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DU PARNASSE AU SYMBOLISME (1870-1885)






Lorsqu'en 1886 paraît le Manifeste du Symbolisme de Jean Moréas, celui-ci ne fait en réalité qu'entériner une évolution littéraire qui, dans une large mesure, a déjà eu lieu : la « révolution » de 1886 apparaît comme le contrecoup d'un mouvement plus profond qui, dès la décennie 1870, a amorcé une rupture avec le Naturalisme et le Parnasse et a déjà métamorphosé la sensibilité poétique et la conscience du fait littéraire.



Quelques «phares»



Les principaux «phares» du Symbolisme appartiennent à des générations nettement antérieures; et, dans une certaine mesure, le Symbolisme de la décennie 1885-1895 se constitue par la réception et l'annexion a posteriori des figures magistrales des décennies précédentes.



Un musicien

En musique, l'archéologie du Symbolisme conduit tout droit à la figure de Wagner, - « l'éponyme certain de ce siècle», selon Péladan, - dont l'ouvre semble faire le lien entre le Romantisme et le Symbolisme.



Mais de quel Wagner s'agit-il ? Le Wagner que reçoivent les symbolistes est, autant que le musicien, le penseur et le théoricien, auteur de la Lettre sur la musique écrite dès 1860 à l'intention du public français. Plus d'un quart de siècle avant sa réception « symboliste », Wagner y défend déjà une conception mystique de l'art, radicalement opposée au matérialisme ambiant: la musique parle directement le langage de l'âme, et apparaît «comme la révélation d'un autre monde». Pour rendre un tel contenu intelligible, elle s'adjoint le concours de la poésie, mais de telle sorte que poésie et musique se complètent l'une l'autre pour dépasser ensemble leurs limites respectives. La fusion intime de ces deux moyens d'expression s'accomplit dans le drame musical : celui-ci a pour sujet idéal le mythe, en tant que le mythe est « le poème primitif et anonyme du peuple», et en tant qu'il dépouille «les relations humaines de leur forme conventionnelle» pour les montrer dans ce qu'elles ont «d'éternellement compréhensible » ; quant à la forme qui convient au drame musical, elle est celle d'un « art total », qui peut seul exprimer l'intégralité de l'homme par le concours de toutes les formes d'expression - architecture, peinture, danse, musique et poésie - ensemble réunies dans leur synthèse musicale.

La diffusion du wagnérisme en France se fait en plusieurs vagues successives et passe par plusieurs relais. Pour la génération symboliste, ce seront, tout particulièrement, Edouard Schuré, Edouard Dujardin ou Teodor de Wyzewa, qui se feront les principaux médiateurs d'un wagnérisme tant philosophique qu'esthétique : l'organe privilégié de ce moment de la réception de Wagner sera la Revue wagnérienne, fondée en 1885 par Edouard Dujardin et Houston Ste-wart Chamberlain. Mais la découverte de Wagner en France remonte au moins à Nerval, Gautier ou Champ-fleury. Cette première vague culmine avec Baudelaire, qui découvre Wagner en 1861, à l'occasion de la première de Tannhàuser à Paris : Baudelaire, avant même la publication de son Richard Wagner et Tannhaiiser à Paris, écrira aussitôt au musicien une lettre enthousiaste, dans laquelle non seulement il déclare lui devoir «la plus grande jouissance musicale qu'il ait jamais éprouvée », mais dit reconnaître dans sa musique sa propre théorie des «correspondances». Plus proche de la génération symboliste dont il est en quelque sorte l'aîné, Villiers de L'Isle-Adam fait passer beaucoup des conceptions esthétiques de Wagner dans un drame comme Axel (1872). En 1875, Edouard Schuré publie Le Drame musical, et lui-même dira plus tard son rôle de précurseur, soulignant combien, dix ans avant la création de la Revue wagnérienne, il avait déjà contribué à faire de l'idéalisme et du mysticisme les principes d'une révolution esthétique que devait accomplir la génération de 1885. Le wagnérisme - avec aussi ses modes vestimentaires, les pèlerinages à Bayreuth, et divers enjeux idéologiques qui sont alors inséparables du contexte des relations franco-allemandes -s'intensifiera encore après la mort du compositeur en 1883. Chacun des courants de la fin du siècle compose sa propre image de Wagner. Le Crépuscule des dieux séduit surtout les décadents, tels Huysmans ou Élémir Bourges qui emprunte à l'opéra de Wagner le titre d'un de ses romans publié en 1884. Plus généralement, avant même que le terme de « Symbolisme » existe, Lohengrin ou Parsifal ont imposé un certain décor de légende et de rêve qui deviendra vite un poncif de la littérature fin de siècle. C'est en tout cas sur un hommage à Wagner, composé de huit sonnets publiés dans La Revue wagnerienne, que s'ouvrira en janvier 1886, nous y reviendrons, l'année du Symbolisme.



Quelques peintres



En peinture, une préfiguration de la révolution symboliste s'accomplit dès les années 1850 avec, en Angleterre, les peintres «préraphaélites». Loin des réalités de l'Angleterre industrielle, William Holman Hunt, John Everett Millais, Dante Gabriel Rossetti, Edward Burne-Jones, William Morris ou Walter Crâne (voir illustrations nos 1,2 et 3) reconstituent l'image d'une Angleterre de songe, de chevalerie, d'exaltation spirituelle, et retrouvent un art sans artifice, alliant à un mysticisme ardent une exigeante pureté d'exécution. La réception des « Préraphaélites » en France passera en particulier par un ouvrage de Gabriel Sarrazin, Les Poètes modernes de l'Angleterre (1885).



En France, quelques peintres, plus proches de la génération de 1885, préfigurent également ce retour à la spiritualité qu'accomplira le Symbolisme : dans la décennie 1870, il s'agit principalement de Puvis de Chavannes (voir illustration n° 4) et de Gustave Moreau (voir illustration n° 5), qui, tous deux, relient le Symbolisme français au Préraphaélisme et à l'idéalisme anglais. La situation de Gustave Moreau est assez bien indiquée par l'opposition que lui manifeste, en 1876, Emile Zola :



Le naturalisme contemporain, les efforts de l'art pour étudier la nature, devaient évidemment appeler une réaction et engendrer des artistes idéalistes. Ce mouvement rétrograde dans la sphère de l'imagination a pris chez G. Moreau un caractère particulièrement intéressant. Il ne s'est pas réfugié dans le Romantisme comme on aurait pu s'y attendre [...]. Non, Gustave Moreau s'est lancé dans le Symbolisme. Il peint des tableaux composés en partie de devinettes, redécouvre des formes archaïques ou primitives, prend comme modèle Mantegna et donne une importance énorme aux moindres accessoires du tableau [...]. Il peint ses rêves, non des rêves simples et naïfs comme nous le faisons tous, mais des rêves sophistiqués, compliqués, énigmatiques, où on ne se retrouve pas tout de suite. Quelle valeur un tel art peut-il avoir de nos jours ? [...] J'y vois, comme je l'ai dit, une simple réaction contre le monde moderne. Le danger qu'y court la science est mince. On hausse les épaules, et on passe outre. Voilà tout.



A l'inverse de Zola, Huysmans, qui est pourtant encore un disciple du Naturalisme avant de devenir le maître des «décadents», admire sans réserve Gustave Moreau : il y voit « un mystique enfermé en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie extérieure », et le fait figurer, dans A rebours, au nombre des peintres aimés de Des Esseintes. Les tableaux intitulés Salomé (voir illustration n° 5) et L'Apparition datent de 1876 : pour Huysmans, ils sont exemplaires d'une ouvre à la fois « désespérée et éru-dite », qui allie « ses hiératiques et sinistres allégories » aux «inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne » ; ils sont en tout cas très caractéristiques d'une rupture, en train de s'accomplir, avec l'esthétique parnassienne, - le traitement des mythes dans l'ouvre de Gustave Moreau oscillant entre un certain hiératisme propre encore à l'école de l'art pour l'art, et une fluidité nouvelle, qui est déjà proprement symboliste. Ces mythes revivifiés, et raccordés à la vie inconsciente, hanteront en tout cas, nous le verrons, bien des artistes de la génération de 1885. Et inversement, le rejet du Symbolisme dans la première décennie du xxe siècle passera aussi par un rejet de l'ouvre de Gustave Moreau : en témoigne un petit opuscule de Victor Segalen intitulé Gustave Moreau, maître imagier de l'orphisme, qui dénoncera « la stérilisation de l'Idée-Pure, chez ces amoureux de l'idéal qui crèvent d'ennui et d'irréalité».



Quatre poètes



Dans le champ de la poésie, quatre poètes constituent les véritables «phares» du Symbolisme : il s'agit de Baudelaire, de Rimbaud, de Verlaine et de Mallarme. Tous quatre sont antérieurs, d'une à deux générations, à la génération de 1885, et leur inscription dans le Symbolisme est largement le fait d'une lecture a posteriori ; mais, par diverses voies, tous quatre préfigurent une rupture avec l'esthétique parnassienne, dont les répercussions sont la véritable origine du mouvement symboliste.

Baudelaire est mort en 1867. Mais chacun des courants de la fin du siècle, en se réclamant de lui, trouve dans son ouvre la «modernité» qu'il y cherche: au Baudelaire «parnassien», celui des «Hymnes à la Beauté », qui dédie ses « fleurs maladives » à Théophile Gautier - « artiste impeccable et parfait magicien es lettres françaises » -, on préfère, avant le Baudelaire « symboliste » des « Correspondances », un Baudelaire « décadent » - celui des gouffres de la conscience, des perversions de l'Ennui et des fêlures de l'âme. La Préface de Théophile Gautier à l'édition posthume des Fleurs du Mal en 1868 cautionne cette nouvelle réception de l'ouvre de Baudelaire :



Le poète des Fleurs du Mal aimait ce qu'on appelle improprement un style de décadence et qui n'est autre chose que l'art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leur soleil oblique les civilisations qui vieillissent.



Plus tard, en 1883, les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget feront également du « bau-delairisme» le fondement d'une «théorie de la décadence », en même temps que la marque la plus profonde d'un mal « fin de siècle » propre à la gênération de 1885. Les thèmes que l'on privilégie alors sont précisément ceux qui avaient choqué les contemporains de l'ouvre: le goût du bizarre, la recherche de l'artifice, l'inclination vers le mal. A travers l'esprit décadent, la genèse du Symbolisme est ainsi inséparable d'une histoire de la réception de Baudelaire. Remy de Gourmont, après bien d'autres, le remarquera dans son Livre des masques en 1896 :



Toute la littérature actuelle, et surtout celle que l'on appelle symboliste, est baudelairienne.



Au début de la décennie 1870, l'évolution de Verlaine témoigne également d'une rupture avec le Parnasse. Il a fait paraître en 1866 les Poèmes saturniens, qui se placent encore sous le signe de l'école de « l'art pour l'art », du moins dans le « Prologue » qui évoque ces cohortes sublimes de poètes qui veulent « exiler le monde » :



[...] Gravissant les hauteurs

Ineffables, voici le groupe des

Chanteurs Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses

Empourprent la fierté sereine de leurs poses :

Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux ;

Et sous leur front le rêve inachevé des Dieux !

Le monde, que troublait leur parole profonde,

Les exile. A leur tour ils exilent le monde !

C'est qu'ils ont à la fin compris qu'il ne faut plus

Mêler leur note pure aux cris irrésolus

Que va poussant la foule obscène et violente,



Et que l'isolement sied à leur marche lente.

Le Poëte, l'amour du Beau, voilà sa foi,

L'azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi.



La rencontre avec Rimbaud précipite la rupture de Verlaine avec l'école de « l'art pour l'art». Les Romances sans paroles paraissent en 1874 et témoignent d'une nouvelle manière qui allie la fluidité du vers à l'évocation de «paysages d'âme» : c'est un «impressionnisme » littéraire qui est en train de naître, avant que Sagesse, en 1881, y ajoute une thématique chrétienne, qui rendra possible une réception «décadente» et « symboliste » de l'ouvre. Mais à la vérité, jusqu'à la parution de Sagesse, Verlaine est presque oublié de la scène littéraire. La reconnaissance de ce futur « maître » de la génération symboliste n'aura lieu qu'au début des années 1880. En 1882, dans Paris-Moderne, paraît « L'Art poétique » (écrit en réalité dans les années 1870 et repris plus tard dans Jadis et naguèrE) ; puis en 1883, dans Le Chat noir, le sonnet « Langueur» met à l'honneur le terme de « décadence», tout en auréolant l'école qui se cherche encore des prestiges du Bas-Empire romain :



Je suis l'Empire à la fin de la décadence,

Qui regarde passer les grands Barbares blancs

En composant des acrostiches indolents

D'un style d'or où la langueur du soleil danse..



Un article de « Jean Mario » (pseudonyme probable de LéonTrezeniK), publié en 1883 dans la série intitulée Les Vivants et les Morts de La Nouvelle Rive Gauche, achève de «ressusciter» Verlaine, en soulignant combien son ouvre réalise cette aspiration au « nouveau » qui est celle de la génération récente :



Il cherche le nouveau, je ne sais quel art qui serait vaguement des vers, de la peinture et de la musique, mais qui serait précisément ni de la musique, ni de la peinture, ni des vers, [...] une confusion voulue des genres, une dixième Muse.



Arrivé à Paris en proclamant à Banville « Je serai Parnassien», Rimbaud, quant à lui, a très tôt échangé la doctrine de «l'art pour l'art» pour celle de « l'âme pour l'âme », qu'il formule dans les lettres dites du «voyant» (13 et 15 mai 1871). Il publie en 1873 Une saison en enfer, qui est passée alors totalement inaperçue. Les poèmes des Illuminations sont écrits jusqu'en 1875 ; mais ils attendront « l'année du Symbolisme », 1886, pour être publiés et servir de « déclic » (selon un terme d'Edouard DujardiN) à toute une génération avide de nouvelles formes et de nouvelles expériences poétiques. Entre 1875 et l'année de sa mort, en 1891, Rimbaud n'écrit plus. Son silence nourrit cependant la constitution d'un « mythe » ; et un texte de Mallarmé, faisant le portrait de ce «passant considérable» qui s'est «amputé vivant de la poésie », suggère assez le mélange de «rêverie» et «d'admiration inachevée» que le seul nom de Rimbaud pouvait provoquer dans les cénacles symbolistes :



Éclat, lui, d'un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s'éteignant.



Quoi qu'il en soit, la lecture de l'oeuvre de Rimbaud, révélée plus de dix ans après le moment de sa composition, revêtira pour beaucoup dé jeunes écrivains symbolistes la valeur d'une sorte d'initiation à la poésie : ce sera le cas en particulier du jeune Paul Claudel, qui fera remonter à sa découverte de Rimbaud « la première lueur de vérité qui [lui] fut donnée », et dira à quel point les Illuminations et Une saison en enfer ont ouvert « une fissure dans [son] bagne matérialiste» en lui apportant « l'expression vivante et presque physique du surnaturel». Pour une large part, le Symbolisme peut ainsi apparaître comme le contrecoup de la réception, différée, de l'ouvre de Rimbaud.



Mallarmé est, avec Verlaine, l'un des principaux « maîtres » du Symbolisme : c'est du moins ainsi qu'il apparaît aux yeux des jeunes littérateurs de 1885, - et cela malgré ses propres réticences vis-à-vis des «écoles étiquetées en hâte par notre presse d'information», écrira-t-il dans Crise de vers. En réalité, comme Verlaine, il appartient à la génération littéraire qui précède immédiatement celle du Symbolisme : toute une partie de son ouvre s'élabore dans le contexte du Parnasse, et c'est tout naturellement au Parnasse contemporain qu'il envoie ses premiers textes. Mais alors qu'en 1866 la première série du Parnasse accueille dix de ses poèmes, dix ans plus tard, en 1876, la troisième série, dirigée par Banville, Coppée et Anatole France, refuse de publier «L'Après-midi d'un faune». Cette exclusion souligne la dissidence qui a d'ores et déjà eu lieu par rapport à l'esthétique parnassienne ; elle confère aussi à l'ouvre de Mallarmé un mode d'existence particulier: refusée, en 1876, par les canons dominants du champ littéraire, celle-ci, quasi inaccessible et cependant secrètement « glorifiée » du fait de son inaccessibilité même, revêt pour la génération naissante la valeur d'une sorte de religion clandestine, - réservée, dira plus tard Ernest Raynaud, à «un tout petit choix d'élus parmi l'élite de raffinés et de curieux compétents».



Bohèmes



Les oeuvres de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud ou de Mallarmé devancent celles de la génération symboliste proprement dite : longtemps solitaires, elles travaillent à transformer en profondeur la sensibilité poétique et la conscience littéraire. Mais pour qu'une «école» se constitue, il faut encore que ces noms-phares fassent cristalliser autour d'eux le sentiment d'une appartenance collective, dans laquelle puisse se reconnaître une génération.

A cet égard, une part importante, dans la genèse du Symbolisme, doit être faite aux cafés et cabarets littéraires. Paul Valéry le fait remarquer lorsqu'il réfléchit sur Y Existence du Symbolisme (1939) :



Une histoire de la Littérature qui ne mentionne pas l'existence et la fonction de ces établissements à cette époque est une histoire morte et sans valeur. Comme les salons, les cafés ont été des véritables laboratoires d'idées, des lieux d'échanges et de chocs, des moyens de groupement et de différenciation où la plus grande activité intellectuelle, le désordre le plus fécond, la liberté extrême des opinions, le heurt des personnalités, l'esprit, la jalousie, l'enthousiasme, la critique la plus acide, le rire, l'injure, composaient une atmosphère parfois insupportable, toujours excitante, et curieusement mêlée...



Et Ernest Raynaud, dans les souvenirs du Symbolisme qu'il consignera sous le titre La Mêlée symboliste (1920), le souligne également:



On y préparait l'avenir, écrit-il à propos des différents cercles poétiques qui voient le jour dans les années 1870. On s'y élevait contre les préjugés, les clichés, la routine, et tout ce qui portait en Art un caractère bourgeois, académique ou officiel. C'était un foyer d'enthousiasme et d'indépendance... Toutes les audaces y étaient bien reçues. Tous les vrais talents y trouvaient lieu d'asile.



Après 1870, cafés et cabarets vont jouer pour l'École décadente et symboliste le rôle qu'avaient tenu les cénacles et salons littéraires pour l'école romantique et parnassienne. Un lieu fait la transition entre les salons du Parnasse et la bohème décadente : il s'agit du salon de Nina de Villard, qui accueillit, à côté de Leconte de Lisle ou Catulle Mendès, Charles Cros, Villiers de L'Isle-Adam, Alphonse Allais, Maurice Rollinat ou Mallarmé. Plusieurs groupes vont se constituer ensuite dont les noms suffisent à dire l'esprit de liberté avec lequel ces avatars originaux des «bousingots» romantiques s'opposent aux normes sociales et esthétiques. Ce sont d'abord les «Vilains bonshommes», avec quelques-uns de ceux - dont Verlaine et Rimbaud - qui figurent dans le tableau de Fantin-Latour intitulé Un coin de table (1872). A la fin de 1871, Charles Gros fonde le groupe « Zutiste », où l'on retrouve Verlaine et Rimbaud, en même temps que des transfuges du Parnasse tels Mérat et d'Her-villy : on y dit «Zut» à la société matérialiste en même temps que l'on y parodie les modèles romantiques et parnassiens. Il y a encore les « Modernes » de Jean Richepin; les «Incohérents»; les «Vivants». En 1878, au Café de la Rive Gauche dans le Quartier latin, ce sont les «Hydropathes» fondés par Emile Goudeau qui remettent à l'honneur le goût de la «performance» poétique: Rollinat y déclame ses Névroses ; Alphonse Allais manie l'ironie ; Laforgue y trouve une forme d'oralité et de théâtralité dont les Complaintes conserveront la trace. En 1881, les « Hydropathes » se reconstituent à travers le groupe des «Hirsutes», avec le même goût du tapage et de la provocation. Et quand les «Hirsutes» disparaissent à leur tour, ils sont remplacés par les « Fumistes » puis les « Jemenfoutistes ». La Rive Gauche est le lieu géographique de cette nouvelle bohème, jusqu'à ce qu'en 1882, Rodolphe Salis crée à Montmartre Le Chat noir: on y entend Rollinat déclamer ses fantaisies macabres en s'accompagnant au piano ; Aristide Bruant invente la chanson en argot ; Charles Cros affirme sa maîtrise du monologue déjà pratiqué aux Hydropathes. Le cabaret ne se contente pas de créer les modes ; il est très profondément un laboratoire de la modernité, où la désacralisation de la littérature nourrit une nouvelle conscience du fait poétique.



De la décadence au Symbolisme



Au tournant des années 1880, les canons du Parnasse, moqués et parodiés, sont déjà bien loin, et la sensibilité poétique elle-même a changé. Mais les expérimentations poétiques qui ont cours dans les cafés de la Rive Gauche et les cabarets montmartrois sont encore exclusivement négatives : elles se définissent contre les normes admises et les schémas conventionnels ; elles sont aussi brouillonnes et dispersées, et mettent surtout en valeur les performances individuelles. Elles ne peuvent suffire à créer une «école» qui, à proprement parler, a besoin de se reconnaître dans des figures magistrales capables de fédérer les recherches personnelles. Cette phase s'accomplit au cours de l'année 1884-1885.



La mort de Victor Hugo



En 1885 meurt Victor Hugo. C'est la fin d'un prin-cipat littéraire qui a si profondément marqué le siècle que Victor Hugo a semblé incarner à lui seul tous les possibles de la poésie. Beaucoup le soulignent alors, - tel Emile Verhaeren :



Hugo déborde si rameusement sur les autres poètes de son temps qu'il est plus que quelqu'un; il est tous. Sa violence touffue d'arbre énorme se contourne en rameaux et ramilles autour de la futaie entière.



Et de conclure : « Hugo mort, il a paru que la poésie fut morte » (L'Art moderne, 4 janvier 1891 ). La même analyse apparaît chez Mallarmé, qui date explicitement de la mort de Victor Hugo l'expérimentation de formules prosodiques singulières jusque-là étouffées par celui qui a «personnifié» le vers:



Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer. [...] Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité d'une orchestration, qui reste verbale.



La mort de Victor Hugo libère des voix singulières ; et le Symbolisme tout entier peut apparaître comme l'éclosion prodigieuse de pures singularités créatrices, en l'absence de toute norme commune. Remy de Gour-mont ne dira pas autre chose en affirmant, dans la Préface au Livre des masques, que le Symbolisme est «l'expression de l'individualité dans l'art».



Verlaine, «Les Poètes maudits»; Huysmans, «A rebours»



Pour autant, ces voix singulières sont aussi des voix convergentes. Et, à partir de 1884, la nouvelle génération littéraire se reconnaît dans une sorte de panthéon littéraire commun, que portent au-devant de la scène deux publications majeures : Les Poètes maudits de Verlaine, et A rebours de Huysmans.

Verlaine, on l'a rappelé, vient à peine d'être « ressuscité » : au nombre des « vivants » dans la série de portraits publiés dans La Nouvelle Rive Gauche, son « Art poétique » ainsi que le sonnet « Langueur » servent désormais de signes de ralliement pour les écrivains de la nouvelle génération. En 1883, il a fait paraître dans la revue Lutèce les portraits de trois « Poètes maudits », qui, l'année suivante, sont repris en plaquette chez l'éditeur Léon Vanier, - ce «Lemerre de la Rive gauche», qualifié aussi de « bibliopôle des décadents ». Les trois poètes en question sont Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, et Stéphane Mallarmé, - auxquels s'ajouteront, en 1888, trois nouvelles études sur Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de LTsle-Adam et Paul Verlaine lui-même (désigné par l'anagramme de «Pauvre Lélian»). L'influence de l'ouvrage fut décisive: « Épanouie en traînée de poudre, [elle] éclata comme un feu d'artifice et, du soir au matin, métamorphosa la chose littéraire», écrira Laurent Tailhade. De fait, quelque mince que soit la plaquette des Poètes maudits, elle a le mérite de donner à connaître des auteurs dont les noms n'étaient jusque-là que des rumeurs et dont les textes n'étaient pas accessibles. Elle crée aussi un phénomène d'identification pour une jeunesse à la recherche d'expériences poétiques encore inexplorées. Celle-ci, en tout cas, se reconnaît désormais deux « maîtres » : Verlaine d'un côté, et de l'autre Mallarmé.



Un livre de fiction publié la même année va également mettre en lumière ces deux nouvelles figures magistrales: il s'agit d'A rebours de Huysmans. L'ouvre fait date, en cela qu'elle marque le point de rupture entre l'hégémonie du Naturalisme, dont elle est issue, et l'affirmation de l'École décadente, qui trouve en des Esseintes son héros emblématique. Inspiré par la figure de Robert de Montesquiou, des Esseintes propose aux lecteurs de 1884 le type le plus accompli de l'esthète décadent, - avec sa sensibilité maladive, ses raffinements extravagants, son ennui de vivre et son dégoût de la société moderne, - mais aussi avec ses préférences artistiques et littéraires : collectionneur de Gustave Moreau, ou d'Odilon Redon, des Esseintes possède dans sa bibliothèque, à côté de Pétrone ou Apulée, plusieurs ouvrages de la littérature contemporaine. Tous sont aimés pour leur capacité à manifester « les exaltations de la sensibilité les plus suraiguës, les caprices de la psychologie les plus morbides, les dépravations de la langue sommée dans ses derniers refus de contenir, d'enrober les sels effervescents des sensations et des idées». On y trouve Edmond de Goncourt; Flaubert: non cependant le Flaubert de L'Éducation sentimentale, en qui les artistes de Médan voient un modèle indépassable, mais le Flaubert de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine. On y trouve Edgar Poe, Théodore Hannon, Villiers de LTsIe-Adam, Tristan Corbière ou Charles Cros. Mais, alors que des Esseintes délaisse Leconte de Lisle ou Théophile Gautier, trois figures emblématiques des nouveaux horizons de la poésie émergent plus fortement : Baudelaire bien sûr; mais aussi Verlaine, dont les vers laissent « deviner certains au-delà troublants d'âme»; et Mallarmé



[qui] dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant à raffiner sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.



A l'hommage qui lui est ainsi rendu, Mallarmé répondra en publiant de son côté le poème intitulé «Prose (pour des EsseinteS) » : les livres se répondent, les poèmes s'échangent; une communauté artistique est née prête à entonner «l'hymne des cours spirituels»...



«Les Déliquescences d'Adoré Floupette»



Le mouvement, en s'affirmant, n'a pas manqué de susciter des réactions. Parmi elles, l'une emprunte les formes de la parodie avec, en 1885, une plaquette annoncée de la façon suivante : Les Déliquescences, poèmes décadents d'Adoré Floupette, Byzance, chez Lion vanné, éditeur. En fait de Byzance, il s'agit de Paris, et «Lion vanné» n'est autre que l'éditeur des décadents Léon Vanier. Quant aux auteurs, il s'agit d'Henri Beauclair et du poète parnassien Gabriel Vicaire. L'ouvrage est à la fois une satire de la psychologie décadente, et une parodie des traits les plus marquants de l'écriture moderne : «A la délicieuse corruption, au détraquement exquis de l'âme contemporaine, une névrose de langue devait correspondre... Une attaque de nerfs sur du papier ! voilà l'écriture moderne... », proclame Adoré Floupette. Aux côtés de Verlaine peint sous les traits de «Bleucoton», de Moréas qui se devine sous ceux de « Carapatidès », de Laurent Tailhade nommé «d'Estoc», Mallarmé se reconnaît dans le personnage d'«Etienne Arsenal» dont on rappelle une «pièce diablement impressionnante», la Mort de la pénultième, et dont la «Prose pour des Esseintes» est parodiée sous le titre d'«Idylle symbolique». La parodie du Symbolisme précède ainsi la formation de l'École symboliste proprement dite ; mais les critiques par anticipation qui lui sont faites ne cesseront ensuite de l'accompagner : elles concernent en particulier l'obscurité philoso-phico-poétique des poètes nouveaux, dont la préciosité - poussée jusqu'au gongorisme - sera toujours perçue comme une des caractéristiques les plus évidentes de la future école. L'ouvrage de Beauclair et Vicaire, analogue à ce que Le Parnassiculet ( 1867) avait été pour l'École parnassienne, connaîtra un rapide succès. Mais, paradoxalement, son retentissement va contribuer, mieux que n'aurait pu faire une louange, à accroître l'audience d'un Symbolisme qui n'a pas encore son nom, mais qui n'en est pas moins déjà au centre du débat littéraire.



Mallarmé: les «mardis», rue de Rome



Dans l'immédiat, le retentissement des Poètes maudits, à'A rebours et des Déliquescences fait se presser au 84, rue de Rome, chez Mallarmé, le mardi soir, une troupe plus nombreuse de poètes. Les «mardis» existent en fait depuis le début des années 1880. Ils vont jouer un rôle essentiel dans la sorte d'alliance spirituelle qui réunit, autour de la figure du «maître », les principaux acteurs du Symbolisme. S'y rencontrent Edouard Dujardin, Teodor de Wyzewa, Félix Fénéon, René Ghil, Éphraïm Mikhaël, Pierre Quillard, André Fontainas, Francis Vielé-Griffin, Henri de Régnier, Camille Mauclair ou Gustave Kahn. Plus tard, l'audience s'élargira encore, et les «mardis» feront se rencontrer les représentants de la génération de 1890, Gide, Valéry, Pierre Louys, Jarry ou Claudel. De nombreux témoignages ont rapporté la sorte de fascination qu'exerçait sur l'assistance l'éloquence particulière de Mallarmé, dont « la souple et fine voix » semblait « dessiner le contour de l'Idée», écrira par exemple Henri de Régnier (Figures et caractères, 1901). Que ces soirées soient perçues par certains comme une sorte d'initiation à quelque religion poétique, ou qu'elles soient conçues par Mallarmé comme une sorte de version privée de la « Cérémonie » du « Livre », nul doute, en tout cas, que le mouvement y a acquis une authentique cohésion, en même temps qu'il y a trouvé la capacité à faire la théorie de ses propres recherches poétiques.



Symbolistes et décadents



Mais de quel mouvement s'agit-il? En 1885, on parle encore seulement de «décadents», de «décadence»; bientôt, Anatole Baju forgera le terme de «décadisme». Le terme de «Symbolisme» n'existe pas encore en tant que tel. Sans doute l'adjectif « symbolique », auréolé d'un écho baudelairien (« la forêt de symboles »), circule depuis longtemps, et il apparaît, nous l'avons vu, dans Les Déliquescences. Jean Moréas, avant le Manifeste de 1886, a lancé l'adjectif substantivé « symbolistes » :



Les prétendus Décadents cherchent avant tout dans leur art le pur Concept et l'éternel Symbole [...] la critique, puisque sa manie d'étiquetage est incurable, pourrait les appeler plus justement des symbolistes (Revue du XIXe siècle, 11 août 1885).



Mais il s'agissait alors simplement de répondre à l'article de Paul Bourde dans Le Temps du 6 août 1885, qui avait donné au terme de « décadents » une valeur fortement dépréciative.

Pourtant, le simple changement de terme, que confirmera le Manifeste de 1886, masque une mutation plus profonde. Entre «décadents» et «symbolistes », un certain nombre de divergences existent, qui ne vont cesser de s'approfondir. Au-delà des simples querelles de personnes (Anatole Baju s'opposant à Gustave Kahn et rétorquant à la création du terme de « Symbolisme » par la création du néologisme « Décadisme», qui n'aura guère de succèS), les différences sont d'abord d'ordre sociologique, et témoignent des diverses valeurs symboliques qui sont attachées à la géographie parisienne : les décadents, plus «bohèmes» et fidèles à Verlaine, appartiennent aux cafés de la Rive Gauche, alors que c'est sur la Rive Droite, rue de Rome, que se réunissent les «mallarmistes». Les «doctrines », au départ confondues, se séparent bientôt plus nettement : alors que les «décadents» s'en tiennent à un pessimisme négateur, les « symbolistes » vont affirmer leur foi en un idéal ou en une réalité supérieure ; le sentimentalisme vague de ceux-là va être remplacé par l'ambition théorique de ceux-ci ; et les simples jeux parodiques des uns vont faire place à l'expérimentation par les autres de diverses innovations formelles délibérément recherchées et systématiquement revendiquées (au premier rang desquelles se trouve le vers librE). C'est donc contre la Décadence que le Symbolisme se constitue comme une « avant-garde » littéraire et artistique, - même si, comme l'écrit Guy Michaud, «Décadence et Symbolisme sont, non pas deux écoles, [...] mais deux phases successives d'un même mouvement», - l'une négative, et l'autre positive, - quoique toutes deux également issues de la recomposition du champ littéraire amorcée dans les années 1870 contre le Parnasse et le Naturalisme.

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