoire, auquel il n'est pas impossible qu'en succèdent d'autres, plus précis, plus déterminés et qui imposent finalement à la critique de Du Bos une inflexion moins négative. Parfois, au heu de se confondre, la pensée critiquée et la pensée critique finissent par entrer dans une sorte de dialogue, non, certes, que toutes deux en viennent à s'affronter comme deux personnalités distinctes dialoguant du dehors, mais plutôt comme deux tendances internes vers l'une ou l'autre desquelles une même pensée serait alternativement en train de pencher. C'est un peu le cas dans le fameux Dialogue avec André Gide, où il est peu question d'un Gide extérieur, mais où il est beaucoup question d'un Gide intérieur, dialoguant mentalement avec une pensée adverse, de telle façon que ce dialogue peut très bien apparaître comme ayant lieu entre Du Bos et Du Bos à l'intérieur de lui-même, et qu'il perd ainsi effectivement une grande partie de sa dualité en devenant une vertigineuse spéculation dialectique oscillant dans la solitude entre deux pôles d'une même pensée.



Ainsi la pensée dubosienne ne se trouve jamais captive d'une direction déterminée. Elle sort parfois, mais jamais pour longtemps, de sa tendance à demeurer sur place dans la langueur et parfois même l'aboulie. Il y a, à n'en pas douter, chez Du Bos, parmi les aspects si variés de sa pensée, la faculté de nous faire découvrir avec lui, pas à pas et d'étage en étage, toutes les pièces de la demeure souterraine où il aime à pénétrer. En l'accompagnant tout au long de ses « approximations », nous parcourons une route le plus souvent descendante, qui semble nous mener à un « mystère » final. Mais quelles que soient les découvertes que ce trajet sinueux nous permet de faire, la pensée du Du Bos ne nous conduit jamais à un terme définitif. Ce n'est même pas un abus de dire qu'elle est littéralement sans terme. On ne peut même pas, à strictement parler, prétendre qu'elle progresse. Elle va et vient, retourne sur elle-même, et cherche moins à avancer vers une conclusion nette et définitive, qu'à faire apparaître, à l'aide de girations successives, l'existence au point médian d'un centre inconnu. D'un côté on ne peut nier qu'une telle pensée progresse, et pourtant l'on doute qu'elle tende véritablement vers un objet final. Bien plus, l'on peut se demander si ce qui se trouve être ainsi recherché, et peut-être révélé, est bien un objet et est bien final. Parfois il semble qu'à l'issue de tous ces tours et détours, de toutes ces marches et contremarches, il n'y a rien, rien sinon une sorte de réalité mentale absolument indéfinissable, quelque chose comme une eau stagnante, impénétrable et probablement d'une profondeur sans égale, mais qui garde son secret. Une telle pensée ne peut être comprise que par qui se soumet comme elle à une multiplicité de détours. Au bout de ceux-ci elle apparaît, sans rapport défini avec la diversité des aspects découverts en cours de route. Il faut donc en fin de compte les négliger, s'en débarrasser, rendre la place libre. Alors qu'est-ce qui reste ? une espèce de lieu mental sans caractéristique particulière, où l'on ne distingue plus rien de précis, où la pensée se révèle sans objet, sans attache, sans détermination quelconque, ramenée à n'être plus merveilleusement que la conscience d'un sujet pur.

L'on dirait que l'ambition non la plus vive, mais la plus exigeante de Du Bos, fut toujours la suivante, telle qu'elle se trouve exprimée par une phrase de son grand émule, le critique anglais Walter Pater : « Par delà les formes précises et définies porter le regard vers le pays indistinct et expérimenter ainsi la dernière curiosité. »



DU BOS : TEXTES



La fidélité à la lumière reçue, tout est là.

Je n'ai que trop connu cette cruelle sensation d'être survolé par le meilleur de moi.

Etat le plus anti-objectif qui soit, où l'on est comme ruisselant de subjectivité.

Je ne suis plus que le réceptacle de la vie d'autrui.

Je ne suis plus une personne mais le lieu de mes états.

Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ?

Quand enfin l'on a joint ce dernier degré de sincérité dont l'homme est capable, on connaît et on voit du même coup que livré à ses seules forces, on n'était rien - rien hormis cette terrible valeur positive que sont susceptibles de prendre nos états négatifs, lesquels seuls nous appartiennent en propre.

L'écrivain que l'inspiration hante sous la forme du spirituel, s'il obéit avec une ductilité entière à sa vocation de livrer passage, ouvert lui-même de toutes parts, nous ouvre à nous ces ouvertures sur l'au-delà...

(Définition de GuériN) : C'est l'être ouvert de toutes parts, qui obéit avec une ductilité entière à sa vocation de livrer passage...

... Cet absolu du négatif, ofrvbichlamsuchanaccomplished master...

J'oscille sans cesse entre la cime de l'exaltation et la dépression la plus souterraine.

... Sentiment d'abord d'un morcellement indéfini, puis d'une pulvérisation, en fin de compte de la disparition de l'âme elle-même...

... Terrible valeur positive que sont susceptibles de prendre nos états négatifs, lesquels seuls nous appartiennent en propre : Tout le reste est donné, reçu.

Je m'apparais comme un locataire aspirant à devenir propriétaire et se sentant très loin du compte.

... Passivité intérieure... Cela suppose que l'on attende, que susceptible d'une vie végétative quasi continuelle, on soit tel un réceptacle ouvert, toujours disponible...

état lieu de passage, celui où l'on n'est plus que la gare de jonction où passent, défilent les innombrables trains intérieurs...J'ai éprouvé que l'essentiel - qui conditionne le départ même, réside dans la projection (le plus souvent tout involontairE) d'un indivisible sur lequel a posteriori la réflexion s'exerce...

(Parlant de Bergson et de Maine de BiraN) : la personne ici est vraiment le lieu et rien que le lieu où passe, que traverse le courant spirituel.

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