wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

Essais littéraire

right_old_somall

EFFETS D'IMAGERIE






Le baroque est un art démonstratif, qui cherche à séduire et impressionner par des moyens visuels, y compris dans le langage. La formule de la « peinture parlante » (pictura loquenS) est particulièrement vivante dans sa pratique littéraire : « donner à voir » y est un des maîtres mots de la poésie et de l'éloquence. Mais par quel terme regrouper les procédés textuels de « mise sous les yeux » ? image est trop vaste, exhibition péjoratif, démonstration ambigu et monstration n'existe pas. En présentant dans sa préface aux Images ou Tableaux de platte-peinture (1597) quelques-unes des figures qui animent et rehaussent le discours, Biaise de Vigenère pose la question et y répond :



Prosopopeïes, Hypotyposes, et Ecphrases : nous ne savons comme bonnement appeler ces fictions f...] qui nous introduisent aux choses plus distinctement en l'appréhension, nous les approchent trop mieux du sentiment, et les impriment plus vivement en la cognoissance que tous les chefs d'ouvre de peinture et imagerie.



Ce dernier terme est bien venu. L'« imagerie » à l'époque signifie la statuaire (c'est sous ce titre qu'un chapitre de VEssay du P. Binet traite de la sculpturE), et ajoute ainsi dans le texte l'idée de relief, tout en recouvrant pour nous l'ensemble des manifestations de représentation visuelle : sources iconi-ques, descriptions d'ouvres d'art, scènes de la fable, illustrations.



1. Mythologismes



Selon Fontanier « le Mythologisme est une expression fictive, empruntée de la Mythologie pour tenir lieu de l'expression simple et commune » : si le mot est postérieur au XVIIe siècle, le procédé en est caractéristique. Certes l'invasion de la mythologie gréco-latine dans la littérature et les arts, de même que la prolifération des figures et des scènes fabuleuses sur les murs et dans les jardins - autant que dans la poésie et les discours - date du début de la Renaissance. Elle marque cependant le mouvement baroque. Indirectement : ses excès ont contribué aux réactions puritaines de la Réforme et de la Contre-Réforme. Et directement : loin de se limiter après le concile de Trente, elle redouble dans les pays catholiques, au point qu'un La Bruyère, en porte-parole du classicisme, fustigera les « saletés des dieux », à propos des fresques d'Annibal Carrache au palais Farnèse. La « folie payenne », selon la formule de Hugo dans Promontorium somni, est ainsi paradoxalement liée au baroque « très-chrétien », dans l'espace et dans le temps.

En littérature, le corpus mythologique (surtout Ovide, la « Bible des poètes ») fournit, selon Malherbe, « un grenier où volontiers sa poésie va chercher ses oripeaux » : scènes, décors et personnages. Mais lorsque Montaigne écrit des Fables que « ceux qui les mythologisent en choisissent quelque visage » (II, X), il fait référence à un véritable travail d'interprétation. Ainsi à propos du mythe d'Actéon, très vivace à la fin du XVIe siècle - ce chasseur qui, ayant vu Diane nue au bain, fut transformé en cerf et dévoré par ses chiens -, le jésuite Pierre Le Moyne fait remarquer qu'il « a esté une vérité sérieuse avant qu'[il] fust une Fable » (Les Peintures moraleS). De fait, les moindres aspects d'un tel récit nourrissent la réflexion et la création esthétique : les différents motifs visuels (la chasse, la femme à sa toilette, le nu dans la nature, l'animal blessé) s'interprètent et se développent en thèmes poétiques : le regard interdit, la beauté inaccessible, la femme cruelle, le trait mortel, les pulsions qui dévorent (« Ces chiens sont mes désirs, qui jappent contre moy » écrit Simon GoularD), la régression animale (jouant sur l'homonymie avec serf, ou sur d'autres équivoques : « corps nu d'esprit et cornu comme un cerf » : humain sans esprit, selon Barthélémy AneaU). Le mythe, démantelé en tant que récit, affleure par allusions (voir encadré). Et la seule évocation d'un nom suffit, pour un poète, à dire son destin : celle d'un autre corps de poète dépecé, Orphée, est si courante au XVIIe que son nom même est « tombé » au statut de nom commun : « On dit figurément : c'est un orphée », avec un o minuscule (RicheleT). Tel est le sort des grands mythes mis en pièces, dont les fragments viennent s'assimiler à la langue.

Plus sémillant, le petit peuple mythique des eaux et des forêts fait de la figuration dans l'ouvre des poètes comme dans les jardins, les grottes et les fontaines. Les créatures préférées sont celles qui personnifient les spectacles les plus changeants et peuvent, par un art « pompeux et divers », animer de « fantasques tableaux » (Saint-AmanT) : « l'humide Iris » de l'arc-en-ciel, la jeune Aurore, le « gay » Zéphire ; les troupes de nymphes et de naïades qui font tantôt le bouillonnement de l'eau, tantôt son murmure ; les « chevelus » tritons que l'on rencontre dans La Solitude de Saint-Amant, dans La Mer de Tristan l'Hermite (« d'écaillés vêtus »), et jusque dans La Nymphe de Seine où le jeune Racine avait placé ces êtres marins, au grand scandale des éru-dits. Même Théophile de Viau qui s'en prend à « la sotte Antiquité », aux « fantosmes vains » de ses fables, et à ceux qui prétendent trouver un sens à ces « fabuleux ombrages », accumule références et allusions : dans La Maison de Sylvie, les tritons regardent « à travers leurs vitres liquides » (comme une prémonition des monocles proustienS) et se transforment « dans un corps de daim » ; les naïades, néréides, et mille amours animent poétiquement le coucher de la déesse lunaire et l'évocation d'un soir sur les eaux :



Sans aucun ombrage des nues. Les ondes qui leur font l'amour

Diane quitte son berger Se refrisent sur leurs épaules

Et s'en va là-dedans nager Et font danser tout alentour

Avecques ses étoiles nues. L'ombre des roseaux et des saules.



Cette mythologisation ne saurait être réduite à une convention purement ornementale. D'abord, elle crée dans l'ouvre un univers merveilleux (tel le « val solitaire » de La Solitude de ThéophilE), une atmosphère quasi sacrée (« Ceste forest n'est pas profane ») dans laquelle prend place harmonieusement l'apparition de la femme aimée. Ensuite, plus qu'une simple poétisation du réel, elle exprime une conception libertine et sensuelle du monde : le poète, par cet entourage d'êtres qui participent à la vie des choses, perd sa place privilégiée au sein de l'univers et trouve une sympathie profonde avec la nature. Mythologie de la volupté et familiarité avec le féerique : on retrouvera ce « miracle de culture », selon le mot d'André Gide, chez La Fontaine.



Diane : le mythe et la vie, l'amour et la mort



La figure de Diane, déesse de l'amour cruel, qui blesse par son regard et tue par son refus est à la mode dans la mythologie picturale et poétique de la fin du XVIe siècle. Dans les trois sonnets suivants, de 1570 à 1590 environ, un certain maniérisme de la forme (vers rapportés, jeux sur les noms, antithèses et pointeS) est mêlé à une couleur tragique, une violence de la pensée et de l'expression, et une sincérité du « vécu » qui en font trois magnifiques joyaux baroques, tous posthumes.

Estienne Jodelle tresse, sur le rythme ternaire lancinant des « vers rapportés », une variation sur les trois domaines de Lune-Diane-Hécate : le haut (la lune, les astreS), le moyen (la chasse, la forêT), et le bas (l'Achéron, les enferS) ; la virtuosité de la construction dissimule et révèle en son cour (au centre du premier vers des tercetS) l'allusion à la passion malheureuse pour la maréchale de Retz («par ses rais, par son rets », ses rayons et ses filetS) et pour sa « beauté claire, prompte, homicide ».



Des astres, des forcsts, et d'Achcron l'honneur,

Diane au Monde hault, moyen et bas préside.

Et ses chevaulx, ses chiens, ses Eumenides guide.

Pour esclairer, chasser, donner mort et horreur.

Tel est le lustre grand, la chasse, et la frayeur



Qu'on sent sous ta beauté claire, promte, homicide.

Que le haut Jupiter, Phebus, et Pluton cuide,

Son foudre moins pouvoir, son arc, et sa terreur.



Ta beauté par ses rais, par son rets, par la craincte,

Rend l'ame esprise, prise, et au martyre estreinte :

Luy moy. pren moy, tien moy. mais helas ne me pers.



Des flambans forts et griefs, feux, filez, et encombres.

Lune, Diane, Hecale, aux deux, terre, et enfers

Ornant, questant. gênant, nos

Dieux, nous, et nos ombres.

(Les Amours, 1574. posthumE)



Agrippa d'Aubigné joue aussi sur les noms : dans son Hécatombe à Diane, écrite à dix-neuf ans, il offre cent sonnets (Hécatombe contient à la fois le nombre cent et l'autre nom de Diane, HécatE) d' « aveugle fureur » à Diane Salviati qui a repoussé son amour : le mythe y redevient vivant, de la déesse aux « doigtz d'albastre ensanglantez ».



Vous qui avez escrit qu'il n'y a plus en terre

De nymphe porte-fleche errante par les bois.

De Diane chassante, ainsi comme autre fois

Elle avoit fait aux cerfs une ordinaire guerre. Voyez qui tient l'espieu ou eschauffe l'enferré ?

Mon aveugle fureur, voyez qui sont ces doigtz

D'albastre ensanglantez, marquez bien le carquois,

L'arc et le dard meurtrier, et le coup qui m'aterre ; Ce maintien chaste et brave, un cheminer accord

Vous diriez à son pas, à sa suitte, à son port.

A la face, à l'habit, au croissant qu'elle porte, A son oeil qui domptant est toujours indompté,

A sa beauté severe, à sa douce beauté

Que Diane me tue et qu'elle n'est pas morte.



(L'Hécatombe à Diane XXI, dans Le Printemps, composé en 1571. inédit jusqu'en 1874)



Jean de Sponde ne cite pas le nom de Diane, mais à la suite de la longue modulation des quatrains, rompue de rejets, de syncopes et de coupes lyriques, et à la plainte douloureuse de leurs rimes, l'irruption fulgurante du premier tercet transforme l'allusion cultivée (la mort d'Actéon, pour avoir vu la déesse nuE) en cri d'angoisse, en sifflement oppressé, en tremblement devant le coup fatal, - et l'ennui de l'absence en plaie vive.



Je meurs, et les soucis qui sortent du martyre

Que me donne l'absence, et les jours et les nuicts

Font tant, qu'à tous moments je ne sçay que je suis.

Si j'empire du tout ou bien si je respire.



Un chagrin survenant mille chagrins m'attire.

Et me cuidant aider moy-mesme je me nuis ;

L'infini mouvement de mes roulans ennuis

M'emporte, et je le sens, mais je ne le puis dire.



Je suis cet Acteon de ses chiens deschiré !

Et l'esclat de mon ame est si bien altéré

Qu'elle, qui me devrait faire vivre, me tue :



Deux Déesses nous ont tramé tout nostre sort,

Mais pour divers sujets nous trouvons mesme mort,

Moy de ne la voir point, et luy de l'avoir veuë.

(Les Amours, V, 1599, posth.)



2. Portraits de dieux et d'idées



La production d'imagerie la plus féconde de l'époque baroque reste la « prosopographie » ou portrait des dieux. Toutes les importantes compilations des mythographes de la Renaissance, celles de Gyraldi (L'Histoire des Dieux, 1548) dont Montaigne a évoqué l'excellence, de Conti (1551) et de Cartari (1556) ont été largement diffusées. L'adaptation de Cartari, Les Images des Dieux des Anciens, « traduites en François et augmentées par Antoine du Verdier, seigneur de Vauprivas » en 1581, fut régulièrement rééditée jusqu'en 1623. Du même auteur, la Prosopographie (1589) offre à l'usage des poètes et des artistes « la briesve description » d'une partie de « la kiriellc d'infinis faux dieux », et contribue à en fixer la représentation : par exemple la façon dont on « a desseigné » Diane



Les brads nuds reluysoient en blancheur aurorine.

Et les cheveux espars luy couvroient la poitrine.

L'arc vousté destendu, et le troussé carquois

Sur le dos luy pendoient. et ceinte en deux endroicts

La robe à petits plis descendoit ondoyante

Au dessoubs des genoux.



Minerve ailleurs est peinte en forme d'une jeune dame virile et robuste, armée d'une cuirace, l'espee au costé, et l'armet en teste, orné de tymbres et pennaches ; [...] en la main droite une javeline de bardes ; et en la gauche une grand'tarque bouctier] de cristal, où estoit placquée la teste de Gorgone toute eschevelée monstrueusement de couleuvres : vestue d'une cazaque sur ses armes, brochée d'or sur un changeant de pourpre et de bleu céleste.



Dans tout ce « carnaval cosmopolite de divinités », selon l'expression de Nietzsche, Du Verdier prend une délectation particulière, qu'il reconnaît lui-même, aux chapitres consacrés à Vénus « aux belles fesses » (CallipigiA). Cette figure est emblématique : avec son voile « tres-subtil qui ne couvrait, mais seulement faisoit ombre aux belles parties tant agréables, qui sont quasi tousjours cachées » comme ceux des Grâces aux « accoustremens ouverts et libres, luisans et transparoissans », elle est l'incarnation, sous les yeux de Paris, de l'éloquence persuasive. Elle est aussi l'allégorie de l'interprétation allégorique elle-même : déshabillage, mise à nu d'une vérité sous le voile de la fable et « l'escorce » poétique. Elle représente enfin le paradoxe de cette « mise en scène d'une apparition-disparition » qu'est l'allusion mythique, et « ce scintillement même qui séduit », selon Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte : celui de la peau « intermittente », dont l'érotisme était déjà lucidement noté par Montaigne : « Venus n'est [jamais! si belle toute nue, et vive et haletante » que dans les vers de poètes qui, comme les peintres, « ombragent leur ouvrage, pour luy donner plus de lustre ».

Dans le même domaine de l'éloquence, une figure plus surprenante est celle de l'Hercule gaulois. Selon une tradition, arrivant de Libye, « Hercule, après avoir l'Espagne surmontée / Vint en Gaule épouser la Roine Galatée » (Ronsard, Harangue au duc de GuisE) dont il eut Galateus, héros éponyme de la souche gauloise. Cela suffit pour assimiler son effigie, la plus populaire des héros latins, à celles des rois : Henri IV comme Louis XIII, est représenté appuyé à une massue et revêtu de peau de lion, ou en Hercule-Imperator à toge et couronne de laurier, la massue sur l'épaule, victorieux de l'« Hydre » de l'hérésie. Mais la figure s'est enrichie, au XVIe siècle, d'autres traditions : d'abord celle d'un Hercule gallique (trouvé dans VHéraklès de Lucien de SamosatE), dieu de l'éloquence qui tire à lui les hommes par des chaînettes d'or et d'ambre reliant sa langue à leurs oreilles ; dans cette victoire de la persuasion sur la force, il représentera la langue française (le « langage Gaulois ») face à la grecque et la latine. Ensuite, celle de l'Hercule vertueux qui, d'après l'apologue de Prodicos de Xénophon, choisit au carrefour la voie de la Vertu contre celle de la Volupté : Ronsard fait du héros « chasse-mal » une figure de Jésus-Christ, idée qui sera reprise par La Ceppède ou Rotrou (l'Hercule mourant, 1636) ; le huguenot d'Aubigné lui-même, dans sa méditation sur Y Hercule chrestien, en fait le modèle du parfait chrétien.

Bigarrure, éloquence, pouvoir, Contre-Réforme : il est peu de personnage aussi baroque que l'Hercule gaulois. Mais il n'est pas isolé. Dans le domaine de la création littéraire, conformément aux théories dorsiennes, Bacchus personnifiant chez Saint-Amant l'ivresse tumultueuse et lucide de la création poétique semble l'emporter sur Apollon. Celui-ci en revanche est très présent sur la scène princière, en tête de tout le panthéon antique qui occupe la littérature d'éloge et de glorification. Comme dans les arts visuels et spectaculaires (peintures et gravures, sculptures et tapisseries, médailles, « entrées », balletS), les grands du royaume sont généralement célébrés en héros ou en dieux antiques. La mythologie offre au prince des attributs aisément identifiables (foudre de Zeus, massue d'Hercule, caducée de Mercure, etc.), de beaux récits pour célébrer ses victoires et bienfaits; elle l'élève au niveau de l'exemplarité antique ou légendaire, de la divinisation par l'accès au monde des olympiens, et donne une dimension cosmique au pouvoir. Pour la seule entrée de Marie de Médicis à Paris (1610), le roi est successivement «Apollon Pastoral», « Hercules qui des monts Pirenees nous a comblez de repos », « Jupiter Pastoral qui gouverne le monde céleste et élémentaire » et Achille faisant jaillir de la terre une source vive « de tous biens ». En général, les prouesses du roi combattant évoquent, outre les travaux d'Hercule, le vol de Persée et sa délivrance d'Andromède (la FrancE), ou la victoire d'Apollon sur le serpent Python (le maL) ; son triomphe prend la forme d'un Jupiter terrible, porté par des nuages ou chevauchant un aigle, ou d'un Apollon rayonnant et fécond sur le « chariot du Soleil ».

Dans les exemples cités plus haut, si Vénus ou Hercule peuvent figurer l'éloquence persuasive, c'est dans la mesure où quelque attribut (le voile suggestif, les « chaînes dorées ») oriente une telle interprétation, et relègue à l'arrière-plan leur caractère olympien ou héroïque. Dès lors, rien n'empêche de représenter toute idée abstraite ou « chose inanimée » sous forme de figure humaine - ou divine, ce qui revient au même : « Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage / Chaque vertu devient une divinité » (Boileau, Art poétique III, 164-165). C'est ce qu'explique le Dictionnaire de Furetière en définissant « personnifier » par « feindre un personnage » :



Les poètes ont personnifié toutes les passions et en ont fait des divinités que les Païens ont adoptées comme la Déesse de la Persuasion, le Dieu du Sommeil, la Vengeance, la Mollesse, l'Envie, la Discorde, la Gloire, la Fortune, la Victoire, etc.



A l'époque, le terme de prosopopée, qui depuis s'est spécialisé dans le seul discours de l'être absent ou de l'entité abstraite, désigne ce genre de portrait allégorique. Très fréquentes dans le style noble, les personnifications, parfois suggérées par une simple majuscule (ainsi peuvent devenir personnages tout Espoir, Douleur, Ressentiment, etc.) appellent le lecteur à une visualisation, et renvoient à des images concrètes, qu'il faut savoir déchiffrer.



3. Emblèmes, hiéroglyphes et devises



Au carrefour des arts visuels et des traditions textuelles, l'âge et l'espace baroques voient donc la prolifération de la production « emblématique ».

La mode des livres d'emblèmes, recueils d'illustrations symboliques, naît en 1531 : la parution des Emblemata du juriste Alciat inaugure une présentation qui va s'imposer, dite de l'emblema triplex. Chaque page est disposée en structure triple : un intitulé (inscriptio, maxime, mot ou simple titrE) « pique l'esprit », une image (imago, ou figurE) « repaît les yeux » et un texte (subscriptio, poème bref, développant l'intitulé et l'imagE) « adoucit les7 oreilles ». Ainsi, sous l'intitulé Homo Bulla (homme bullE), la gravure représente un enfant qui fait des bulles de savon tandis qu'un personnage les crève du bout d'une baguette ; à leurs pieds s'entassent couronnes, palmes et armures : le texte n'a plus qu'à rappeler la fragilité de la vie, la caducité des choses humaines et la sagesse du désabusement. L'emblème par sa définition doit être une image « évidente » et « passe-partout » : à l'origine et jusqu'au XVIe siècle, Yemblema désigne un ornement plaqué sur les vases ou incrusté dans les mosaïques ou marqueteries ; son premier usage est ornemental et domestique, comme le précise la préface française du recueil d'Alciat : il aura en ce petit livre (comme en un cabinet tresbien garnY) tout ce qu'il pourra, et vouldra inscripre, ou peindre aux murailles de la maison, aux verrières, aux tapis, couvertures, tableaux [...] lictz, armes bref à toute pièce et utensile, et en tous lieux : afin que l'essence des choses appartenantes au commun usage soit en tout, et partout quasi vivement parlante, et au regard plaisante.

(Emblèmes d'Alciat, de nouveau Translate? en François, Lyon 1549)



Les recueils d'Emblèmes sont donc des répertoires, offerts aux lettrés ou aux professionnels du spectacle (entrées, ballets, funérailles, décoration, etc.), de figures réutilisables à volonté. Dans ces images commentées ou idées illustrées, le plus souvent sur un « sujet vaste et fort vague » selon Menestrier (le Temps, la Fortune, l'Amour, etc.), on retrouve la symbolique habituelle : le sablier, la rose, la bulle illustrent « le temps qui passe » ; la tortue, l'éléphant, l'horloge « lentement mais sûrement » ; la tête d'âne « un homme qui jamais ne voyagea hors de son pays », etc. Barthélémy Aneau présentant le recueil d'Alciat montre bien qu'il s'agit à la fois de les ranger « en lieux communs », mais aussi de mettre en lumière leur signification « pour plus claire intelligence de [leur| obscure et suptile briefveté ». Par exemple sous le titre L'Occasion, de nombreux recueils présentent une femme nue et avenante, un rasoir à la main, le front orné d'une longue mèche de cheveux flottant au vent et la nuque rasée ; la mise en mots de l'emblème fait passer le « cliché » de l'image à la langue : le « fil du rasoir » est l'acuité du moment propice, et l'occasion est « à saisir aux cheveux » au moment où elle s'offre, puisqu'à peine le dos tourné, elle échappe à la prise.



Le contenu se complique souvent par la bigarrure : non seulement celle de l'image, allant jusqu'à la tératologie de ces « emblèmes enigmatiques dont les corps sont monstrueux » (MenestrieR), bestiaire chimérique, homme à queue de poisson, oufs à visage humain, enfant à quatre jambes, « femme sans teste », etc. ; mais aussi et surtout celle de leurs sources. Les recueils de vignettes, composés et édités dans l'Europe entière, sous le titre d'Emblèmes. Devises, Symboles, Iconologie (César Ripa, 1593) ou Hiéroglyphes, rassemblent toutes les traditions de « nouds de parole et d'image » : mythographie antique, héraldique (blasons et armoirieS), symbolique des animaux, des plantes. Les hiéroglyphes égyptiens surtout servent de modèle de « choses qui soient aussi signifiantes » (AlciaT) : apparaissant comme les pictogrammes d'une Antiquité primordiale, les reliques d'un langage sacré perdu, ils ajoutent une note de mystère à toute l'imagerie de ce berceau de l'écriture (obélisques, crocodiles, palmiers, chats, etc.). Un tel syncrétisme est source de plaisir dans la variété plus que d'originalité dans l'invention : car tout ce bric-à-brac d'occultisme, cet attirail d'antiquités à prétention hermétique tend généralement à « déguiser », à crypter un message assez simple. Ainsi est défini l'emblème par un traducteur des Emblemata de Hadrianus Junius : une proposition obscure de soy même, laquelle ne pouvant estre entendue de prime face, requiert une explication. Telles propositions sont ordinairement représentées par figures et peintures expliquées par vers. Elles concernent volontiers les mours et déclarent les moyens de bien vivre.



D'évident, l'emblème est devenu énigmatique. De décoratif, il devient didactique ; son voile trompeur sert à mieux détromper : « l'Emblème n'est inventé que pour desabuser le Monde et luy apprendre des vérités toutes pures» (Emblèmes divers de Jean Baudouin, 1638); plus généralement il « met en figures toutes les maximes de la Politique et de la sagesse agissante » (L'An des Emblèmes de Menestrier, 1662). C'est par cet aspect de morale pratique qu'il se rapproche et se distingue de la devise (au sens ancien de «devis», projeT) traduisant l'italien impresa («entreprise», au pluriel Imprese, titre de nombreux recueilS). Emblèmes et Devises, souvent réunis et confondus, ont en commun l'alliance d'un « corps » (une image, une illustratioN) et d'une « âme » (une sentence, un textE) ; mais tandis que l'emblème propose une vérité générale, la devise exprime une règle de vie, un programme individuel : d'abord de type héroïque ou amoureux, elle deviendra prétexte aux jeux mondains de « confession voilée » et d'énigme, la pensée s'y donnant « corps » et « âme » (par l'image et le moT) tout en se dissimulant. Aussi est-elle un exercice et une manifestation d'ingéniosité, dans le court-circuit entre image et texte, et le laconisme de l'inscription. Un exemple « emblématique » est celui du cardinal Maurice de Savoie : sa devise Omnis in unum (« Tout en un ») est inscrite sur un miroir conique, représentant la vision juste et unifiée que procure l'oil spirituel, redressant par son anamorphose la confusion du réel qui s'y reflète. La densité du sens accroît le plaisir du déchiffrement.

Une autre alliance de l'image au texte se trouve, du côté de l'énigme, dans la vogue des rébus, et du côté du dessin, dans celle des « vers figurés ». Ceux-ci, qu'on appelle aujourd'hui calligrammes, et qui remontent à la tradition antique des vers « rhopaliques » (en forme de massuE), sont évoqués par Tabourot parmi les « sortes de Vers folastrement et ingénieusement practicquez » (Les BigarrureS) : je finiray ces exemples de vers, sur la gentille invention de Theocrite Poète Grec, qui a fait le premier et fabriqué des vers si ingénieusement, que par la figure, ils représentent un Arc, une Aile, & autres figures, comme aussi il me souvient d'avoir lu l'Ouf. Estant Escholier à Paris 1564 j'ay fait la Coupe Poétique, la Marmite, & autres.



Ces exemples seront suivis : les écritures très raffinées de Jacques Cellier (1587) en forme de bouquets, de fontaines, ou de pures arabesques; la Branche de laurier ou le Luth d*Angot de l'Eperonnière (1634). D'ailleurs, certains des plus beaux calligrammes de l'histoire occidentale, avant Apollinaire, sont ceux de l'Allemagne baroque : de J. Helwig - en forme de sablier - et de J.-P. Karst - en fougère, berceau, ou cour percé d'une flèche.



4. « Démonstrations » : hypotypose et ekphrasis



En dehors de toute image concrète, le discours persuasif cherche souvent la « démonstration » - non pas au sens logique, de raisonnement, mais au sens spectaculaire d'étalage, de manifestation impressionnante - soit par une évocation particulièrement vive (hypotyposE), soit par l'insertion d'une description d'ouvre d'art (ekphrasis ou « ecphrase »).

L'hypotypose qui consiste à « peindre les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux » (Fontanier, Les Figures du discourS) est la figure principale du discours baroque. Elle combine en effet la profusion et la variété des détails pour maintenir l'intérêt, avec le mouvement et les effets de l'expression qui tend à « la présence, le relief et les couleurs de la réalité ». Par l'étymologie (hypo, « sous » et tuposis, « objet modelé, forme plastique » mais aussi « impression sur l'esprit »), le mot a l'avantage de rassembler les notions de relief, de mise sous les yeux (ou sous la maiN) et de force impressive. Il était concurrencé, dès l'Antiquité, par deux mots grecs contigus, enérgeia et enàrgeia, le premier (selon QuintilieN) consistant à « rendre les choses animées et vivantes par un style tout en action », le second à les rendre « sensibles aux yeux par un style tout en images ». Le terme d'« énergie » - utilisé depuis Du Bellay qui le cite aux côtés « d'autres figures et ornements, sans lesquelz tout oraison et poëme sont nudz, manques et débiles » - était donc d'une riche ambiguïté en français : à la fois brillante clarté (-argeiA) et vigoureuse vivacité (-ergeiA). « Hypotypose » s'est finalement imposé, sur les mêmes caractères, pour rassembler deux qualités essentielles de l'éloquence latine : l'« évidence » (qui s'impose immédiatemenT) et l'« efficace » (qui produit de l'effeT).

L'hypotypose triomphe dans le baroque. D'abord elle se rapproche des « exercices spirituels » et de « composition du lieu » dont on trouve les manifestations dans un certain expressionnisme de la poésie religieuse : l'« application des sens » tend à reconstituer la scène jusque dans ses moindres détails et circonstances ; il s'agit de « voir des yeux de l'imagination », selon François de Sales, élève des jésuites : « si vous voulez méditer Notre Seigneur en croix, vous vous imaginerez d'être au mont Calvaire, et que vous voyez tout ce qui se fit et dit au jour de la passion » (Introduction, II. 4). Ensuite, elle est la base même de l'éloquence persuasive : essentiellement dynamique, elle consiste à « faire vibrer » l'énoncé, par des détails choisis ou des équivalences expressives de mouvement et de sensations, pour en redoubler l'effet et faire vibrer à son tour l'auditoire. L'hypotypose, « figure pathétique », se signale moins par son contenu que par son mode d'énonciation : l'engagement passionné du locuteur (par des « apostrophes bien enchâssées » et autres « exclamations vigoureuses », selon le père BineT), perçu comme manifestation de vitalité, d'énergie et d'emprise sur son sujet, entraîne son emprise sur l'auditeur ou le lecteur, sollicité à l'adhésion, à la sympathie au sens propre (voir encadré).



Hypotyposes dans VEssay des Merveilles



L'Essay des Merveilles (1621) du père Etienne Binet contient au chapitre LUI « un petit Essay des Enrichissements d'Eloquence Françoise, pour faire le bec aux jeunes Orateurs, et leur apprendre le moyen d'esmailler leurs discours, et le rendre fleurissant » par des séries d'exemples, chacun ponctué d'un etc., des figures « les plus relevées, et les plus esclattantes ». On notera l'abondance des termes de visions, des déictiques, Vintégration de l'auditoire au spectacle, et les sujets choisis, ceux de tableaux baroques.

Prosopopée ; faire parler ce qui ne peut parler

Donner la parole aux morts. Ouvrez moy ces tombeaux, brisez moy ces lames de cuivre, qu'on resuscite le mauvais riche, qu'il monte en chaire, qu'il presche tout paré de flammes comme il est, que peut-il dire autre chose, sinon ces tristes complaintes. Malheureux que je suis, falloit-il pour un peu d'escarlatte, etc.

Proposer le fait devant les yeux par un hypotipose [sic]

Ne vous semble-il pas de voir, au moins à voir vos visages blesmes et effrayez, il semble que vous soyez enveloppez dans ce naufrage. La mer bondissoit effroyablement, les montagnes escumantes de rage se choquoient et froissoient, tout l'air estoit allumé, et fendu d'esclairs, etc.

Il faut que je vous face voir ce monstre d'homme. La teste pleine de vin, les yeux rouants [roulant] en teste, et rouges de sang, la bouche baveuse, la parole chancelante, tout le corps tremblant, une personne armée de fureur, la poitrine allumée de rage, etc.

Représenter une bataille, un banquet, un paradis, un Temple ; un printemps, un homme qui meurt. Voyez ce pauvre cadavre, ces yeux ensepvelis devant que d'estre morts, le visage de cire, les jolies cousues sur la peau, les temples [tempes] creuses, l'haleine puante, l'ame sur le bord des lèvres, ces regards esgarez, etc.



Représenter quelque chose avec douceur et compassion, une personne repentie, la larme à l'oil, plombant sa poitrine, et la martyrisant de coups, etc. helas et quoy n'y a-il point de pitié ? les forests, et les rochers sont touchez de quelque compassion à un si cru spectacle, etc.

Les Interrogations pleines d'énergie

Adresser aux trespassez, ou damnez, sa parole. Ouvrez-moy ces tombeaux que j'arraisonne [cherche à persuader] ces cendres, et ses os descharnez. Où sont maintenant ces délices ? où ces robbes brochées d'or, greslées de pierreries, herminées de martres, esclat-tantes de richesses ? où ces espérances, ces desseins, etc. Où sont ces serviteurs, ces pipeurs qui promettoient les eternitez ? ou, etc.

Etopoie [éthopéé], qui pare le corps, et l'ame de ses parures, et façons de faire

Voile-là ce Caïn avec un visage farouche, fronçant le sourcil, rouant felonnement ces yeux de bourreau qui ne regardent que pour massacrer, le visage blesme, morne, et tout sauvage, la parole chancellante et peu asseurée comme sortant d'un cour parricide et bouleversé de mille frayeurs ; les cheveux et la barbe horriblement retroussée, et comme un songe-creux file sa moustache, cache son coutelas meurtrier sous sa Cappe, et refrongnant ce front de suif et le trenchant de rides estonne ce pauvre innocent Abel, etc.

Un martyre. Ah que je meurs et que le cour me crevé, quand mon esprit me ramentoit [rappelait à la mémoire] la contenance angélique de S. Agnes ? elle cette divine pucelle estoit parée de blanc, et des couleurs de son espoux, ses cheveux d'or serrez sous un voile de crespe, sa face Archangelique riante, ses yeux liez, et attachez à un Crucifix qu'elle tenoit, sa sainte bouche pleine de beaux mots, et de prières ardentes, son col de neige chargé d'un gros carquan de fer, ses petits bras dans des menottes qui luy estoient trop larges, etc. Le Tyran d'ailleurs avec un visage barbare, un port hautain et altier, etc. [etc.]



L'hypotypose, parce qu'elle ouvre sur une vision « réelle », comme une déchirure du discours sur son objet, est souvent rapprochée de Yekphrasis ou « eephrase ». Désignant d'abord toute description littéraire, le terme s'est spécialisé dans celle d'un objet ouvragé (le bouclier d'Achille décrit par Homère dans l'IliadE) et d'une ouvre d'art, réelle ou fictive (la tapisserie du Déluge qu'achève Jocabel dans le Moyse sauvé de Saint-AmanT). Le préfixe ek- peut suggérer qu'il s'agit d'un morceau détachable - qui peut « sortir » du texte, comme l'emblème - mais aussi explicatif : plus qu'une simple description. l'ekphrasis est un véritable parcours de l'ouvre, une visite accompagnée, « un discours périégétique [qui "conduit autour"] qui met sous les yeux ce qui doit être montré » disait déjà l'ancienne rhétorique. Il s'agit non seulement de « raconter » l'objet par tous les procédés de suggestion (notamment l'hypotyposE) et d'amplification (ornements, comparaisons, hyperboles, etc.) mais encore de l'interpréter, puisqu'il s'agit d'un ouvrage de l'esprit : d'en dévoiler le sens caché ou la portée symbolique.

Le genre littéraire de Yekphrasis (au pluriel ekphraseiS) remonte aux Eikones (ImageS) de Philostrate (If siècle ap. J.-C), qui présente toute une galerie de tableaux, probablement fictifs, dans un style aussi animé que les Salons de Diderot : apostrophes au lecteur, dialogues fictifs, démonstratifs intenses. Cet ouvrage fondamental réapparaît en France grâce à la traduction qu'en donne Biaise de Vigenère sous le titre Les Images ou Tableaux de platte peinture (1578), réédité huit fois jusqu'en 1637. Dans cette édition monumentale, Vigenère propose les « eephrases » de Philostrate, à la manière des livres de lieux ou des recueils d'emblèmes, comme source de « copie » propre à alimenter l'inspiration des peintres qui « trouveront de quoy pescher à souhait beaucoup de belles fantasies, les mesler, desguiser, et diversifier ». Mais c'est surtout par son projet poétique d'enrichissement de la prose française, l'« enchâssement » de gloses et les commentaires encyclopédiques développant le texte original, que l'ouvrage de Vigenère marque le début de la « rhétorique des peintures », développée ensuite par Richeome {Tableaux sacrez, 1601, La Peinture spirituelle, 1611), Binet (Essay des Mer>eilles, 1621) ou Le Moyne (Peintures morales, 1641-1643), caractéristique d'un certain baroque littéraire. Hypotyposes et « eephrases » relèvent, dans leurs moyens comme dans leur fin, d'une rhétorique essentiellement orale et publique, d'un discours dont la dynamique suggestive recherche un effet affectif ou sensible jusqu'à « une espèce d'enthousiasme » quasi hallucinatoire. Mais cet art « voyant », ostentatoire, à la fois expressionniste et cultivé, laissera des traces dans les textes « classiques » : le récit de Théramène dans Phèdre de Racine, le cortège d'Amphitrite dans Télémaque de Fénelon, sont des passages où le « poème muet » de la scène décrite (à l'inverse de Titien intitulant certains tableaux « poésies ») devient réellement « peinture parlante ».



5. Illustrations



Dans la formule ut pictura poesis, la peinture précède la poésie : ainsi le texte imprimé est-il souvent précédé, dans la mode baroque, d'une « peinture » qui lui sert de façade, et en annonce « visiblement » le contenu. Par les gravures somptueuses des frontispices, le lecteur est placé littéralement in médias res, au milieu des choses : architectures à socles et frontons, rideaux et caissons, garnies d'emblèmes, peuplées d'allégories, surmontées d'armoiries, inspirées aussi bien de l'art éphémère du théâtre et des fêtes, des fontaines et des jardins, des catafalques et des pompes funèbres.



Le livre illustré de Francesco Colonna Le Songe de Poliphile est, depuis 1546, une source d'inspiration emblématique et iconographique inépuisable. En 1600, la page de titre du Tableau DES RICHES inventions couvertes du voile des Feintes Amoureuses, qui sont représentées dans le SONGE DE Po/j-PHILE Desvoilees des ombres du Songe & subtilement exposées par Beroalde de Verville est déjà tout un programme, proposant dans un décor de tapisserie maniériste, un véritable rébus allégorique : du chaos originel en bas de la page naît l'ouf d'où surgit, environné d'une fontaine, d'un sablier et de quelques dragons et monstres marins, l'arbre où perche l'oiseau Phénix tenant dans ses serres une corne d'abondance. Ce genre de composition n'est pas l'apanage de la littérature initiatique. Le frontispice des Théorèmes de Jean de La Ceppède réunit, pour un sujet très chrétien (Sur le sacré Mistere de notre RédemptioN), divers codes iconiques : allégories (Justice et Amour, Ancien et Nouveau TestamenT) dans des niches à festons de cuirs retournés, surmontés d'un hérissement d'obélisques, entourés de cartouches, phylactères et emblèmes végétaux et animaux : pélican et phénix (sacrifice et résurrection du ChriS), chérubins dressant une couronne d'épines dans l'entrelacs duquel on peut lire, par une devise latine, que le poète lui-même n'attend de laurier que ce «hallier»; et le nom divin, pour ne pas être profané « parmy la vanité », n'apparaît que sous la forme d'un monogramme, six fois gravé sur les socles des obélisques et des statues, conformément à un de ses sonnets :



Le Seigneur des Seigneurs manifeste son être

Ny trop obscurément, ny trop à découvert.



Dans le genre romanesque, les frontispices manifestent l'évolution du goût. Pour l'édition de 1612 de L'Astrée, les figures d'Astrée et Céladon, surmontées par des Amours qui les couvrent l'une de cours, l'autre de flammes, sont debout sur des socles qui se rejoignent en une scène dont le titre historié forme la toile de fond ; vêtus encore en « vrais bergers », ils seront, dans les livres suivants, habillés de somptueux costumes de théâtre, tandis que, paradoxalement, le décor se naturalise, s'ouvre sur un paysage, une fontaine, le cours méandrin du Lignon, et un ciel nuageux où des êtres ailés tendent le titre sur un rideau. Les éditions françaises de livres à succès ajoutent des illustrations dans le texte : le Roland furieux du « divin Arioste » (traduction de F. de Rosset, 1615) s'ouvre sur une magnifique architecture de théâtre surmontée de niches à statues équestres et bas-reliefs de portraits et d'armoiries, tandis que les gravures intérieures évoquent, en des scènes composites, les différents épisodes dans les multiples plans obliques d'une même vue. L'Argents de Barclay (1621), roman néo-latin « à clefs » sur le règne des premiers Bourbons, qui eut un succès considérable dans toute l'Europe et qui fut le livre de chevet du cardinal de Richelieu, paraît en 1624 dans une traduction « enrichie de figures » d'une relative sobriété (déjà classiquE), mais précédé d'un fastueux frontispice (très baroquE).



Les plus beaux exemples sont ceux des traités portant précisément sur la rhétorique de la « démonstration » : l'éloquence sacrée. Le frontispice, équivalent iconique de l'exorde, a les mêmes fonctions : il donne le ton (solennité liturgiquE), attire une attention favorable (captatio benevolentiaE) et annonce par l'image ce qui va suivre (abondance et ornement du discourS). Plus que la façade d'une église baroque, la référence architecturale est celle de l'autel, surmonté du retable, avec colonnes torses, niches et statues, titre brodé sur un voile ou inscrit dans le marbre, ou du reposoir orné de pots de fleurs. Les variations sont nombreuses, et souvent composites, jusqu'au « hiéroglyphique » : ainsi la page de titre de l'Electorum symbolorum et parabolum historicarum syntagmata, du P. Nicolas Caussin (1618), associe, par des tuyaux en cornes d'abondance et des obélisques gravés de signes abscons, l'Agneau divin en haut du mont Thabor au crocodile arrosé en bas de la page par l'eau du Nil, Dieu-fleuve digne d'une fontaine du Bemin. Dans les recueils de la « rhétorique des peintures », le frontispice tend à se libérer de ses fonctions paratextuelles (indication des titre, auteur, éditeur, lieu et datE) : l'ancien décor frontal et compartimenté devient « tableau imaginaire » à part entière, creusant l'espace de la page sur la vue cavalière d'un temple-palais-musée (édition illustrée en 1614, des Images de VigenèrE) ou sur une élégante colonnade-galerie de peintures vue de biais et une perspective de jardin aux parterres à volutes dont la ligne de fuite conduit le regard à une église lointaine (Peintures morales du P. Le MoynE).

Enfin, si l'origine « maniériste » du livre illustré est dans Le Songe de Poliphile, son apothéose « baroque » se trouve dans Vlmago Primi Saeculi Societatis Jesu (1643). Cet ouvrage collectif, édité à Anvers, superbement illustré, à la gloire de la Compagnie jésuite et de ses ouvres pour l'anniversaire de son premier siècle d'existence, déclenchera l'ironie et les sarcasmes de Port-Royal (Les Enluminures de Le Maistre de Sacy, 1644). Marc Fuma-roli, dans L'École du silence, en fait Vekphrasis, par une visite de l'édifice : son frontispice, à la fois façade et autel (objet d'admiration et d'adoratioN), son péristyle (la dédicace et la préfacE) et ses six Livres comme six chapelles « réparties de chaque côté d'une nef centrale ». Avançant religieusement dans l'église fictive de l'espace imprimé, le lecteur parcourt des yeux les gravures (sortes « de peintures, de sculptures ou de monuments en relief disposés contre les murs, de tapisseries suspendues le long des parois ») tout en tendant l'oreille au texte-parole retentissant dans une nef, comme celle des «églises jésuites d'Anvers, de Louvain ou de Namur, bruissantes d'anges aux ailes déployées et rutilantes de couleurs et d'ornements ». La lecture n'est que « le déploiement de ce qui était déjà là dès le départ, dans une gloire donnée d'emblée, mais dont on perçoit mieux à la fin les richesses, les composantes, les facettes, qui ont été successivement "montrées". Il n'y a rien ici à prouver, on n'est pas dans le monde de la preuve. Il suffit de voir et d'écouter, pour croire avec plus de ferveur, si possible, qu'on ne faisait avant d'être entré. » Ce livre monument, à la fois église et théâtre, marque le triomphe de ce que fut, selon la fameuse formule de Malraux, la « pieuse fête jésuite », et son idéal de la parole visible.



Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.

Essais littéraire
A B C D E
F G H I J
K L M N O
P Q R S T
U V W X Y
Z        

mobile-img