Essais littéraire |
Pour parler ici d'Eluard l'auteur se permet de recopier certaines lignes écrites par lui sur ce dernier, il y a quelques années. Il s'agit du commentaire d'un poème sans titre, datant de 1927. Voici d'abord les premiers vers de ce poème : Des chrysalides de mes yeux Naîtra mon sosie ténébreux. Parlant à contre-jour, soupçonnant, devinant, Il comble le réel. Et je soumets le monde dans un miroir noir. Commentant ces lignes et quelques autres, nous écrivions ceci : « Au cour du temps, quand les illusions de la mémoire sont dissipées et qu'il ne reste plus à la pensée que la perception du moment présent; et quand aussi, parallèlement, l'espace environnant se trouve réduit à n'être plus qu'un lieu voilé, cerné par la nuit et par le sommeil, quelle idée de soi-même survit-elle encore dans l'être éluardien ? Elle se confond avec la pleine obscurité, offre l'apparence d'un sosie ténébreux, cependant que toutes les images de la vie sensible, d'ordinaire préservées dans la mémoire, se trouvent effacées et comme soufflées. Cette vision de soi-même perçue par le poète est donc aussi dénudée que possible. Elle nous fait songer au cogito cartésien, non, bien entendu, sous son aspect diurne et triomphalement positif, mais sous l'aspect nocturne et négatif qui immédiatement le précède. On y voit Descartes se dépouiller délibérément de tout ce qui s'était accumulé dans son esprit de souvenirs, de connaissances et de croyances, en sorte que ne subsiste plus en lui que le rapport unissant l'être pensant à l'existence. Mais qui ne perçoit la différence entre Descartes et Eluard ? Elle saute aux yeux immédiatement : l'un, tout entier orienté vers l'acquisition d'une certitude fondamentale, sur laquelle il projette de bâtir l'édifice des sciences, et l'autre, au contraire, préoccupé d'atteindre par une remise de la pensée à l'état naissant la condition la plus favorable à l'établissement en elle, d'une idée irrationnelle, quoique authentique, de l'être. De cette pauvreté initiale, disions-nous encore, de nombreuses traces peuvent être relevées dans la poésie d'Eluard. Et nous citions à ce propos le texte suivant d'Eluard lui-même : « Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. » L'action de la mémoire peut donc être temporairement suspendue; et avec elle la conscience du passé : « D'un geste brusque, écrit encore Eluard, j'interromps tous ces mauvais souvenirs qui mettaient la nuit en veilleuse. Je n'ai plus d'expérience. » Suppression du passé; suppression non moins significative de l'envers du passé, c'est-à-dire de l'aspect apparemment inaltérable de l'avenir, présenté par le destin; il en va ainsi dans cette autre citation d'Eluard : J'ai le pouvoir d'exister sans destin Entre givre et rosée, entre oubli et présence. Et quelques lignes plus bas dans le même poème (MêdieuseS) : Je suis éclipse, rêve de nuit Oublie mes rideaux de cristal. Oublie le passé, dit le poète, oublie aussi, si tu peux, le futur - ou accorde lui, à tout le moins, le privilège d'être exempté de toute détermination fatale. Rends-le à la liberté même. Et nous commentions alors ainsi cette liberté de la poésie éluardienne, qui a pour principe un moment sans antériorité, purement discontinu, qui semble jaillir au centre isolé de toute poésie de l'auteur : Viens là docile viens oublier Pour que tout recommence. Ainsi, contre un horizon nocturne, fait de sommeil, de négation de soi et de demi-conscience, se produit la naissance des images. Sur le fond ténébreux qui les sous-tend, voici qu'elles surgissent : « C'est de ce sommeil vivant, dit merveilleusement Eluard, que le jour naît et meurt à tout instant. » N'est-ce pas la même chose que de dire : c'est d'une interruption ou indétermination qu'un simple changement d'atmosphère obéissant à la routine des nuits et"" des jours. Le passage de la nuit au jour, et de l'angoisse à la joie, a toujours, chez Eluard, quelque régulier qu'il puisse être, un caractère à la fois bouleversant et surnaturel. Il est comparable à cette magique ou divine rénovation de la créature par le Créateur, qui joue un si grand rôle dans la théologie chrétienne, et à qui les docteurs de l'Eglise avaient donné le nom de création continuée. L'amour éluardien semble être investi par le poète d'une prérogative analogue à l'un des plus mystérieux effets de la puissance divine. Rien ne ressemble plus à cette miraculeuse prolongation continuée de l'existence humaine par une chaîne de créations successives que l'opération par laquelle le poète, se tirant lui-même du néant, retrouve sans cesse l'objet de son amour et de sa joie. ELUARD : TEXTES Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints une fenêtre de feuillage s'ouvre soudain dans son visage Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage ? Je multiplierai ton image. Une personnalité toujours nouvelle, toujours différente, surgit sans cesse de la perfection de mes désirs. L'objectivité poétique n'existe que dans la succession, dans l'enchaînement de tous les éléments subjectifs. Tu es partout, tu abolis toutes les routes Multiples tes yeux divers et confondus Font fleurir les miroirs... où les horizons s'associent... Belle à désirs renouvelés, tout est renouveau, tout est [futur. L'écho le plus lointain rebondit entre nous. Tes mains chargées de désirs et d'images... L'une suivant l'autre aiguilles de la même horloge. Tes mains, tes yeux et tes cheveux S'ouvrent aux croissances nouvelles perpétuelles. Et je ne suis pas seul Mille images de moi multiplient ma lumière Mille regards pareils égalisent la chair. Ce jardin... Des allées en jaillissaient A chaque instant une gamme de perspectives S'offrait aux courants de la vue Et d'aveux en aveux nous devenions les autres Les mille rames de son cour fendaient ma chair Et la lumière noue la nuit la chair la terre La lumière sans fond d'un corps abandonné Et de deux yeux qui se répètent Sans songer à d'autres soleils Que celui qui brille en mes bras Sans t'appeler d'un autre nom Que notre amour Je vis et règne entre des murs Je vis et règne hors des murs Sur les bois sur la mer sur les champs, sur les monts Et sur les yeux et sur les voix qui les répètent Je me construis entier à travers tous les êtres A travers tous les temps au sol et dans les nues Les êtres ont quitté le corps De la forêt l'arbre s'envole Il règne de la terre au ciel Il s'éclaircit il prend des forces Il chante et peuple le désert Un plus tendre bois Un miroir plus vert Une seule voix Reflètent l'azur Sous toutes ses faces. J'ai dit tu veux et nous voulons Que la lumière perpétue Des couples... Nous naissons de partout, nous sommes sans limites. |
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