Essais littéraire |
Epreuves de la subjectivité On peut dès lors considérer la façon dont ces enjeux sont posés, la manière que les romanciers ont de les aborder - ou de feindre de les éviter - et les inventions de forme et d'écriture qu'ils requièrent. Le premier enjeu que je propose d'aborder, parce qu'il est aussi le premier qui s'impose à une période qui paradoxalement le refoule, est celui de la subjectivité. Roland Barthes, Georges Perec, Michel Leiris et Serge Doubrovsky sont ici les instigateurs de nouvelles écritures du sujet, affranchies de l'illusoire linéarité narrative, critiques envers toute lucidité de soi à soi et finalement plus interrogeantes et perplexes que sûres d'un «moi» constitué. La multiplication des ouvrages autobiographiques n'aurait que faire dans une présentation du roman contemporain si le regard critique que le genre porte sur lui-même n'avait favorisé sous le nom d'«autofiction» l'émergence d'une forme hybride, qui emprunte au roman ses modalités afin de mieux se saisir d'un sujet désormais pensé comme «ligne de fiction» (Jacques LacaN). H ne suffit pas de constater au début des années quatre-vingt, le regain d'intérêt que quelques écrivains, alors perçus comme formalistes, éprouvent envers la question autobiographique (Marguerite Duras, L'Amant; Nathalie Sarraute, Enfance; Alain Robbe-Grillet, Les Romanesques; Claude Simon, L'Acacia... ou même Sollers, Femmes, Portrait du joueuR) pour mesurer l'importance de ce phénomène: ces textes invitent la plupart du temps à relire leurs ouvres antérieures comme des romans où déjà le sujet se cryptait et se cherchait, sous des formes certes moins explicites. «Autofiction» est sans doute un concept peu satisfaisant (voir Chaos, de Marc WeitzmanN), comme du reste la plupart des étiquettes critiques jetées sur nos perplexités génériques ; il permet néanmoins de désigner cet ensemble plus vaste de livres confrontés à l'incertitude du sujet. Incertitude en effet, car la critique portée sur la limpidité subjective a fait son effet, et la multiplication des savoirs - analytique, biologique, sociologique... - brouille toujours un peu plus la possibilité même d'une conscience de soi entière, singulière et cohérente. Un état symptomatique de ces désarrois, parfois indépendant d'une véritable expression du sujet, était à l'ouvre dans nombre de textes qui faisaient l'épreuve de la clôture, des obsessions et des dévastations intimes. Le monologue intérieur et ses variantes en étaient la forme privilégiée. Samuel Beckett, qui écrivait dans L'Innommable: «Il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent», a porté très loin cette pratique depuis ses premiers romans jusqu'en ses ouvres les plus récentes {CompagniE). Il constitue ainsi comme une épure du monologue désormais livré à sa force d'inertie, qui le prolonge, l'épuisé et le relance. La parole y demeure sans échappées ni échappatoires, comme résignée à sa propre clôture. Des écrivains plus jeunes, marqués par ce puissant exemple, se sont attachés à nourrir la forme monologale d'expériences subjectives plus identifiables, comme pour en réincarner le verbe. Sans préjuger de la plus ou moins grande force littéraire de l'écriture de chacun, on rassemblerait ainsi des voix solipsistes, comme enfermées dans ces marges mentales où quelque folie les dérobe au réel. Jean-Marc Lovay (qui met en scène des univers proches de ceux de Faulkner, par exemple dans PolentA), Jean-Claude Pirotte (qui voue aussi une admiration à DhôteL), Hélène Lenoir (chez qui s'entendent des «brisures» aux accents duras-sienS), Lorette Nobécourt, Claude Gibert, Christian Gailly, Linda Le... figurent parmi ceux très divers qui font vibrer ces réclusions verbales, aux limites parfois de l'aveuglement ou d'une lucidité maladive, amère et caustique. l'investigation subjective D'autres bien sûr tentent de dénouer ces nouds de la personnalité. C'est alors l'histoire insistante et obscure de soi qu'il faut mettre au jour, que cela se fasse dans l'échange ludique et vindicatif du sujet avec la psychanalyse (Serge DoubrovskY), dans le dialogue introspectif avec les données sociologiques (Annie EmauX) ou anthropologiques (Pierre BergouniouX) ou encore avec le souci de revisiter l'Histoire et ses non-dits, ses individus négligés Qean Rouaud...). Les variations sont certes multiples, la part de fiction et de réflexion plus ou moins équilibrée : il n'en demeure pas moins que cette littérature contemporaine est inquiète de l'identité subjective. Et elle ne se contente plus alors de manifester la malaisance de soi dans ces monologues intérieurs dont elle hérite (Faulkner, Joyce, Woolf, des Forêts... demeurent pour cette génération aussi de puissants intercesseurS), elle veut la tirer au clair. Le succès du «stream of consciousness» avait perturbé l'agencement narratif du récit romanesque; la question subjective, lorsqu'elle ne se contente pas d'exhiber un délire complaisamment satisfait, connaît aujourd'hui une autre mutation: elle tient de l'enquête et non I plus de la narration. Aussi se prend-elle à des objets nouveaux que la modernité la plus récente désigne à son attention: les détails négligés dont l'apparente insignifiance se révèle riche de sens; objets de faible valeur qui cependant témoignent de ce qui fut et conservent quelque chose de qui les manipula ; vagues photographies, médiocres ou tremblées, où s'est imprimée la trace d'un temps précaire; maladresses du verbe ou recours aux lieux communs des conversations qui en disent long sur des subjectivités enfouies. La psychanalyse, surtout lacanienne, a rendu le texte plus attentif aux mots, que ce soit de façon soucieuse des expressions de l'autre (François Bon en fait l'expérience, restituant ce qui s'est dit dans l'atelier d'écriture pour en laisser résonner les sens obscurs dans C'était toute une vie et dans PrisoN) ou dans l'écho ludique qu'on peut en donner (Leslie Kaplan, Le PsychanalystE). Nathalie Sarraute avait montré comment ces mots eux-mêmes pouvaient devenir objets de roman (Disent les imbéciles, Ouvrez, L'Usage de la parole, Tu ne t'aimes paS). C'est en situation désormais qu'on fait entendre leur agressive faiblesse, leur maladresse sournoise (Laurent Mauvignier, Hélène Lenoir, Gisèle Fournier...). l'épreuve du texte A côté de ces textes assez accessibles, parce qu'ils font souvent le choix d'une lisibilité retrouvée, d'autres s'attachent à ne rien sacrifier des nouds d'obscurité et des complexités du sujet, quitte à opacifier le propos. Ostinato, l'ultime et inachevable texte de Louis-René des Forêts, qui rassemble les méditations d'une vie à sa fin, nourrie de furtives images et de son tremblement d'incertitude, en serait l'emblème. Dans cette voie que chacun invente à sa façon, on suivrait Roger Laporte ( Une viE), Jean-Claude Montel (L'Enfant au paysage dévasté), Hélène Cixous, Jean Daive, Hubert Lucot, dont Langst veut «charrier tout le réel, y compris l'histoire de celui qui s'y désigne et son économie subjective», ou encore, parmi de plus jeunes auteurs, Pierre Alferi (Le Cinéma des familleS) et Frédéric-Yves Jeannet (Cyclone; Charité). Cet ensemble, disparate quant au style et à la position que l'auteur y adopte, témoigne d'une puissance exploratoire de l'écriture du sujet, obstinée à chercher dans la matière de sa langue la légitimité d'un acte qui lui semble désormais moins évident. La forme même qu'y prend le texte témoigne d'une défiance envers toute évidence du sujet, comme rapportée sans cesse à des grilles d'explication qui ne sont plus de saison. Cherchant malgré tout à se dire, ces narrateurs sont contraints à mener d'un même élan la critique des paradigmes romanesque et autobiographique. Ecrire de soi ne va pas de soi, et le texte demeure tendu entre sa tentation et son impossibilité. Car on ne parle pas ici simplement de contenu : ce serait méconnaître l'écriture de livres qui savent combien les mots défaillent à dire ces nouds du sujet - et les disent parfois dans leur ombre portée, dans une sorte à'inter-dit de la parole. L'écriture du sujet, quand bien même elle prend parfois la forme d'une écriture de l'autre, est avant tout une écriture qui se cherche, comme si le sujet n'était jamais constitué en amont de l'écriture, mais s'éprouvait dans son présent et se cherchait en son aval. Claude Simon l'a souvent souligné : on n'écrit jamais que dans le présent de l'écriture, dans ce qui advient au présent de l'écriture. Nul doute que les ouvres majeures de notre temps s'écrivent effectivement dans cette conscience-là. À ce titre, le roman ne répond plus au projet d'une intrigue préalablement établie et qu'il faudrait conduire au terme de son drame. Il se fait le lieu même d'une réflexion avançante, parfois contradictoire ou ressassante, mais toujours plus critique et plus exigeante aussi envers elle-même, sauf à recourir à d'autres modes, «impassibles», parodiques ou virtuoses, dont il sera question plus loin. Présences de l'altérité LES ENQUÊTES DE FILIATION Un aspect remarquable insiste dans la plupart de ces livres: la conscience que le sujet n'est pas un être autonome, indemne de toute détermination. Là encore, les sciences humaines ont diffusé leur travail. Et c'est ce travail que le roman interroge à son tour, traquant le sujet dans l'héritage qui le constitue. Les récits de filiation ne sont pas simplement des récits, ils n'ont que faire de la légende familiale. Ils en instituent une autre, élaborée de bribes et de manques, d'objets incertains et de souvenirs perdus; ils suscitent l'enquête, désenfouissent les vies oubliées ou les réinventent (Simon, Cixous, Bergounioux, Michon, Rouaud, Jeannet...). Ces dernières années ont vu de tels récits se multiplier - plus d'une centaine, de valeur inégale bien évidemment - aux confins du roman et de l'autobiographie (Clément, Adely, Veinstein, Bassez, Mignard...). Intrication de récit(S), de commentaires, de réflexions critiques (historiques, analytiques, sociologiques...), de méditations et de mémoire, ils interviennent sur une matière biographique sans se poser la question du genre, dont les délimitations paraissent désormais contraignantes et factices. À vrai dire, ces livres s'installent .dans un rapport non générique à l'écriture: la fiction y est un «détour» au sens méthodique du mot. Elle sollicite tous les moyens de l'écriture, quitte à les faire travailler les uns contre -ou avec - les autres (Yves Navarre, Biographie, roman, Pierre Pachet, Autobiographie de mon père... ). Faut-il dire que les récits de filiation sont aussi souvent, sinon par excellence, des récits de deuil? Deuil de ceux qui n'en finissent pas de mourir en soi, dictant encore leurs ultimes volontés (Simon, Bergounioux, Guibcrt, Juliet, VigouroùX): rarement on aura élabore cette quête-amont non pas d'une origine que la littérature s'est souvent plu à débusquer, mais d'une pesanteur issue du passé familial qui continue de courber le sujet. Simon reconstruisant à partir de documents et de récits incertains le destin d'un père trop nourri des valeurs de la Troisième République, Bergounioux creusant sans répit l'écrasement psychique de son père, orphelin de la Grande Guerre, ou les conséquences socio-culturelles d'une naissance au fond reculé de la province... donnent caution à la réflexion de François Vigouroux, qui ne conçoit d'existence que dans la dette assumée par les fils envers des frustrations anciennes. Ce sont aussi des deuils inversés qui troublent la logique générationnelle : morts d'enfants qui installent le manque au cour de l'écriture des vies (Forest, Chamhaz, AdleR). L'expérience n'en est certes pas propre à notre époque, mais l'impression de sûreté des sociétés occidentales modernes, le scientisme médical dont nous croyons bénéficier en rendent l'épreuve plus scandaleuse, moins acceptable aussi par une société désacralisée. Se dessine alors une autre expérience de la précarité et du désarroi. L'écriture cependant ne se veut pas thérapie ni confidence pathétique: elle ausculte en soi le creusement de l'absence. Ce faisant, elle éclaire une nouvelle conscience du temps - non pas simplement divisé entre un avant et un après, mais brisé dans ses rythmes, vécu d'une lentetir ou d'une densité singulières. Ce sont des épreuves de lucidité qui se gardent aussi bien du pathos que du positivisme. Comme la découverte - par l'écriture autant que par l'expérience elle-même - des espaces d'ignorance et de dette à quoi le deuil confronte. LES FICTIONS BIOGRAPHIQUES Dans l'investissement d'une antériorité du temps, comme dans l'épreuve d'une perte présente, s'affirme ainsi la conscience que le sujet ne se connaît qu'au détour de l'autre. Si cela favorise ces espaces de confrontation familiale qu'Annie Ernaux, Pierre Bergounioux ou Jean Rouaud ont su faire résonner avec justesse, cette conscience s'aventure aussi du côté d'autres médiations. Suscitant finalement autant de «fictions biographiques» qu'autobiographiques, les récits de Quignard, de Michon, de Macé, de Louis-Combet, mi-interrogeants, mi-fascinés,... parfois rassemblés dans des collections éditoriales («L'un et l'autre» chez GallimarD), dessinent - ou désignent - des filiations plus électives que biologiques, mais non moins déterminantes. Les écrivains, et parmi les plus mythiques de notre littérature - Rimbaud (Pierre Michon, Dominique Noguez, Alain Borer...), Trakl (Claude Louis-Combet, Marc Froment-Meurice, Sylvie Germain...), mais encore Baudelaire (Bernard-Henri LévY), Hart Crâne (Gérard Titus-CameL), Kafka (Bernard PingauD)... - , les peintres, tout aussi singuliers (Van Gogh, Goya... pour Michon; Frida Khalo pour Le Clézio, Le Caravage pour Walter par exemplE) sont les plus sollicités par ces tentatives de restitutions. Leurs existences réinventées autant qu'auscultées disent unanimement la fascination où l'art nous retient dans une période que l'on a pu croire «désenchantée». Mais, pour peu que les textes se prennent à des figures moins installées (Michon, Vies minuscules; Bergounioux, MiettE), c'est aussi l'occasion de mesurer chacun à son rêve et d'investir chaque vie d'une densité qu'elle ne manifeste pas. L'intérêt pour la biographie et les rêveries qu'elle suscite consacre le succès posthume de cette forme marginale inaugurée par Marcel Schwob au début du siècle dans les Vies imaginaires. C'est ainsi par la bande que la littérature revient: loin des grandes épopées historiques ou réalistes, elle cherche désormais à entrer dans une connaissance plus fine de l'expérience subjective. Interrogeant ainsi les figures auxquelles le sujet se prend, ces textes disent Paltérité qui le relie à lui-même. Ils sont en cohérence avec un souci de notre temps qui pose avec insistance la question de l'autre (Lévinas, Ricour, Todorov...). Leur multiplication, comme celle des enquêtes de filiation, signale aussi une certaine désaffection pour les formes gratuites de l'imaginaire. Plutôt que d'inventer de toutes pièces des fictions improbables, l'écriture contemporaine, qui s'est faite investigatrice, construit des fictions à partir des données incertaines et incom-r plètes de son expérience. Cela me semble être la marque d'un temps interrogateur. Le sujet, orphelin désormais des valeurs qui président à son existence, cherche à comprendre son temps, qui lui échappe, et à se relier à son passé, à interroger ses modèles et ses fondations. Ces textes enfin disent combien l'existence comme la langue sont toujours habitées d'autres expériences et d'autres paroles, qui la constituent et résonnent en elle. l'ouvre en souffrance Ces expériences et ces voix silencieuses mais agissantes, il faut les faire venir au jour. Tel est le projet majeur d'un pan de notre littérature, d'autant plus tendue vers cet enjeu qu'il répond à un silence de plusieurs siècles. On a parlé de la «vigueur» francophone: elle est symptomatique de l'urgence de ce projet. «Marqueurs de parole» initiant le lecteur à d'inédites mises en voix (ChamoiseaU), polyphonie des mondes et des races, des expériences et des espérances (GlissanT): ce sont les espaces narratifs et comme sonores qu'il faut ouvrir au roman. Fondées sur une conscience de la séparation, d'une parole non advenue et comme demeurée «en souffrance» (Dominique ChancE), ces écri-cures se veulent entreprises de réappropriarion et de synthèse. C'est aussi une des seules littératures actuelles qui se pense au futur, du moins en devenir, comme le proclament Chamoiseau et Glissant. Elle se donne en effet pour tâche de transformer en Histoire le passé subi pour refonder un héritage qui lui fut longtemps interdit - mais aussi d'en témoigner en histoires, singulières et profuses, pour rendre à chacun l'hommage de son existence, pour «démêler un sens douloureux du temps et le projeter dans notre futur», comme l'écrit superbement Glissant. Avec eux, d'autres, tels René Depestre, Maryse Condé, Daniel Maximin ou Raphaël Confiant..., non seulement disent une réalité culturelle qui n'avait pas cours dans la langue narrative, mais lui inventent un «parler-langage» qui en fait résonner les sens depuis une intériorité nouvelle. Un phénomène parfois semblable, mais moins net et plus dispersé (c'est-à-dire moins collectivement pensé), inspirait déjà la littérature du Maghreb. Sa tradition est cependant plus nettement constituée, si bien qu'on la trouve plus anciennement attachée à établir (et à discuteR) le lien entre les deux cultures qui la travaillent, entre un univers colonial (qui porte parfois en lui-même aussi les valeurs condamnant la colonisatioN) et une tradition orale qui cherche les modalités de sa réalisation écrite (Tahar Benjelloun, Driss Chraïbi, Assia Djebar...). Si le lieu d'où ces livres nous parlent inscrit forcément quelque chose de leur différence propre, il n'en demeure pas moins qu'ils sont aux prises avec les mêmes exigences, les mêmes objets auxquels se mesurer. Là encore il est question de la transmission et du passage, des généalogies et des filiations dans les- .; quelles inscrire les mutations culturelles d'une époque nouvelle (dettes de reconnaissance et volonté de maintenir le dialogue comme dans Le Blanc de l'Algérie, d'Assia DjebaR). Mais leur conscience aiguë des tensions entre arrachement et attachement, et des violences que cela induit, à quelque génération que l'on appartienne (Boudjedra, La Vie à l'endroit, Bouraoui, La Voyeuse interditE), leur confère une densité spécifique, qu'on ne saurait réduire à des questionnements généraux. LA LANGUE DE L'AUTRE D'au-delà des limites traditionnelles de l'aire francophone viennent des ouvres qui font élection de la langue française, quand bien même elle n'était pas la langue maternelle des romanciers et romancières considéré(E)s. Le phénomène est suffisamment large pour être relevé: on ne tentera pas ici d'en déduire quelque enseignement sur un attrait particulier de notre langue, ou une propriété singulière qui serait la sienne à accueillir une expression littéraire. Ni d'oublier combien ce choix parfois n'en est pas un, tant il se lie aux déchirures de l'Histoire, aux violences de l'exil et de la déroute. Force est tout de même de constater l'importance - quantitative et qualitative- de ces textes et de souligner la puissance des échanges culturels auxquels ils nous convient. Alcxakis, Bianciotti, Del Castillo, Kristof, Kundera, Maalouf, Makine, Manet, Wiesel... sont parmi les plus connus de ces romanciers, d'origines certes très diverses. On ne saurait comparer l'assignation à penser l'irréparable (WieseL) à un cosmopolitisme plus anodin (BianciottI). Mais tous travaillent à leur façon les questions d'exil et de mémoire, et tissent ensemble les problématiques d'expression dans une langue autre et dans un autre contexte social. Quitte à se faire parfois, comme Georges-Arthur Goldschmidt, passeurs entre deux langues que l'Histoire faillit rendre douloureusement incompatibles mais que l'ouvre et le travail ne désespèrent pas de concilier. Ce point de vue d'un ailleurs souvent chargé d'Histoire, intimement installé au cour actif de notre littérature, est d'importance. H déplace l'habitude culturelle et engendre d'autres considérations envers un univers socio-culturel que nous croyions trop bien connaître. U interroge notre monde depuis une extériorité qui lui est devenue linguistiquement consubstantielle. Bien sûr ces ouvres ne sont pas comparables : chacune joue son propre registre. Mais la fantaisie acide de l'un (KunderA), l'ambivalence énonciative de l'autre (KristoF), la réflexion politique du troisième (ManeT), etc., irriguent aussi la création contemporaine. Si pour nombre de ces écrivains «le français est une langue d'étonnement» (MakinE), c'est aussi leur français qui nous étonne, qui installe de l'étonnement dans notre propre rapport à la langue. Suspicion des savoirs LA RÉHISTORICISATION Comme le reconnaît Pierre-André Taguieff, l'avenir tient désormais de l'énigme plus que du volontarisme militant. Notre époque a rompu avec le temps des promulgations et des manifestes. Elle ne sait plus ce que la littérature «doit être», à quelques rares exceptions près, et ne s'autorise pas à le prévoir. Non pas seulement à cause des grands schismes de notre Histoire - «comment écrire après Auschwitz?»... formule récurrente des réflexions sur la littérature de ce demi-siècle -, mais en fonction < aussi d'un délitement plus sourd, et plus souterrain, de nos certitudes axiologiques et culturelles, auquel bien évidemment les cassures historiques participent à leur façon (Jean-François LyotarD). Dans l'incertitude et l'obscurité de quoi le présent est fait, c'est, on l'a vu, vers le passé que se tourne l'interrogation. Sans nostalgie d'un quelconque «âge d'or», mais plutôt pour élucider le mouvement d'où nous sommes issus et qui fait que nous en sommes là. Ce de quoi nous nous sommes affranchis sans doute, mais aussi ce que nous avons laissé en chemin et dont l'oubli nous menace. Pas plus qu'il ne se perçoit en dehors d'un héritage, le : sujet ne s'affranchit de l'Histoire, bien au contraire: notre époque est ainsi une époque de réhistoricisation de la conscience subjective. Et cette réhistoricisation elle-même ne va pas sans J dimension critique. File se propose d'abord comme réexamen des discours reçus, souvent pour en démentir les allégations. Il arrive que cela prenne la forme du roman policier (Didier Daeninckx, Sébastien Japrisot, Jean-François Vilar, Thierry Jonquet... ) de devoir sous-tendre le récit de mémoire d'un souci de l'enquête. Mais l'enquête ici excède la requête d'une forme romanesque particulière: elle s'impose à l'écriture. Et déborde le roman policier: le narrateur de VAcacia, de Claude Simon, comme celui des Champs d'honneur, de Rouaud cherchent à savoir. Le sujet, l'autre, la mémoire, la filiation, l'Histoire sont désormais non plus objets de narrations qui les disent avec l'aisance linéaire de qui sait ce dont il est question et ce qu'il en advient, mais véritablement interrogés dans le mouvement même de l'écriture qui en déplie les repliements complexes. LE TRAVAIL DE MÉMOIRE Plus que d'un «devoir de mémoire», selon l'expression désormais retenue, il faudrait ici parler d'un «travail de mémoire». L'évolution des romans de Modiano, depuis l'évocation floue d'une époque incertaine jusqu'à l'enquête de restitution {Dora BrudeR), est le signe de cette conscience interrogeante à l'ouvre. La restitution historique repeuple de sujets effectifs des pans de l'Histoire longtemps laissés aux discours généraux, fait entendre les traumatismes que l'Histoire installe (Lydie Salvayre, La Compagnie des spectreS). C'est exemplairement le cas de Berg et Beck, de Robert Bober, ou de J'apprends l'allemand, de Denis Lachaud, en ce qui concerne les zones obscures de la Seconde Guerre mondiale; ou de Douze Lettres d'amour au soldat inconnu, d'Olivier Barbarant, pour la Grande Guerre. C'est encore la guerre d'Algérie (Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Arno BertinA). Loin de fournir un décor circonstancié favorable à quelque dramatisation du romanesque, comme dans le cas des «romans historiques» de facture traditionnelle, ces textes ouvrent des espaces de confrontations et de démentis. Dès lors, la réalité historique n'est plus caution d'une fiction narrative: elle est interrogée en tant que « réalité » consensuellement constituée - et le savoir qu'on en croyait avoir est dénoncé comme fiction discursive par cette entreprise narrative même. De façon plus ambivalente, et comme pour dire que le littéraire ne saurait s'affranchir d'une part de légendes, quelques écrivains renouent avec le lyrisme épique ou mythique pour évoquer ces périodes d'ombre d'où le présent émerge. Sylvie Germain donne ainsi à l'Histoire du siècle l'ampleur des anciens récits de fondation. Richard Millet restitue dans une trilogie la noire réalité des vies aux confins des terres de montagnes, à peine arrachées à leur isolement sauvage. Une surenchère de la langue, profuse et mêlée chez l'une de rythmes bibliques, chez l'autre de la brutalité des patois, confine à une véritable revendication littéraire. Comme si c'était par la richesse de langue et la puissance d'imaginaire que pouvait se ressaisir la réalité d'un temps que l'Histoire trop rationnelle ne saurait véritablement dire. L'écriture est alors entée sur les humeurs du corps, sur l'écoute des sens plutôt que sur l'examen du sens. C'est un autre legs de Claude Simon que de ne pas concevoir la restitution du passé indépendamment d'une phénoménologie sensible. Le corps aussi a son histoire, comme on le voit encore à lire les romans de François Thibaut. Le mettre en scène permet de contrebalancer une certaine inflation de la pensée conceptuelle. Il faudrait ici dire l'importance prise par le corps dans la fiction contemporaine, largement soutenue depuis les années soixante-dix par l'écriture féminine (d'Hélène Cixous et Chantai Chawaf à Lorette Nobécourt et d'autreS) et la littérature gay (de Tony Duvert et Renaud Camus à Hervé Guibert et Guillaume DustaN). Ce serait néanmoins une erreur que de l'y circonscrire tant elle concerne désormais le plus large spectre de la production actuelle, toutes catégories confondues. Le partage s'impose du reste entre l'exploitation d'un thème «porteur» qui voit le succès d'une littérature erotique ou d'une «nouvelle» (?) pornographie et les véritables difficultés qu'affrontent les rares écrivains (Boudjedra, Cholodenko, Belhaj-Kacem, Noguez dans M&R... ) qui tentent véritablement d'écrire le corps, le sexe et le désir sans choir dans la facilité. l'archéologie des savoirs L'interrogation historique ne se contente pas d'interroger un passé accessible avec lequel nous sommes encore en relation continue par l'intermédiaire de témoins vivants. Elle investit aussi les fondements historiques et culturels de notre civilisation. Tout un pan de la littérature narrative se tourne même vers des époques plus anciennes dont elle interroge les mours, les cultures, la pensée et les découvertes intellectuelles, les enthousiasmes philosophiques ou mystiques (Pascal Quignard, Alain Nadaud, Claude Louis-Combet... ). On ne saurait ici non plus parler de roman historique, même s'il est probable que des livres comme L'Ouvre au noir, de Marguerite Yourcenar, aient pu pour certains contribuer à amorcer un tel intérêt. Car la forme de l'enquête y est encore présente. Une conscience des incertitudes et des manques à savoir qui nous séparent de toute intcllection sûre de ces périodes anciennes s'affiche souvent dans les textes. Si bien que ces romans que l'on peut dire «cultivés» ou «érudits» sont surtout des romans «archéologues», qui abordent parfois le passé à partir de notre relative ignorance de ce qu'il fut vraiment. Le roman contemporain brasse ainsi prodigieusement les questions du savoir. Non seulement il fait du manque à savoir et du questionnement des savoirs l'un des exercices de l'écriture, mais il se déploie aussi lui-même comme le lieu d'une critique des savoirs. Pascal Quignard prend notre culture à contre-pied en lui proposant d'autres bases et d'autres modèles (Carus, La Raison, Rhétorique spéculativE), substituant les auteurs orientaux ou latins méconnus à ceux que nous avions trop bien appris. Alain Nadaud nous confronte à ces pans de mystère et d'incertitude qui régnent autour des fondements du Livre, de l'Image et du Nombre (Le Livre des malédictions, L'Iconoclaste, Archéologie du zérO). C'est à chaque fois une double interrogation sur ce que nous savons et sur ce que nous révérons, confins de la connaissance et du sacré, épreuve d'ignorance fascinée. La fascination de l'énigme originelle, en quête d'autres formes de savoirs, joue à plein dans ces romans archéologues que sont aussi Dormance, de Jean-Loup Trassard, Onitsha, de J.M.G. Le Clézio, et Mené, d'un Olivier Rolin en quête d'un Soudan toujours déjà perdu, ou, plus emporté par un fantasme d'Orient, Gandara, de Jean-Marc Moura. Si bien que le inonde du savoir n'est plus l'envers du doute ni du sacré. Notre temps brouille les catégories, les met en friction constante. C'est bien la meilleure façon pour lui de construire et de dénoncer tout à la fois les fictions qui structurent la pensée. De les donner comme problables et jamais avérées. Approches du réel LE REFUS DU RÉALISME Parmi ces questions auxquelles notre temps fait retour, celle de la représentation du monde n'est pas la moindre. La présence du réel, que la littérature des années soixante-dix semblait désespérer de convoquer dans l'espace des livres, est suffisamment forte pour s'imposer au monde littéraire. Donné pour inaccessible au verbe par la décennie structurale et cantonné au statut de «réfèrent», le réel est donc à nouveau considéré, d'autant plus que les systèmes de pensée qui ont cru pouvoir en rendre compte ont montré leurs limites. Dès lors c'est à la résistance du réel que les ouvres se trouvent confrontées, qu'il s'agisse de ce réel historique dont il a été question plus haut, ou du réel social immédiat. L'écriture s'en saisit au début des années quatre-vingt, d'abord sur le mode du témoignage (Robert Linhart, L'ÉtablI) puis avec le souci de manifester le réel et ses intensités sans sacrifier à l'illusion mimétique (François Bon, Sortie d'usine; Leslie Kaplan, L'Excès-L'usiné). Aussi le roman du réel a-t-il considérablement changé de forme. Non seulement il rompt désormais avec l'esthétique réaliste, doublement dénoncée comme «esthétique», justement, et comme illusion idéologique (celle du «réalisme prolétarien» ou du «réalisme socialiste»), mais il met en question la forme narrative elle-même. Bien sûr, se perpétue ici et là une certaine tradition du roman que l'on pourrait dire «populiste» (Ragon, Pennac, Vautrin, Izzo...), veine volontiers populaire et gouailleuse, parfois assez fantaisiste et comme issue de la rencontre inattendue entre les héritiers de Dabit et ceux de Queneau. Mais elle demeure assez circonscrite, notamment au roman policier et à ses entours. Une autre voie choisit de s'inscrire dans une certaine déréalisation pour mieux s'affranchir des déformations de la représentation. Sans souci d'exact mimétisme ni de tradition esthétique, Marie Redonner, Eugène Savitzkaya, Marie NDiaye, Emmanuel Carrère, Éric Chevillard..., désaccordent l'univers familier pour en faire saillir des traits et des travers inaperçus, dans des constructions fictives où s'entend parfois comme un écho lointain et très noirci des fictions de Boris Vian. La même fantaisie décalée, la même inadéquation au monde s'y manifestent en effet, qui semblent dire combien c'est le monde lui-même qui est inadéquat aux sujets qui l'habitent et se trouvent chahutés de ne le pas comprendre. Leurs personnages, marionnettes manipulées (Rose Mélie RosE) ou incarnations de fantasmes (I-a Femme changée en bûchE), expriment l'ingénuité d'une violence crue. Parmi ces univers caustiques certains lancent parfois des interpellations grinçantes (Medhi Belhaj KaceM) et férocement critiques (Valère NovarinA). l'état du monde Une autre approche du réel en dehors de tout «modèle littéraire», mais rétive à la déréalisation, s'impose cependant. Afin de s'affranchir du romanesque, elle n'hésite pas à recourir à la forme de l'inventaire plutôt qu'à celle de l'invention, qu'il s'agisse de livrer le monde comme quantité (d'événements, de faits, de bribes d'histoires...) brassées par les journaux (Olivier Rolin, L'Invention du mondE) ou comme matérialité (Paysage fer, de François Bon, récapitule tous les bâtiments et objets délaissés qui témoignent de la fin de l'âge industrieL). Le temps n'est plus cependant où la littérature pensait pouvoir saisir et restituer un x «être-là» du monde, bien au contraire. Il s'agit plutôt désormais .d'un dire du monde, qui fait large place à sa mise en voix. La langue ainsi fait entendre et voir le monde. Elle n'est pas cette pure transparence à laquelle une intention mimétique aurait voulu la réduire. Ses déformations, les défigurations qu'elle impose au réel le font paraître dans une intensité particulière. Tout comme il s'affranchit du «réalisme», le roman du réel se résigne mal à être «roman». Il ne «romance» rien. Il tient plutôt de la prise de parole. Ainsi hérite-t-il encore de Faulkner, de Joyce, plus récemment de Pinget, comme je le disais plus haut de l'écriture du sujet. De fait ces catégorisations, auxquelles oblige tout travail de présentation, trouvent ici leurs limites. On ne saurait définir des textes en fonction de leur seul objet. C'est bien la façon dont l'écriture se conçoit qui détermine non seulement des périodes esthétiques mais aussi une certaine éthique de l'écriture. Et de ce point de vue encore, la forme de l'enquête, le souci du soupçon, la mise en ouvre de voix singulières caractérisent le roman contemporain au-delà de ses diversités thématiques. De même le roman du réel n'explique rien: loin d'une prétention à décrypter les raisons du monde social, il traque les intensités subjectives et les brisures que certaines conditions sociales, le plus souvent désocialisées, imposent. Qu'il s'agisse des premiers romans de François Bon (Limite, Décor cimenT), de Leslie Kaplan (Depuis maintenanT), de Jacques Serena (Basse VillE) ou encore d'ouvres très récentes comme celle de Laurent Mauvignier (Loin d'euX), le réel n'existe ainsi véritablement que dans la parole qui en installe la conscience. 11 n'est pas rare que la scène du théâtre (son «dispositif noir» comme l'écrit François Bon dans ImpatiencE) ou celle du cinéma (Calvaire des chienS) soient choisies comme médiations entre le roman et le réel. La littérature est ici en cohérence avec une nouvelle pratique sociologique, celle par exemple de Pierre Bourdieu et de son équipe, qui livre la parole telle que les entretiens la suscitent (voir La Misère du monde, dont la jaquette porte en surimpression: «souffrance, parole, parle») et ne se contente pas de la synthèse réflexive à laquelle ces entretiens donnent lieu. Ainsi s'affirme une «poétique de la voix» (Dominique Rabaté) dont on retrouverait aussi les éléments dans les formes dialoguées que les dernières décennies du roman n'ont pas hésité à explorer (Pinget, L'Inquisitoire; Sallenave, VioL). LA FICTION EN PROCÈS Ce dernier titre, de Danièle Sallenave, me conduit à évoquer un autre aspect assez caractéristique de notre temps : le pre ces que la littérature romanesque fait au présent. Une partie-de son travail et de ses «thèmes» tient en effet de la dénonciation ou de la mise en évidence de dérèglements sociaux. Cette dimension critique se nourrit volontiers de procès effectifs, ou plus généralement d'affaires judiciaires. L'exemple sans doute le plus caractéristique est L'Adversaire, d'Emmanuel Carrère, construit comme une enquête-méditation autour de l'affaire Romand, du nom de cet homme qui se fit passer pour médecin pendant des années avant d'assassiner parents, femme et enfants lorsqu'il ne fut plus en situation de maintenir sa «fiction». Mais on évoquerait tout aussi bien Un fait divers, de François Bon, Mariage mixte, de Marc Weitzmann, et d'autres encore. Une tension s'installe alors entre la dimension exceptionnelle - ou extraordinaire - du fait divers considéré, stimulante sans doute pour l'imaginaire fictionnel, et sa valeur de symptôme, révélatrice d'un état social - «ordinaire» - que la part critique de la fiction prend en considération. Or, il arrive fréquemment que le roman soit aussi, à l'inverse, objet de poursuites judiciaires ou de condamnation par voie de presse. Non pas pour des questions de droits d'auteurs ou de plagiats éventuels, mais parce que la société s'inquiète des libertés qu'octroie (ou que s'octroiE) la fiction. Il y va certes de condamnations morales (ou politico-religieuses, comme dans le cas bien connu de la «fatwa» contre Salman RushdiE), mais elles tendent à régresser, même si quelques livres ont su profiter d'un effet de scandale pour atteindre une notoriété peu légitime. Augmente en revanche le nombre de procès qu'on fait à la littérature pour s'être approprié une part de la réalité : François Bon, Mathieu Lindon, Marc Weitzmann, Michel Ilouellebecq, Didier Daeninckx... parmi d'autres, sont ainsi, dans des formes d'écriture différentes, mis en cause pour avoir parlé du réel, pour avoir tenté de le lire - ou l'avoir porté aux confins de son délire. LES NOUVELLES FORMES DE L'ENGAGEMENT De tels phénomènes, qui ne disent rien de la qualité intrinsèque d'une écriture, interrogent en revanche la conception que notre temps se fait de la fiction, ou plus largement de la littérature, de sa fonction, de ses enjeux et de son espace de réalisation. Bien évidemment, tout cela témoigne aussi d'un certain engagement de la littérature. Mais encore faut-il ici nuancer le propos. Le temps n'est plus d'un roman inféodé à des doctrines idéologiques. On ne trouve plus aujourd'hui de «roman à thèse» ni d'allégeance au principe de l'«autorité fictive» (Susan SuleimaN). Cela ne signifie pas que les romanciers se tiennent à l'écart des questions politiques ou idéologiques. Leur implication est d'une autre nature: loin des formules sartriennes (ou malruciennes ou aragoniennes...), les nouvelles formes de l'engagement tiennent désormais plus de l'écriture critique que du discours fictionnalisé. Elles ne passent pas par l'esprit de système ni par l'ambition didactique. Elles mettent en évidence une réalité que le corps social connaît sans vouloir la réfléchir. Ainsi de ces non-lieux, pensés par le sociologue Marc Auge, et qui trouvent leur expression la plus nette dans les textes de François Bon ou les «marges» de Didier Daeninckxet de Jean Rollin ; ainsi du déterminisme social dont Pierre Bergouriioux ou Annie Emaux mesurent les conséquences sur le trajet des individus. La façon dont l'Histoire est revisitée par Claude Simon ou mise en fiction politique par Rachid Boudjedra sont d'autres exemples d'une littérature qui ne prétend pas se faire pourvoyeuse de discours et préfère mettre en scène les détournements de sens et les violences subies. Car, comme l'écrit Boudjedra, «la littérature récupère, de l'intérieur, les interrogations, les inquiétudes et les malaises de l'Histoire». Aussi l'engagement n'est-il plus une soumission de l'acte littéraire à une nécessité supérieure comme Sartre pouvait le concevoir, mais une comparution du politique - au sens large - sur la scène de la fiction. On parlerait non pas d'engagement de la littérature mais d'engagement par ou avec la littérature, lieu et possibilité d'autres discours. Les résonances entre roman et théâtre sont ici particulièrement vives et nombreuses (Bernard-Marie Koltès, Valère Novarina, Michel Vinaver, Olivier Py...). Pratiques de la littérature LA REVENDICATION LITTÉRAIRE Demeurent cependant quelques romans qui élaborent leur critique du monde contemporain grâce au privilège métaphorique de la fiction. Les écrivains prolongent alors la démarche allégorique du Procès, de La Peste ou même du Rivage des Syrtes. Il s'agit, selon la formule de Gracq, de mettre en ouvre un «.esprit de l'Histoire» plutôt qu'une réalité précisément localisée et datée. La trilogie de Lamarche-Vadel (Vétérinaires; Tout casse; >. Sa vie, son ouvrE), Une peine à vivre, de Rachid Mimouni, ha Plage noire, de François Maspero, ou Le Censeur, de Jean-Marie Barnaud, se retrouvent ici dans un ensemble qui vaut à la fois par sa hauteur d'écriture et le regard critique que ces livres portent sur le monde. La littérature se voit attribuer une double fonction, réflexive et esthétique, où chaque élément collabore à l'affirmation de l'autre: le choix esthétique lui-même étant déjà l'adoption d'une position critique, qui ne se satisfait pas du sort réservé à la culture ni des nouvelles définitions qu'on en donne ici et là. Ne sacrifiant rien d'une idée exigeante de la littérature, ces ouvres tentent de lui réserver une place privilégiée dans l'échelle des valeurs communes. C'est dire que la pratique artistique ne va pas sans réflexion sur elle-même, fût-elle implicite. Fût-elle simplement dans l'ordre d'une axiologie que le livre lui-même affiche. À cet égard, les fictions que proposent Jean-Paul Goux, Pascal Quignard ou Michel Chaillou sont une forme de revendication. Elles ne renoncent pas à plier le verbe aux nuances du monde tel qu'il se donne à l'intellection et à la sensibilité. Elles offrent l'espace de déploiements subtils, où s'affirme un goût majeur pour la description et la méditation. Le mot et ses résonances y sont au moins aussi importants, mais peut-être pas plus, que l'objet auquel ils renvoient. La langue de Proust, celle de Gracq continuent ainsi d'irradier en profondeur une littérature contemporaine qu'il ne faudrait pas penser seulement bousculée par Céline ou résignée à la «blancheur» du minimalisme littéraire. Bien au contraire, celle de Goux prend prétexte de réminiscences pour explorer les intermittences de la sensibilité et la possibilité offerte aux mots d'en sonder les variations. Celle de Chaillou ne construit des histoires que pour autant qu'elle en a trouvé auparavant les formules et les élans, les images verbales qui lui donneront corps, comme si c'était des mots, d'abord, que procédait l'invention romanesque. LA NOSTALGIE DE LA LITTÉRATURE Ces positions cependant ne sont pas indemnes d'une certaine lucidité qui en mine l'assurance. Pascal Quignard lui-même en donne une idée dans ses romans mélancoliques. Comme si une nostalgie du «continu» (Jean-Paul GouX) venait y combattre la pratique fragmentaire des Petits Traités. Une nostalgie qui se relie à des moments d'ascèse et d'épiphanies cultivées et fait l'expérience d'une plénitude disparue, toujours déjà disparaissante. L'euphorie narrative de la sensibilité s'y trouble d'une menace de déperdition que ne démentiraient ni l'ouvre de Lamarche-Vadel ni celle de Goux. Les réflexions des années soixante - soixante-dix sur l'«épuisement» de la littérature ont profondément marqué les générations ultérieures, a fortiori celles qui se sont épanouies dans l'ombre de Maurice Blanchot et de Louis-René des Forêts, dont le reclus de Lamarche-Vadel (Sa vie, son ouvrE) adopte la posture effacée et méditative. C'est par le truchement hétéronymique de Benjamin Jordane, l'écrivain auquel il délègue littéralement la plume, en «publiant» et en «commentant» ses ouvres (L'Apprentissage du romaN), que Jean-Benoît Puech dit sa fascination envers un tel effacement incarné dans son livre par Delancourt, double de Louis-René des Forêts. De cette lucidité, voire cène difficulté présente de l'écriture narrative, l'ouvre de Pierre Michon, portée vers les élégances du «grand style» mais lucide envers sa désuétude, paraît l'emblème. Entreprenant a contrario de restituer la démesure d'écrivains tonitruants (Rimbaud, Balzac, FaulkneR); aux antipodes donc de Maurice Blanchot ou Louis-René des Forêts, Michon n'cssait-il pas de se déprendre de cette fascination où la «littérature de l'épuisement» retenait sa génération? loujours est-il qu'il mène une ouvre critique à la fois envers ses propres élans («nous sommes des crapules romanesques») et envers la modernité qui les assèche («le fier arpent du moderne, où peut-être rien ne pousse, mais moderne»). La lourde question de l'héritage culturel dont on ne peut ni ne veut se déprendre, tant il a donné de fortes ouvres, est bien ce avec quoi la littérature présente ne cesse de (sE) débattre. LES VARIATIONS SUR LE ROMAN Si notre savoir de la littérature et de son histoire, de ses manières et de ses formes, est désonnais trop grand pour autoriser une écriture naïve, certains affectent cependant de ne pas s'en apercevoir. Ils militent pour un retour au romanesque, débrident l'imaginaire et revendiquent a contrario et de façon quasi militante la légitimité d'une écriture indemne de toute perplexité et simplement vouée aux délices de la «nouvelle fiction» (Marc Petit, Frédérik Tristan, François Coupry, Hubert Haddad...), qui n'est rien qu'une fiction modelée sur celle des siècles passés (Stevenson, Conrad, Dickens... ). Mais force est de, constater que, pour les textes «déconcertants» qui nous intéressent ici, l'écriture du roman ne va plus de soi. Les attitudes alors divergent, toutes vouées cependant à trouver comment continuer, toutes animées par le désir de le faire. Pour beaucoup, c'est alors toute la littérature, non pas comme modèle à imiter sans cesse, mais comme pratique et comme héritage, qui offre le matériau d'ouvres nouvelles. Ecrire après, c'est pour ces écrivains-là écrire avec. Claude Ollier poursuit ainsi une exploration conjuguée des formes narratives et du romanesque. Non pour les continuer mais pour les faire dévier, en déplacer le cours et les accents. Car s'il y a toujours de quoi se prendre à ses récits: bribes de fictions que l'on peut suivre, fût-ce du côté des inventions proches parfois de la «science«-fiction, c'est dans la confrontation perturbante avec des espaces discordants et des temps invérifiables {Feuilleton, Aberration, PréhistoirE). La fiction y est mise en péril dans un souci d'innovation qui prend les attentes à rebours et repousse toujours plus loin les limites du roman. Verne exploratoire dira-t-on de ces textes aux marges d'invention irrépressibles, qui se veulent parfois comme une grande synthèse du monde (Rolin, L'Invention du monde; Badiou, Calme bloc ici-bas; Daive, La Condition d'infinI). Ces variations littéraires, Antoine Volodine les met en scène et les redouble selon des catégories improbables: «narrats», textes «post-exotiques», «shagas»... que l'on peine parfois à identifier. Mais l'enjeu paraît alors bien différent. Plus proches de la fiction politique que du jeu avec le romanesque, ses romans font le choix d'un futur inassignable afin de renvoyer l'image brouillée du présent (et du passé récenT) poussée à sa déconcertation extrême. LES ESTHÉTIQUES DU RECYCLAGE On a parlé de recyclage (Frédéric BrioT) à propos de l'ouvre de Volodine. La notion est extensible à d'autres romanciers, habiles à composer avec les ruines du romanesque. Ecrivains ironiques et cultivés, Jacques Roubaud (le cycle d'Hortense, Le Grand Incendie de LondreS) ou Gilbert Lascault (420 Minutes dans la cité des ombreS) mêlent ainsi le talent et le clin d'oeil, et jouent de la littérature comme d'un répertoire de formes et de motifs où se plait leur inventivité oulipienne. Une pensée ludique du contemporain comme revitalisation des cultures en friche accompagne et même motive l'écriture, qui emprunte aussi bien aux romanciers du XTXe siècle qu'à Dante, Homère, Queneau ou Robbe-Grillet. Leur ouverture est plus large certes que celle de ce dernier, qui raffine sur lui-même et recycle ses propres romans (La Reprise, bien nomméE). Du côté de cette virtuosité que certains diraient «postmoderne» (elle est proche par exemple des romans de Umberto EcO), il faudrait mentionner encore deux romans que Renaud Camus a donnés dans les années quatre-vingt: Roman roi et Roman fiirietix. Parodies de romans historiques et sentimentaux en même temps que réflexion indirecte et ironique sur la littérature, ces textes sont demeurés sans équivalents dans la production française, comme du reste dans celle de leur auteur. Un jeu semblable avec la culture, dans une tonalité plus amusée et moins sophistiquée, donne lieu aux romans de Jean-Philippe Toussaint {VAppareil-photo; La TélévisioN). La verve froide de l'auteur, proche de celle de Woody Allen, s'exerce à la fois envers le narrateur même et envers les usages du monde qui l'entoure, où se cristallisent les banalités du quotidien. De même Jean Echenoz entreprend de revisiter sous une forme parodique, la plupart des modèles romanesques: le roman policier avec Cherokee, le roman d'aventures avec L'Equipée malaise, le roman de science-fiction avec Nous trois, le roman d'espionnage (LaC), la fantaisie (Les Grandes BlondeS)... Une même variation décalée, mais plus inspirée par le cinéma cette fois, se retrouve dans les textes de Tanguy Viel (Cinéma; L'Absolue Perfection du crimE). Echenoz semble même se faire le miroir ironique des littératures présentes lorsqu'il s'amuse avec les écritures réalistes de la marginalité (Un aN) ou avec ce roman minimaliste ou «impassible» dont quelques écrivains publiés aux Editions de Minuit se sont fait une spécialité (Je m'en vaiS). Car c'est une autre façon de faire durer le plaisir du récit, quand bien même il n'y aurait pas matière à le nourrir, que de produire ces romans «minimaux» qui déroulent des histoires faites de riens. Christain Gailly, Christian Oster, Eric Laurrent... cultivent le ton placide et désabusé des narrateurs qui met une distance entre le propos du roman et sa réalisation. Ils manifestent ainsi une pulsion narrative qui s'accommode mal d'un épuisement du littéraire et préfère s'installer ironiquement dans la fadeur du réel plutôt que de renoncer. Mais ils disent dans le même temps qu'ils ne sont pas dupes de leur propre travail. Si bien que, s'ils se refusent à toute densité, s'ils écrivent de surface, c'est aussi une autre façon de dire, par défaut, l'impossibilité d'une pléni^, tude littéraire désormais trop factice. Un roman paradoxal Ce parcours ne saurait être complet. Des livres y manquent déjà - que je n'ai pas voulu, pas su retenir, ou qui m'ont échappé. D'autres livres y viendront, de jeunes auteurs que l'on découvre et souhaite lire encore... Mais vingt ans après la grande mutation esthétique des années quatre-vingt, et sachant n'énoncer ici que quelques vérités provisoires, que peut-on retenir de ce roman qui s'écrit là où on ne l'attend pas, et de la variété de ses territoires? Je placerais volontiers le roman contemporain sous le signe du paradoxe. En faisant jouer tous les sens du terme. D'abord très certainement parce que ce que je propose de retenir de la quantité de choses qui se publie en ces temps sous le nom de roman en est en effet le plus paradoxal: le plus en écart avec des attentes calibrées en termes de public et de marketing, le plus en désaccord avec cette masse de livres «grand public» dont il n'a pas été question ici. Sans doute le roman dont je parle est-il aussi le plus éloigné de la doxa en matière de «roman»: puisque à quelques exemples près, forme et contenu diffèrent souvent de ce que la tradition préfère retenir sous ce mot. Le contenu s'avère effectivement assez peu «romanesque» et préfère le témoignage, l'enquête, le matériau réel, historique ou biographique. Non pour en livrer l'exacte expression, que l'on sait toujours déformée par l'acte d'écrire; mais pour, dans le moment même de l'écriture, en projeter l'éphémère configuration. La forme narrative est elle-même revisitée, tendue, perplexe: parce qu'il ne s'agit plus simplement de raconter mais aussi bien d'mterroger, de soupçonner, de faire entendre. D'investir des champs incertains plutôt que d'inventer de nouvelles fables ou de reproduire celles de l'histoire littéraire. Et cependant il faut bien reconnaître que ces variations, ces extensions ont de tout temps constitué la vitalité même du roman, qui jamais ne se satisfait d'une forme ni d'une définition préalables et demeure en constante mutation. Paradoxal, ce roman l'est encore par sa ' dimension explicitement ou implicitement polémique. Il fait la guerre à la langue comme aux discours. Il s'érige face aux idées reçues, aux leçons apprises, aux pensées consensuelles - non pour en opposer d'autres, tout aussi certaines de leur fait, mais pour instiller sans relâche le soupçon et le doute. Encore faut-il préciser que ce ne sont pas les romans les plus évidemment «provocateurs» qui s'inscrivent véritablement en faux sur le fond du prêt-à-penser, mais ceux qui paraissent parfois les plus éloignés du scandale et déconcertent souvent plus intimement. Est-ce dire le manque d'envergure du roman contemporain, comme on lui en fait reproche depuis quelques décennies? Je ne le crois pas. L'envergure simplement a changé de sens. Elle ne réside plus dans cette ambition totalisante encore exercée par le réalisme épique du début du siècle, ou par la modernité des romans de l'excès dont Claude Sùnon a donné les derniers exemples (Tiphaine SamoyaulT). Sans doute vivons-nous une époque qui voit le roman s'affranchir tout à fait de sa parenté originelle avec l'épopée comme avec les fantasmes du «livre total». 11 n'a plus de collectivité sociale à fonder, plus de mythes à véhiculer, plus de «grands récits» à illustrer ni de prolifération chaotique à mettre en ouvre. L'ambition désormais ne se mesure ni à l'élan lyrique ni à la quantité de mondes brassés. Elle rient de la nature éthique du roman et de son plus grand scrupule, qui certes - c'est ce que d'aucuns lui reprochent - nuisent à l'emballement de l'imaginai- re romanesque. Mais on ne peut prendre la mesure de sa valeur et de son apport que si l'on accepte de considérer l'importante mutation qui affecte la notion même de fiction. Il s'agit peut-être moins désormais des productions d'un «état d'esprit scindé qui nous détache de nos représentations» (Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?), que de celles du sens critique exacerbé qui nous y confronte. |
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