Essais littéraire |
A la fin de l'année 1865, un autre livre fait recette et fureur, en provoquant une intense controverse : La Révolution. Son auteur, Edgar Quinet, exilé en Suisse, aussi intraitable que Victor Hugo, compense sa moindre célébrité par sa capacité à prendre ses lecteurs républicains à rebrousse-poil. Sous la Seconde République, Quinet, élu du département de l'Ain à l'Assemblée constituante, puis à l'Assemblée législative, n'a cessé de se battre en faveur d'une République démocratique. Bien qu'hostile aux insurgés de Juin qui, à ses yeux, mettaient en péril le régime républicain, il combat, par ses votes et ses brochures, à la fois la réaction royaliste et le danger d'un possible coup d'État bonapartiste. En même temps, il se fait le défenseur d'un certain nombre de principes, dont certains seront repris sous la IIIe République. Il est de ceux notamment pour lesquels ne saurait exister de République sans esprits éclairés : son plan d'éducation populaire prévoit déjà un enseignement primaire laïque, gratuit et obligatoire. Peu d'hommes politiques ont alors formulé aussi clairement que lui l'incompatibilité entre le catholicisme romain et l'héritage révolutionnaire, fondateur de la République. Dans son Enseignement du peuple, il montre que la société française «porte dans ses flancs une tempête éternelle : ou la Révolution ne peut se ramener au principe catholique, ou le principe catholique ne peut se ramener au principe de la Révolution. La guerre est entre eux par la nature des choses ' ». Une solution s'impose donc à ses yeux, la séparation des Églises et de l'État, futur point cardinal du programme républicain : « Je voudrais que le prêtre eût son empire dans son église, mais que cette souveraineté ne pût, dans aucun cas, s'étendre hors de là ; car le problème est ceci : Faire que la liberté du prêtre catholique ne devienne pas la servitude de tous. » Quinet ne professe pas l'athéisme. « Un peuple qui perdrait l'idée de Dieu, écrit-il, perdrait par là même tout idéal. Je ne m'explique pas sur quoi il pourrait continuer à orienter sa marche. » De mère protestante, il n'adhère à aucun culte, mais se réfère au christianisme - une religion évangélique sans Église, une foi qui échappe à l'instrumentalisation politique, un christianisme rénové, qui, lui, serait en parfaite symbiose avec l'héritage de 1789. Déjà dans son cours du Collège de France, Le Christianisme et la Révolution, il a voulu démontrer que l'esprit de la Révolution, antagonique du catholicisme, n'en a pas moins été de « s'identifier avec le principe du christianisme ». Une conviction qui va déjà à rencontre de son ami Michelet, pour lequel la rupture est nette entre la foi chrétienne, fondée sur la grâce, et la foi nouvelle, fondée sur le droit et la justice. Mais le conflit d'idées n'éclate pas entre les deux hommes : ils ont trop d'ennemis communs. Quinet, comme Michelet, s'oppose au 2 Décembre, dont il a senti très tôt la menace. Il a tenté de résister, comme les autres députés de gauche, sans illusion mais sans compromis. Lorsque, le 3 décembre 1851, son collègue Baudin, comme lui député de l'Ain, est tué sur une barricade, et que l'armée du général Saint-Arnaud mate les résistants, sans que les ouvriers de Paris prennent les armes, il comprend que tout est perdu et se résigne à l'exil. Hermione Asaky, fille du poète Georges Asaky, un des chantres de la nation roumaine, lui facilite la voie. Veuve installée en France, mère d'un jeune garçon, Hermione, qui a suivi les cours de Michelet et de Quinet au Collège de France, est en effet devenue une familière du ménage Quinet, notamment de son épouse, Minna, qui meurt au mois de mars 1851. Plus tard, elle procure un asile temporaire à Quinet, avant de confier son sort à une princesse roumaine, Marie Can-tacuzène, qui, munie d'un passeport valaque au nom de Gelesco, le fait passer pour son domestique et franchit la frontière belge avec lui. Le décret du 8 janvier 1852 l'éloigné « momentanément » du territoire français, comme tant d'autres opposants au coup d'État. Ainsi, Quinet, à l'image d'Hugo, qu'il rencontre à l'occasion à Bruxelles, se tiendra hors de France pendant dix-huit ans, refusant, on l'a vu, l'amnistie de 1859 : « On n'amnistie pas le droit et la justice, écrira-t-il. En rentrant aujourd'hui dans mon pays, je devrais renoncer à le servir, puisque j'y aurais les mains liées. » 11 n'en démordra pas. Sa vie est bouleversée. « Au moment où je posai le pied de l'autre côté de la frontière et où je dis à la patrie un adieu peut-être éternel, je me retournai et la terre manqua sous mes pas. Depuis cette heure, mon esprit se sentit déraciné comme la feuille que le vent a détachée de l'arbre... Je n'étais plus l'hôte de personne. Sitôt que j'avais trouvé un foyer quelque part, la menace arrivait ; il fallait songer à partir2. » C'est que la Belgique, sa terre d'exil, se méfie des rouges ; on le surveille ; on l'oblige à se présenter chaque semaine en personne devant la Sûreté. Seul et démuni, tout juste doté d'un petit pécule, reliquat de l'héritage paternel, il a de quoi vivre peut-être pendant une année à peine. Hermione Asaky, qui l'a déjà sauvé de la répression, se propose d'aller chercher ses papiers les plus précieux, chez lui, et de les lui apporter à Bruxelles, où elle arrive en compagnie de son fils, à la veille du 1er janvier 1852. Hermione a vingt ans de moins que lui ; elle l'admire, elle se met à son service. Il l'épouse au mois de juillet 1852. Elle sera la plus aimante et la plus dévouée des compagnes, pendant tout son exil et jusqu'à la mort du grand homme, en 1875. Pour l'heure, elle lui assure son affection et lui épargne les soucis financiers, grâce à une maigre pension, correspondant au revenu de sa dot, que lui versent ses parents. A force d'économie, de calcul, de sagacité domestique, elle permet à son ménage de vivre dans un modeste confort. Une bénédiction pour un Edgar Quinet si démuni en matière de gestion qu'il laisse Michelet traiter avec ses éditeurs. A bon escient : son ami, après le 2 Décembre, arrive à récupérer le montant de divers droits qui lui restaient dus ■ ainsi le proscrit a été tout étonné de recevoir à Bruxelles quelques centaines de francs bien opportuns. Intendante, Hermione est aussi la secrétaire qui recopie de sa main un certain nombre d'ouvrages de Quinet, et une collaboratrice précieuse, - par exemple pour son livre sur Les Roumains, en 1855. La réussite du couple repose sur une profonde estime mutuelle et sur un idéal partagé. Sans doute le dévouement sans bornes d'Hermione n'est-il pas exempt d'un sentiment d'appropriation, de possessivité. Elle en fait elle-même l'aveu, dans certains passages du Mémorial, son Journal. Ainsi, à la date du 21 mars 1860 : « A moi, la vie d'exil d'Edgar !... Voilà la destinée, glorieuse et touchante, qui m'appartient à moi seule. A moi, les années d'épreuves, la lutte, le combat pour le droit, pour la liberté ! A moi, le proscrit, l'homme d'action, l'homme de vertu antique ! A moi, ses amis et ses compagnons d'adversité, la France de l'exil, la pauvreté, la situation précaire d'un naufragé qui vit au jour le jour et ne sait pas où reposer sa tête ! L'exil, c'est mon domaine où [...] d'une frontière à l'autre, tout nous est commun, où ma vie a servi à la sienne, où mes qualités, si j'en ai, ont pu lui être utiles... L'exil fait de notre mariage une île sacrée3. » Mariés à l'hôtel de ville de Bruxelles et à la chapelle évangélique, Edgar Quinet et Hermione s'installent, avec le fils de celle-ci, dans un petit appartement, place des Nations. Leur séjour en Belgique aurait pu être bref, puisque le Conseil d'État de la ville de Genève offre à l'ancien professeur du Collège de France la chaire de philosophie morale, alors vacante. Ce n'est pas seulement une invitation au savant, c'est aussi un hommage au champion de la liberté, « victime du despotisme du sabre et du despotisme de l'obscurantisme ultramontain ». Quinet décline la proposition, persuadé qu'en l'acceptant il aurait à soumettre sa liberté de parole aux exigences, fussent-elles implicites, de ses hôtes et employeurs. Assuré du minimum vital, il se lance dans un travail de recherche et d'écriture, qui n'aura jamais été aussi fécond. En 1853, il achève Spar-tacus ou les Esclaves, un drame que publie Hetzcl à Bruxelles, et dont peu d'exemplaires franchissent la frontière française. Toutefois, Buloz se paie l'audace de présenter la préface de la pièce dans sa Revue des deux mondes : l'esprit de Quinet peut encore semer en terre ingrate. Les ouvrages suivants sont mieux diffusés, toujours grâce à Buloz qui, en 1854, publie dans sa revue Marnix de Sainte-Aldegonde, une étude historique consacrée à l'un des fondateurs de la République hollandaise, écrivain et homme d'État oublié, à travers lequel Quinet analyse les causes profondes d'une révolution nationale. « Bien osée », déclare à Buloz le ministre de l'Instruction publique Fortoul. Buloz récidive l'année suivante, en éditant, le 15 février 1855, la Philosophie de l'histoire de France que l'exilé a dicté à sa femme au cours de l'automne précédent. Cependant, le patriotisme de Quinet est mis au défi par la guerre que livrent, en Crimée, l'Angleterre et la France à la Russie. Il n'hésite pas. Comme les autres proscrits, à commencer par Barbes, il applaudit aux victoires françaises. Il s'en explique à son ami, l'historien Henri Martin, en octobre 1854 : « Deux despotismes sont aux prises, également odieux ; l'un est le despotisme d'une race, il a des racines, il est effrayant pour tous. Je souhaite sa défaite. L'autre est le despotisme d'une famille, il est à la surface, il passera. » Le refuge bruxellois est profondément attristé lorsque, en mars 1856, Georges Mourouzi, le fils d'Hermione, meurt à seize ans, d'une maladie pulmonaire. « Pardonne-moi, dira Quinet, sur la tombe du jeune homme, pardonne-moi de t'avoir associé à mes épreuves ! Pardonne-moi de t'ensevelir dans une terre étrangère ! Si ma patrie m'est rendue avec honneur, j'y rapporterai tes os ! » La Belgique, son ciel gris, le cruel souvenir qui lui est désormais attaché, pèse de plus en plus au couple. Réciproquement, la puissante presse cléricale du pays fustige «l'horrible Quinet», coupable d'avoir écrit une Lettre sur la situation religieuse et morale de l'Europe . H s'agit d'un écho donné à une Lettre d'Eugène Sue, où celui-ci affirmait l'incompatibilité du catholicisme romain et des progrès de la liberté. Quinet y revient dans une préface qu'il donne, en 1857, à la réédition des ouvres françaises de Marnix, et qu'il intitule Révolution religieuse au xix' siècle. Il y expose ses propres convictions, en constatant l'impuissance morale des progrès techniques et industriels : « Sortez de la vieille Eglise, vous, vos femmes, vos enfants. Sortez, pendant qu'il en est temps encore... Sortez par toutes les voies ouvertes, pour ne pas périr de paupérisme moral et physique... Ne faites pas comme les Juifs qui attendaient le Messie, quand le Messie avait paru au milieu d'eux et qu'il était déjà sur la croix ! Vous cherchez le dogme moderne et vous fermez les yeux pour ne pas le voir. Car ce dogme vit, marche : le monde le connaît et vous ne l'avez pas connu, lorsqu'il a paru au milieu de vous. Il est aujourd'hui élevé sur la croix, et vous ne le voyez pas encore ; il s'appelle Liberté6. » Pour Quinet, il faut rompre avec le catholicisme donc, mais garder foi dans un christianisme rénové. Une façon de déplaire à tous, aux catholiques et aux libres-penseurs. Peu de temps après, Quinet décide de se prononcer sur la conduite à tenir lors des élections, qui ont lieu en France en 1857. Sous un semblant de démocratie, les manouvres vont bon train : candidatures officielles, pression des préfets, menaces et promesses, tout est mis en ouvre pour gagner. De fait, les hommes du gouvernement obtiennent 90 % des voix. Toutefois, l'opposition républicaine se redresse, arrachant 5 des 10 circonscriptions parisiennes. Mais, pour siéger, il faut aux élus prêter serment. Que doivent faire les républicains ? A Hippolyte Carnot, ancien ministre de l'Instruction publique de la Seconde République, qui s'interroge, Quinet écrit : « Vous, Carnot, prêter serment ! Non, cela n'est pas possible ! [...] Savez-vous ce que fait ce serment ? Il abolit, il lave devant les masses le crime de Décembre : il fait de ce gouvernement un gouvernement comme un autre ; il lui ôte son cachet de meurtre et de sang. Il le blanchit7. » A-t-il convaincu son correspondant ? Toujours est-il que Carnot refuse de prêter le serment. A vrai dire, Quinet ne se montre aussi intransigeant que pour ceux qui ont participé à l'espoir républicain de 1848, qu'envers les anciens, ceux qui ont été les adversaires directs et les victimes du coup d'État ! En revanche, il admet qu'une nouvelle génération, n'y ayant pas été mêlée, coure sa chance et représente au Corps législatif une espérance. Mais le régime, après l'attentat d'Orsini8, en 1858, se durcit ; une loi de sûreté générale est prise, visant les proscrits et leurs « manouvres coupables avec l'étranger ». La réconciliation entre Quinet et la France impériale n'est pas pour demain. Cependant, après les élections partielles de 1858, 5 républicains siégeront, sans Carnot donc, dans le nouveau Corps législatif : Ollivier, Darimon, Favre, Picard et Hénon. Après un voyage d'agrément en Suisse en 1857, renouvelé l'année suivante, les Quinet décident de quitter définitivement la Belgique. En novembre 1858, ils louent sur le Léman une maison meublée, sans confort, dans le hameau du Veytaux, au-dessus de Montreux, au cour d'un site austère, entouré de cimes enneigées, d'où tombent des courants d'air qui s'engouffrent dans la cheminée de tôle : « Tout l'hiver, écrit Mme Quinet, ce furent des voix qui semblent la lamentation de la solitude et de la souffrance9. » Le climat est plus sain qu'à Bruxelles, mais l'isolement est total. Edgar Quinet, bourreau de travail, en souffre moins que sa femme, qui regrette bientôt la société des amis de Bruxelles. Tous les deux passent de longues soirées à lire, à faire de la musique, distraits par les seuls chants du sansonnet Boberlé qu'ils ont adopté. Aux beaux jours, ils se rendent à Genève retrouver d'autres exilés, fréquenter quelques salons, et séjourner à Coppet, dans le souvenir de M'"c de Staël, où les reçoit le comte d'Haussonville, et où ils se lient d'amitié avec d'autres libéraux, comme Albert de Broglie. Si Quinet est loin de partager leurs nostalgies et leurs convictions orléanistes, du moins retrouve-t-il chez eux cette foi dans la liberté, bannie en France. En retour, les Quinet reçoivent à Veytaux le comte d'Haussonville, ainsi que les Michelet, qui viennent y prendre l'air trois fois, en 1861, en 1865 et en 1867. La chère est simple, mais le petit vin blanc d'Yvorne délie les langues. Quinet, inlassable, continue son ouvre. Après Merlin, sorti en 1860 chez Michel Halévy, et qui n'obtient qu'un succès d'estime, Buloz publie les premières pages de l'Histoire de la campagne de 1815, qui déclenche les fureurs des critiques bonapartistes. La guerre du Mexique, « la grande pensée du règne » vouée à la déconfiture, n'est pas faite pour réconcilier Quinet avec le régime qui va « enraciner les Deux Décembre dans le Nouveau Monde ». Cependant, ses amis de Paris, Michelet en tête, se font de plus en plus pressants : sa place est parmi eux, en France, pour mener le juste combat ; une adresse en ce sens lui est envoyée, signée entre autres par Hippolyte Carnot, Henri Martin, Louis Garnier-Pagès, Camille Pelletan, Jules Simon, Taxile Delord, Etienne Vacherot... « Si vous vous décidez pour Paris, ajoute Michelet, ce sera notre plus beau jour. » Mais Quinet s*opiniâtre, intransigeant, inflexible ; certes ému par ces sollicitations de ce que le parti libéral et républicain compte de plus notoire, il est convaincu de mieux servir la cause de la liberté en restant parmi les proscrits, ceux qui n'ont pas accepté l'amnistie. Son retour en force, il le fait toutefois, par le truchement d'un nouvel ouvrage, qu'il a médité, pensé, approfondi depuis des années, à Bruxelles, puis en Suisse, avant de le confier au public français à la fin de 1865. Ce livre, La Révolution, dont la première édition est épuisée en six jours, est rien moins qu'une histoire conformiste. Loin de souscrire à une version manichéenne de la Révolution, opposant ses partisans à ses ennemis, il procède à une réflexion sur un bilan, qu'il ne juge pas tout positif. La controverse qui suit devient un des grands moments de l'histoire intellectuelle du parti républicain, une des étapes clés de la formation d'une culture républicaine, dont l'écho se fera encore entendre à la fin du XXe siècle. La question centrale posée par Edgar Quinct au sujet de la Révolution est celle de la Terreur. La réponse qu'il donne prend à contre-pied les historiens qui l'ont précédé et les militants du parti républicain dans l'ensemble. « Mon analyse de la Terreur est, je crois, écrit-il à son ami Victor Chauffeur, la partie la plus neuve et la plus profonde du livre ". » En effet, sous la Restauration, les libéraux comme Thiers et Mignet, sans exalter la Terreur, l'ont expliquée par les circonstances : un engrenage irrépressible, une fatalité - la guerre étrangère et la guerre civile avaient été la cause des mesures exceptionnelles de 1793-1794. Sous la monarchie de Juillet, une nouvelle génération d'historiens, dépassant la justification par la nécessité, en est venue à interpréter la période de la Terreur comme le point sublime de la Révolution, celui de l'âge démocratique, préfigurant le règne de l'égalité : Carrel, Marrast, Raspail, Bûchez et Laponneraye, tous avaient glorifié le robespierrisme. Esquiros avait fait de ses Montagnards et de leur mémoire « une colonne de feu qui guide les générations errantes et indécises à la recherche d'une nouvelle terre promise... ». Louis Blanc y avait ajouté ses visées socialistes. Quant à Michelct, le grand ami de Quinet, sans tomber ni dans l'idolâtrie robes-pierriste, ni dans l'apologie du jacobinisme, il se laisse emporter, dans son Histoire de la Révolution française, par des descriptions épiques, un romantisme, un populisme, qui n'en font peut-être pas un modèle d'analyse critique. Au fond, deux tendances interprétatives s'affrontaient jusque-là : les partisans de la Révolution, amenés à la justifier dans son ensemble, et ses adversaires, condamnant tous ses actes en bloc. Pour Quinet, au contraire, il est temps pour les républicains de sortir de la mythologie, de l'idolâtrie, et de l'automystification. Sa conviction est que la Révolution a échoué sur le terrain politique - sinon la France aurait-elle connu Brumaire et le 2 Décembre, vivrait-elle aujourd'hui sous une dictature impériale mâtinée de suffrage universel ? Quinet y insiste auprès de l'un de ses correspondants : « Jusqu'ici, les historiens ont considéré la Révolution comme un triomphe et ont donné la raison de ce triomphe. Pour moi, j'ai vu la Révolution dans ses jours de défaite. J'ai cherché les motifs de la disproportion qui existe entre les sacrifices et les résultats obtenus. Combien cette différence de point de vue change la face de l'Histoire : La critique de la Révolution, au nom de la Révolution12. » La gauche, le parti républicain, l'opposition à l'Empire, doit comprendre ce qui a conduit la France de l'idéal démocratique de 1789, la France des droits de l'homme, aux lois ténébreuses de prairial, avant de se soumettre au sabre de Bonaparte, à la Restauration monarchique, et, la République à peine ressuscitée en 1848, au coup d'État du 2 Décembre. Il lui est insupportable que l'on condamne le despotisme bonapartiste alors qu'on accepte, qu'on honore même, le despotisme de la Terreur révolutionnaire. La liberté et la démocratie ne progresseront que par la libre critique de l'ouvre révolutionnaire. Doit-on dire que « la Révolution est une chose entière » ? Non. « Ou cela ne signifie rien, ou cela veut dire que chaque instant, chaque homme, chaque fait de la Révolution doit être interdit à l'examen. » On ne peut accepter tout uniment le lever de soleil de 89 et la fosse commune de 93. Son livre a pour but de « répandre un esprit nouveau », de préparer « une démocratie nouvelle, libre et libérale ». Comprendre d'abord pourquoi la révolution politique a ainsi échoué deux fois en un demi-siècle. Il faut arrêter de faire de la démocratie « une momie jacobine ». Loin d'être une solution proprement révolutionnaire, la Terreur fut en contradiction avec le génie de la Révolution : c'est l'Ancienne France qui lui a fourni ses modèles. La Terreur fut un retour en force de l'absolutisme au cour de la Révolution. C'est la révolution qui se change en son contraire. A la différence des historiens contre-révolutionnaires, Quinet n'explique pas la Terreur par la Révolution, il saisit sa lointaine origine dans la culture de l'autorité et de la soumission, inculquée au peuple français et à ses élites par l'Église catholique. Cette explication ne lui est pas venue brusquement ; depuis son cours du Collège de France, sur Le Christianisme et la Révolution, il a médité la dimension religieuse du drame. Hermione Quinet, dans ses Mémoires d'exil, raconte cette grave réflexion, approfondie dans ses conversations avec elle, lors des soirées de Vcytaux : « Notre histoire, écrit-elle, en transcrivant l'analyse de son mari, n'est en réalité que l'histoire des persécutions de la liberté civile et religieuse ; véritable roue dTxion : au xvr siècle, la Saint-Barthélémy ; au xvn% la Révocation [de l'édit de Nantes] ; au xvnr, le 18 Brumaire couronnant la Révolution ; au xix% le 2 Décembre. Quelle continuité dans la voie servile '3 ! » Longue histoire, « défaite constante du droit », « échafaudage permanent du despotisme », « progrès toujours croissant de la servitude ». Elle a cette phrase choc : « Le 2 Décembre a commencé dès 1572 » -c'est-à-dire avec la Saint-Barthélémy. Les récriminations contre la guillotine sont vaines, si elles ne sont pas soutenues par l'explication : « Je la donnerai ! s'écriait-il. J'ai prouvé que l'éducation catholique et despotique d'un peuple pendant douze siècles devait nécessairement amener une réaction terrible contre l'autorité quelle qu'elle fût ; il devait en résulter un esprit de défiance générale qui partage la nation en deux catégories : les inquisiteurs et les suspects. Douze siècles de servitude ont valu à la France ce châtiment effroyable qu'on nomme la Terreur. Oui, la Terreur est le fruit de l'inquisition catholique et du despotisme monarchiquel4. » Et, dans sa Révolution, Quinet d'écrire en formules vives : « On a ramassé l'arme du passé pour défendre le présent. Les cages de fer et les Tristan L'Hermite de Louis XI, les échafauds de Richelieu, les proscriptions en masse de Louis XIV, voilà l'arsenal où a puisé la Révolution. Par la Terreur, les hommes nouveaux redeviennent subitement, à leur insu, des hommes anciens. » Quinet s'attend à être attaqué par « les petites églises jacobines, qui ne permettent pas que l'on porte l'esprit d'examen dans leur passé ». Il ne se trompe pas. Son ouvrage est accueilli favorablement par les libéraux : un article de Nefftzer dans Le Temps du 29 novembre 1865 ; un article de Forcade dans La Revue des deux mondes de décembre 1865 ; les approbations du comte d'Haussonville... L'ami Michelet commence par le féliciter chaleureusement ; on le verra plus tard exposer certains désaccords. Mais la presse démocratique - particulièrement L'Avenir national - révoque en doute la démonstration de Quinet. Alphonse Peyrat, rédacteur en chef de ce nouveau quotidien d'opposition républicaine, se lance, à partir du 17 novembre 1865, dans une série d'articles contre l'ouvrage 16. Après avoir parlé des « comparaisons bizarres », des « étonnantes banalités », des « considérations puériles », des « injustices criantes », qui rempliraient la moitié du volume, Peyrat redonne à lire la vulgate jacobine sur la dictature révolutionnaire. Encerclée, envahie, déchirée, la France républicaine devait se battre sur tous les fronts, nourrir sa population, armer ses soldats, liquider la trahison. Malgré toutes ses adversités, elle est sortie victorieuse. « Les hommes qui accomplirent ces prodiges eurent leurs colères, leurs emportements, leurs excès. La violence causa de grandes douleurs, mais la dictature assura le succès. Avant tout, il fallait que la révolution triomphât de tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs. En eût-elle triomphé si, aux moyens indignes par lesquels elle fut attaquée, le Comité de Salut public eût tout simplement opposé les procédés doux et lents de la légalité ordinaire ? » La querelle fondatrice divise profondément le camp républicain. Le 6 janvier 1866 entre en scène un jeune avocat et journaliste de trente-trois ans, Jules Ferry, qui réagit dans Le Temps aux réfutations de Peyrat. D'emblée, il fustige ces hommes dont le seul credo est « une dévotion étroite, malsaine, pour les hommes de la Terreur ». Sans doute concède-t-il que le jacobinisme fut une arme de guerre contre les ultras de la Restauration, mais aujourd'hui le jacobinisme est devenu un danger parce qu'il entretient « le Préjugé de la Dictature ». C'est dans « l'extrémisme néojacobin » qu'il faut chercher l'échec de 1848 - tendance à abolir si l'on veut éviter un nouvel échec quand l'Empire s'effondrera: «La doctrine du salut public est, par le temps qui court, la dernière citadelle du despotisme. » Ferry, ferme, pugnace, précis, démontre que la Terreur ne peut avoir pour justification les nécessités de la guerre, puisque, une fois la victoire acquise, loin de cesser, la Terreur redouble, devenant un système. Il se reporte aux paroles de Saint-Just et de Robespierre. « Ce qui constitue la République, dit le premier le 26 février 1794, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. Vous avez à punir non seulement la trahison, mais l'indifférence. » Le 5 février précédent, Robespierre avait exalté « le gouvernement de la Révolution » comme « despotisme de la liberté contre la tyrannie ». De proche en proche, la terreur populaire, anarchique, fureur de foule et lapidation de rue, a été canalisée par un gouvernement pour abattre ses adversaires, puis, hallucinée, elle s'est muée en système de destruction de toute opposition, suspectant chacun, condamnant à mort au mépris des droits de la défense, traquant non plus la contre-révolution vaincue, mais « l'oisiveté», «l'immoralité», «l'indifférence»... «En glissant sur la pente que nul ne remonte, écrit Jules Ferry, la Dictature se perd en cette monstrueuse et puérile rêverie d'une société régénérée par l'échafaud, incroyable mélange d'atrocité et de candeur, d'austérité naïve et de rigueur implacable, de littérature et de cruauté, utopie pédagogique, atroce et sanglante, à laquelle resteront éternellement attachés les noms de Saint-Just et de Robespierre. » Il appartient à Louis Blanc, dont l'Histoire de la Révolution a été achevée en 1862, préfacée par George Sand, et restée (contre MicheleT) fidèle à une défense de la Terreur comme mal nécessaire, de se porter au secours d'Alphonse Peyrat. Dans une lettre au Temps du 22 février 1866, il déplore le « service » qu'Edgar Quinet rend, par son livre, à la Contre-Révolution, présentant « comme une noire tragédie ce qui fut, avant tout, un enfantement admirable ». Louis Blanc ne va pas jusqu'à glorifier la Terreur ; il dit : « Non, non, quoi qu'en dise M. Quinet, la Terreur ne fut pas un système : elle fut, ce qui est bien différent, un immense malheur, né de périls prodigieux. » Fertile dans la métaphore, Louis Blanc explique que la Révolution est douloureuse comme tout accouchement : « La Révolution déchira les flancs de la liberté, par qui elle fut engendrée, aussi fatalement que l'enfant à son entrée dans la vie déchire les flancs de sa mère. » Et Blanc de défendre la mémoire de Robespierre, victime des corrompus. La dictature révolutionnaire, dit-il en substance, n'était qu'un état provisoire du gouvernement : la Constitution de 1793, non appliquée, mais réelle, atteste le caractère exceptionnel de la Terreur, il ne s'agit donc pas d'un système. Quinet ne répond pas d'emblée à ses détracteurs. En privé, il remercie ses défenseurs, à commencer par Jules Ferry, qu'il ne connaît pas. Le 11 février 1866, il lui écrit : « Dans la vigoureuse et triomphante polémique que vous venez de soutenir, vous n'avez eu d'autre but que la vérité. C'est elle qui est et sera votre récompense. Il n'est guère possible d'aplatir un adversaire mieux que vous n'avez fait. Votre voix est celle des générations nouvelles. Il était temps d'en finir avec la rhétorique des Mômiers* de Robespierre. Vous avez mis un terme à ce sanglant rococo qui barrait le chemin vers l'avenir. Je vous en suis profondément reconnaissant. » Au même, le 27 février : « Louis Blanc tenait donc beaucoup à démontrer qu'il n'a rien appris de nos quinze dernières années ? » Le droit, la liberté, la justice, ces valeurs qu'il oppose au sectarisme des hommes de la Terreur, Quinet veut en faire le programme du parti républicain. Les robespierristes, les montagnards et autres jacobins, ne comprennent pas que la liberté ne peut être fille que de la liberté et non du despotisme. Dans l'immédiat, Quinet laisse dire ses contradicteurs, mais il publie en 1867 une Critique de la Révolution, où, ignorant les personnalités, il reprend au fond la question de la critique de la Révolution, dans la perspective d'une fondation ou d'une refondation de la démocratie. Il se flatte que les critiques de son livre, répétant à satiété le vieux catéchisme jacobin, n'ont eu aucune prise sur lui, faute de méthode. Lui, il a voulu porter l'esprit scientifique dans l'histoire, redonner à la démocratie française de nouvelles bases. « Que lui reste-t-il ? L'idée du Droit. C'est donc au Droit qu'il faut qu'elle s'attache avec inflexibilité pour en ôter la rouille sanglante que les temps y ont déposée. C'est le Droit qu'il lui appartient de découvrir, d'exhumer, de séparer de tout alliage, de faire resplendir dans l'histoire, dans la morale, dans le passé, dans le présent. Il faut qu'elle offre au monde l'image du Droit la plus pure, la plus humaine, l'idéal le plus accompli qui ait brillé jusqu'ici aux yeux des hommes. Là est son espoir, là est sa raison d'être. Sinon, elle légitime toutes ses défaites. » Michelet a été un des premiers à complimenter, à louer, à distinguer l'ouvrage de Quinet : « Tout est grand, fort, magnanime... » Néanmoins, un dissentiment existe entre eux, d'abord feutré, qui s'exprime par une réserve, dans une lettre de Michelet datée du 8 mai 1866. Celui-ci s'oppose à la vision religieuse de Quinet : « Je n'accepte pas [...] que le catholicisme n'eût pu être vaincu que par une autre forme chrétienne... » C'est en septembre 1868 que le différend apparaît clairement entre les deux hommes. Dans une lettre à Quinet, datée du 9, Michelet constate que leurs rapports ont changé. Et de rappeler la publication de La Révolution : le débat ne s'est pas instauré entre eux deux. On s'est revu, avec plaisir certes, mais on ne s'est rien dit. Cette fois, Michelet veut casser le morceau : « J'ai suivi une ligne religieuse qui n'est pas la vôtre. Et, en politique aussi, nous nous sommes trouvés écartés pour ces points où nos ennemis se sont armés de votre livre disant, comme Renan : "La Révolution est une affaire avortée." Vous les avez senties et marquées fortement, ces différences, par l'oubli expressif que vous avez fait, dans votre Histoire, de celle qui vous précédait et que vous rencontriez à chaque pas. Cela a surpris tout le monde. » Retour du refoulé : on peut diverger sur certaines interprétations, soit ! mais comment Quinet a-t-il pu faire comme si Y Histoire de Michelet n'avait pas précédé la sienne ? «Thiers, Lamartine, n'ont fait aucune recherche. Louis Blanc, avec sa petite collection de Londres, n'a pu même me combattre qu'en me copiant. Seul, dans ce travail de sept ans, j'avais exhumé la Révolution des Archives. Je ne dis pas cela par une sotte vanité, mais pour marquer ce surprenant oubli de celui qui seul avait frayé la voie. » Avec une étonnante candeur, Michelet avoue donc son orgueil blessé. Quinet s'est attiré toute l'attention avec un livre qui venait après le sien, qui n'existait peut-être que grâce au sien, seul ouvrage historique sérieux, puisé aux Archives. Quinet répond, le 18 septembre : « Il est vrai que je n'ai fait qu'une note sur votre grand livre. Mais votre livre est le seul que je cite ; le seul dont je proclame la valeur et l'autorité. J'ai pensé que cette exception était très significative... » Pour le reste, Quinet atténue les désaccords, sur la religion notamment. Mais Michelet y revient l'année suivante : « Sur la Révolution nous différons. En quoi ? Surtout en ce que je vous marquais en 1865, n'ayant lu qu'à moitié, dans mon amitié passionnée. Vous avez sans nul doute conservé cette lettre. Elle parlait du culte de la Révolution, non chrétien. C'est le point capital, sans parler des nuances politiques. Celle-ci n'est pas moins que le christianisme que vous gardez, que je supprime. L'épaisseur du Christianisme, rien de plus, rien de moins ; à travers, nous nous entendons. » Le dissentiment entre les deux amis n'aura guère de suite20. Les dernières années d'exil de Quinet le voient rempli d'un nouvel espoir. Quand, au lendemain des élections de 1869, marquées par la victoire des républicains partout dans les grandes villes, Quinet publie Le Réveil d'un grand peuple, Michelet l'approuve avec effusion. La Révolution de Quinet s'est imposée comme un objet de réflexion central aux républicains démocrates. Elle offre une perspective à leur parti. Non à ses militants les plus radicaux, pour lesquels Quinet est devenu suspect, malgré ses années d'exil, son intransigeance, son caractère intraitable face à l'Empire. Elle les convainc qu'ils sont les héritiers de 89, mais non de 93, établissant ainsi une ligne de partage des eaux idéologiques entre la gauche et l'extrême gauche. Michelet, sans doute meilleur historien, n'avait pas opposé aussi radicalement 89 à 93. Critique du jacobinisme, de la Terreur, de Robespierre, il montrait en quoi la Révolution continuait quand même, malgré la « tyrannie », en 1793, ne fût-ce qu'en raison de la guerre menée contre l'Europe monarchique. Mais, sur le plan politique, Quinet créait un mythe force, en opposant l'aurore de 1789 au crépuscule de 1793-1794 - mythe qui permettra aux républicains modérés, aux futurs fondateurs de la IIIe République comme Ferry, de se réclamer des lumières de la Révolution, sans transiger sur ses ténèbres. |
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