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Du lecteur à l'écrivain : petite sociologie littéraire






Des lecteurs plus nombreux et différents



Le fait marquant en ce domaine est évidemment la scolarisation et l'alphabétisation de la très grande majorité des Français. À tous les niveaux, les chiffres sont nets. En ce qui concerne le primaire, les lois Ferry de 1881-82, rendant l'école gratuite, obligatoire (jusqu'à 13 anS) et laïque, ne font qu'achever une évolution entamée depuis la Monarchie de Juillet (loi Guizot de 1833). Avec des options politiques différentes selon les régimes (loi Falloux de 1850 favorable aux congrégations, réaction anticléricale des républicains de 1880...), l'enseignement de masse se développe et touche les catégories sociales les moins favorisées : le nombre des conscrits illettrés diminue de façon spectaculaire et, en suivant une courbe régulière, aboutit à des chiffres négligeables à la fin du siècle. La Fortune de Gaspard de la comtesse de Ségur oppose ainsi la réussite de celui qui apprend bien, à la vie impossible (devenue impossiblE) de son frère qui refuse l'école ou n'y est pas assidu : ne pas lire constitue dès lors un handicap insurmontable, quasiment un facteur de marginalisation. En même temps, cette scolarisation générale opère l'uniformisation de ce qui devient un lectorat potentiel pour l'édition et la presse : sur un plan simplement linguistique, le français s'impose et bouscule les langues régionales, sévèrement réprimées dans les classes par des instituteurs qui vont se faire les diffuseurs d'une idéologie républicaine autant que patriote (cf. la Dernière Classe d'Alphonse Daudet, 1872). La consommation culturelle de ce nouveau public va bien sûr subir les effets de cette mutation : la littérature populaire, les almanachs et autres livres de la fameuse Bibliothèque bleue, vendus par des colporteurs d'ailleurs très contrôlés par l'autorité politique, tout cela cède la place à une presse moins chère (5 centimes avec le Petit JournaL), à des livres, aussi, plus facilement accessibles : prix moins onéreux (trois francs, puis deux, puis vingt souS), moyens de communication améliorés, par le chemin de fer notamment, bibliothèques scolaires, populaires et communales, qui remplacent les anciens cabinets de lecture et dont le nombre est presque décuplé en une quarantaine d'années.



Une évolution comparable a lieu aussi au niveau du primaire supérieur et du secondaire : là encore, les effectifs s'accroissent très nettement, surtout entre 1840 et 1865 (de 70 000 élèves à 140 000), d'autant que s'y ajoute, grâce à Victor Duruy et Camille Sée, l'existence d'un enseignement féminin important. Les établissements publics et privés, à peu près à égalité jusqu'à l'offensive anticléricale, diffusent une culture littéraire et humaniste ; certaines tentatives cherchent à favoriser les langues vivantes, les disciplines' scientifiques, l'histoire et la géographie, mais les classiques, le grec et le latin restent la base de l'enseignement dans les lycées et rares sont ceux qui y échappent : on pense aux vers latins de Rimbaud ou aux sarcasmes de Vallès contre l'exercice artificiel et ingrat du thème latin, de la version grecque. Le Concours général et le baccalauréat sanctionnent ces études : ce dernier diplôme constitue toujours, il faut le dire, un brevet de bourgeoisie autant que de culture classique, et le nombre des bacheliers reste limité quoique en augmentation. Au-delà, il y a encore le supérieur, réservé à une toute petite élite, mais dont la nature a un peu changé : l'étudiant en droit fils de famille et écrivain-dilettante existe toujours, mais c'est dans les facultés des lettres et des sciences que le nombre des inscriptions croît surtout : avec certains élèves des grandes écoles (cf. le personnage classique du normalien littérateur ou critique, de Sarcey à Taine en passant par Prévost-ParadoL), ces étudiants forment un public tout trouvé pour les revues et même pour la littérature nouvelle, comme on le verra au moment du symbolisme. Mais, même en dehors de ces circuits traditionnels, il existe des possibilités d'apprendre, de se cultiver : par exemple, avec les enseignements postscolaires sous forme de conférences, de cours du soir, dont l'influence politique, mais aussi culturelle, est notable.



On comprend mieux, dès lors, l'évolution du marché éditorial et de la presse : un public, une clientèle ainsi accrus produisent obligatoirement une sorte d'industrialisation de ces activités économiques, ils rendent possibles des tirages qu'on ne pouvait espérer jusqu'à présent ; la Vie de Jésus de Renan tire à un million, mais les livres de Zola ne sont pas loin et leurs éditions successives totalisent presque autant d'exemplaires, à chacun, qu'on en produisait en une année, tous romans confondus, pendant la première moitié du XIXe siècle.



La mutation des supports littéraires



À public nouveau, littérature nouvelle et surtout circuits nouveaux pour sa diffusion. Le salon littéraire, par exemple, continue à exister jusqu'à la fin du siècle, du salon de la princesse Mathilde, décrit par les Goncourt dans leur Journal, jusqu'à ceux de Madame de Loynes, de Madame Adam (la protectrice, via la Nouvelle Revue, de Bourget et de LotI), des Charpentier, de Madame Straus ou de Madame de Caillavet à la fin du siècle. L'Académie, quant à elle, ne fait que sanctionner une réussite déjà reconnue : elle se constitue sur des amitiés, des clans (souvent salon-niers et fémininS), sur une idéologie (souvent réactionnairE), mais c'est évidemment ailleurs qu'il faudra chercher les lieux de la littérature en train de se faire : d'où, peut-être, l'idée de la concurrencer par une académie plus novatrice qu'envisage Edmond de Goncourt et qui sera créée grâce à son testament (premier prix Goncourt décerné en 1903 à Jojm-Antoine Nau pour Force ennemiE). Les vrais champs de bataille de la polémique et de la vie littéraires, nous les trouverons plutôt dans la presse, dans les nombreux journaux et revues. On a vu que le nombre des lecteurs s'est accru rapidement, d'autant que les progrès techniques (les rotatives, en particulieR) sont venus accompagner l'alphabétisation massive. Et le journal (par exemple le G il Blas, l'Écho de Paris, le FigarO) est un terrain nouveau pour les écrivains : certains peuvent déplorer cet avilissement de la littérature, mais d'autres, au contraire, y trouvent un apprentissage enrichissant autant qu'un gagne-pain utile, une occasion merveilleuse de placer des articles, des chroniques et des contes Vallès et Zola furent d'abord (et restèrent peut-êtrE) des journalistes, ils firent leurs gammes sur le fait-divers, l'actualité politique, la polémique entretenue par des maîtres comme l'ultra-catholi-que Louis Veuillot, maître de l'Univers, ou Henri Roche-fort, dans la Lanterne : « La France contient, dit l'Aima-nach impérial, trente-six millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement » ! À tout cela, on ajoutera le feuilleton à épisodes dont le genre a déjà produit les Mystères de Paris : Eugène Sue et Dumas ont ici des successeurs qui s'appellent Paul Féval, Ponson du Terrail ou Emile Gaboriau. La critique littéraire, souvent d'humeur, doit permettre au lecteur de se guider et elle fonctionne souvent dans le système littéraire comme une sorte de^publicité pour les entreprises éditoriales de tous ordres. Mais c'est dans les revues qu'on trouvera les manifestations les plus neuves et les plus intéressantes : la Revue des deux mondes existe toujours, mais d'autres prennent la relève, comme la Revue de Paris, qui publie Madame Bovary, la Revue contemporaine, et surtout un ensemble très vivant et sans cesse renouvelé de revues poétiques. La clientèle en est souvent restreinte, mais elles sont le tremplin de toute une génération d'écrivains symbolistes : on peut citer la Nouvelle Revue, la Vogue, la Plume, l'Ermitage, la Revue blanche, la Conque, la Revue bleue, le Mercure de France...



Du côté de l'édition, l'explosion des tirages est contemporaine de l'extraordinaire succès des romans. Mais le roman est un genre protéiforme ; on a parlé du roman populaire et des gros tirages de certains romans plus « littéraires », de certains livres plus ambitieux : on doit y ajouter toute une littérature pour enfants et adolescents qui trouve dans la comtesse de Ségur, fleuron de la Bibliothèque rose chez Hachette, ou dans Jules Verne, chez Hetzel, de vrais chefs-d'ouvre, envisagés désormais en dehors de leur définition infantile d'origine. Les romans, donc, mais aussi tous les autres livres, deviennent moins chers, plus facilement accessibles, plus nombreux : cela notamment, grâce à d'entreprenants éditeurs comme Hachette, Hetzel, Pion, Fayard, Michel Lévy (Calmann-LévY) ou Charpentier, qui a la chance de tomber sur un Zola. Lemerre publie, lui, les Parnassiens, Bburget et Barbey d'Aurevilly ; Vanier (ainsi que les maisons d'édition associées aux revues, dont le Mercure de France de ValettE) les symbolistes. Mais cette multiplication des éditeurs et des volumes édités ne doit pas cacher les à-coups économiques et politiques d'une industrie bien particulière : la seconde République et la politique méfiante du second Empire n'ont pas favorisé l'édition, atteinte en plus par des procès dont certains sont restés célèbres, ceux faits aux Goncourt, à Xavier de Montépin, l'auteur des Filles déplâtre (1855), à Baudelaire, à Flaubert, à d'autres encore, moins connus. L'époque du second Empire commençant n'est donc pas favorable à l'édition littéraire qui retrouve cependant une phase d'expansion à partir des années 1860 : interrompue un moment par la guerre de 1870, par la Commune (dont l'évocation restera longtemps dangereusE) et la période de l'Ordre moral, elle reprend jusqu'aux années 1890 qui seront celles de la surproduction et de la crise. Entretemps, les gros tirages auront été ceux des romanciers et non ceux de la poésie, genre peu rentable même s'il attire les débutants. De leur côté, les salles de théâtre (et corrélativement l'édition des textes de théâtrE), après avoir bénéficié d'un succès certain (et très rémunérateur pour les auteurS) jusque vers 1880, subissent elles aussi une crise qui ne prend fin qu'avec les dernières années du siècle.



Stratégies et images de l'écrivain



Le nombre accru des supports de presse et d'édition suscite, semble-t-il, la naissance d'unë~nouvelle génération, elle aussi plus nombreuse, de romanciers, de poètes et d'hommes de théâtre. Christophe Charle, dans son livre essentiel sur la Crise littéraire à l'époque du naturalisme, montre d'ailleurs que cet afflux de nouveaux écrivains traduit, naturellement avec une vingtaine d'années de retard, l'accroissement des effectifs du secondaire. De plus, cet afflux n'est pas le même selon les époques et selon les genres : ,1a poésie, autrefois dominante, est remplacée progressivement par le roman, en tant que voie de réussite possible pour un jeune homme qui se destine à la littératurE) Mais le « marché », là aussi, se bouchera progressivement : la concurrence des aînés, naturalistes autant que psychologues (France, Barrés, BourgeT), va les obliger à se reconvertir dans un naturalisme extrémiste ou atténué (les Cinq du Manifeste de 1887 contre ZolA), dans la poésie (symbolistE) et aussi dans le théâtre, nettement plus rémunérateur. Christophe Charle peut dès lors analyser les divers mouvements et écoles dans leurs vrais fondements sociaux : montrer par exemple que les Parnassiens (et les symbolistes par la suitE) s'organisent, en tant que groupes, autour d'un pôle dominant (comme le prouvent leur recrutement social et leur élection assez rapide à l'AcadémiE), tandis que les naturalistes appartiennent à une petite bourgeoisie moins favorisée et obligée de voir aussi dans la littérature l'argent qu'elle peut rapporter. Au fond, ce serait ce roman-là qui traduirait, à la fois dans ses écrivains, son lectorat (et, pourquoi pas ?, son fond et sa formE) la diffusion de l'enseignement dans des milieux jusque-là défavorisés et, de toute manière, exclus du « champ littéraire ». C'est en partie pour cette raison que la critique institutionnelle s'y serait opposée, avec une vigueur qu'elle partage, il faut le dire, avec la critique politique de gauche, hostile à l'image dépréciative que Zola peut donner du prolétariat. Quant aux générations postérieures, elles seront marquées également par le souci de s'imposer : d'où certains phénomènes de scandale et d'avant-garde déjà présents dans le naturalisme et le symbolisme, et qui semblent indissociables des nouvelles stratégies littéraires, passant par la publication d'une revue, d'un manifeste, par la constitution d'un groupe, qu'il soit solide ou plus ou moins informel : le salon de Leconte de Lisle, le dîner « des auteurs siffles » (Flaubert, Goncourt, Daudet, Tourgueniev, ZolA), les amis de Zola à Médan, les « Vilains Bonshommes » avec Verlaine, les Hydropathes pré-symbolistes de Goudeau, le Chat noir, les mardis de Mallarmé...



Si l'on ne peut donner une définition unique de l'écrivain de cette époque, on doit cependant insister sur un certain nombre de traits communs qui marquent sa condition. La question, d'abord, de la rémunération et des droits d'auteur : les modalités sont variables et, souvent, il s'agit moins d'un pourcentage que de quelques centaines de francs versées, pour solde de tout compte, à la remise du manuscrit, ou encore d'une rente, comme celle que Charpentier servit à Zola. Sur un autre plan, la création de la Société des gens de lettres (1838) et la Convention de Berne (1886-87) permettent, avec la législation déjà existante, de mieux protéger les droits d'auteur et de traduction. [Mais cette moralisation relative de la profession n'assure pas à tous les écrivains un véritable statut social : s'il y a des écrivains à succès, des écrivains qui font fortune ou dont la parole est écoutée (Hugo, Renan, ZolA), s'il y a des « maîtres », des écrivains rentiers, professeurs ou fonctionnaires, et même un écrivain-empereur (Napoléon III pour l'Extinction du paupérisme, 1844, et une douteuse Histoire de Jules César, 1865-1869), l'image sociale de l'écrivain oscille entre celle d'un prophète et celle d'un insurgéjjnsurgé contre la tyrannie du régime, contre l'institution politique, sociale ou littéraire, insurgé même au point d'être un parfait inconnu pour son époque, comme ce fut le cas d'un Rimbaud ou d'un Lautréamont, Dans une certaine mesure, on peut dire, il est vrai, que cette révolte vient du romantisme, mais son actualité tient au fait que le sens de cette révolte s'est à la fois précisé et diversifié : du côté, d'abord, de la contestation politique où l'exemple de Hugo, puis celui de Vallès et de Zola préfigurent la notion à venir d'« intellectuel » (apparue, avec un sens péjoratif, sous la plume de Barrés, au moment de l'Affaire DreyfuS). D'un autre côté, et en partie contre cet « engagement » de la littérature au service d'une politique ou d'une idéologie, on aurait la contestation, spirituelle ou littéraire, des idées reçues, des genres établis, d'une certaine façon d'écrire ou de penser, parfois même de vivre, comme le montre le célibat préféré par de nombreux écrivains ! L'aventure ou la religion de la littérature peuvent alors remplacer l'adhésion d'un grand public touché par d'autres auteurs ; avec, cependant, cette nuance et ce paradoxe que le refus, la singularité ou l'exil sont susceptibles de devenir l'une des voies du succès auprès des lettrés et des amateurs choisis : on le voit clairement avec les Poètes maudits (1883) de Verlaine.



On ne peut donc isoler les évolutions littéraires ou esthétiques de l'Histoire globale. Si le « champ littéraire » a son autonomie, les écrivains s'inscrivent dans la vie de la cité, leurs textes, même s'ils s'y refusent (surtout s'ils s'y refusent !), sont aussi des actes sociaux : une tâche majeure de la critique peut être, dès lors, de montrer, en situation, comment les tensions et les attitudes politiques, au sens large, sont à l'ouvre dans les livres, dans les groupes et les destins individuels.

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