Essais littéraire |
Volontiers condamné pour ses invraisemblances, le roman tend de plus en plus à parodier le roman d'aventures traditionnel, à mettre en scène la réalité contemporaine et à s'ouvrir aux débats philosophiques, moraux et politiques des Lumières. Qu'il prenne la forme de mémoires ou qu'il se présente comme recueil de lettres, le roman à la première personne triomphe. Le regard singulier et critique de l'étranger Montesquieu - Les Lettres persanes Les lettres de Rica, Persan qui découvre Paris, développent une satire des mours, des institutions politiques et de la religion. Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mours et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner. Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre, et par un prodige de l'orgueil humain ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils les croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant ; tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits. Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'étonner : il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape. Tantôt il lui fait croire que trois ne font qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. Les Lettres persanes, lettre XXIV, 1721. Voltaire - Les contes philosophiques Dans L'Ingénu, conte philosophique de Voltaire (1767), c'est un Huron arrivé depuis peu en France, qui découvre les réalités de la cour et, emprisonné à la Bastille, fait l'expérience de l'arbitraire. L'Ingénu, après s'être promené dans les jardins de Versailles, où il s'ennuya, après avoir soupe en Huron et en Bas-Breton, s'était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de St. Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on les mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue St. Antoine, à la porte des Tournelles. Quel était en chemin l'étonnement de l'Ingénu, je vous le laisse à penser. Il crut d'abord que c'était un rêve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout à coup transporté d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs, qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette après eux, et entraîne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. « Voilà donc, disait-il, ce que l'on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne ! Que dirais-tu, belle St. Yves, si tu me voyais dans cet état ? » On arrive enfin au gîte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu'on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux ans. « Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je vous amène » ; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l'univers entier. L'Ingénu, 1767. Le roman-mémoires Marivaux-L'ascension sociale Dans Le Paysan parvenu ( 1734) Jacob retrace au soir de sa vie son ascension sociale fulgurante. Il évoque le malaise qu'il éprouva lorsqu'il fut introduit pour la première fois au théâtre par son ami le comte de Dorsan. Le carrosse arrêta alors ; nous étions arrivés à la Comédie, et je n'eus le temps de répondre que par un sourire à de si affectueuses paroles. « Suivez-moi », me dit-il, après avoir donné à un laquais de quoi prendre les billets. Nous entrâmes, et me voilà à la Comédie, d'abord au chauffoir, ne vous déplaise, où le comte de Dorsan trouva quelques amis qu'il salua. Ici se dissipèrent toutes ces enflures de cour dont je vous ai parlé, toutes ces fumées de vanité qui m'avaient monté à la tête. Les airs et les façons de ce pays-là me confondirent et m'épouvantèrent. Hélas ! mon maintien annonçait un si petit compagnon ! je me voyais si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si leste ! « Que vas-tu faire de toi ? » me disais-je. Aussi, de ma contenance, je n'en parlerai pas, attendu que je n'en avais point, à moins qu'on ne dise que n'en point avoir est en avoir une. Il ne tint pourtant pas à moi de m'en donner une autre ; mais je crois que je n'en pus jamais venir à bout, non plus que d'avoir un visage qui ne parût ni déplacé ni honteux ; car pour étonné, je me serais consolé que le mien n'eût paru que cela. C'eût été seulement signe que je n'allais jamais à la Comédie, et il n'y aurait pas eu grand mal ; mais c'était une confusion secrète de me trouver là, un certain sentiment de mon indignité qui m'empêchait d'y être hardiment, et que j'aurais bien voulu qu'on ne vît pas dans ma physionomie. Or, on ne l'en voyait que mieux, parce que je m'efforçais de le cacher. Mes yeux m'embarrassaient ; je ne savais sur qui les arrêter ; je n'osais prendre la liberté de regarder les autres, de peur qu'on ne démêlât dans mon peu d'assurance que ce n'était pas à moi d'avoir l'honneur d'être avec de si honnêtes gens, et que j'étais une figure de contrebande ; car je ne sache rien qui signifie mieux ce que je veux dire que cette expression qui n'est pas trop noble. Il est vrai aussi que je n'avais point passé par assez de degrés d'instruction et d'accroissements de fortune pour pouvoir me tenir au milieu de ce monde avec la hardiesse requise. J'y avais sauté trop vite ; je venais d'être fait monsieur ; encore n'avais-je pas la subalterne éducation des messieurs de ma sorte, et je tremblais qu'on ne connût à ma mine que ce monsieur-là avait été Jacob. Le Paysan parvenu, 1734. Diderot - Les voux forcés de la religieuse Dans des mémoires qu'elle rédige pour obtenir sa libération, Suzanne, jeune fille contrainte par sa famille à se faire religieuse, évoque sa découverte de l'hypocrisie et de la violence qui régnent dans les couvents. Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat ; si l'on observait toute son austérité, on n'y résisterait pas ; mais c'est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des novices est la sour la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les épines de l'état ; c'est un cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C'est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine ; la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu'il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet art funeste. Le monde a ses précipices ; mais je n'imagine pas qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais éternué deux fois de suite, j'étais dispensée de l'office, du travail, de la prière ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours où je soupirais après l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde qu'on ne vous en parle ; on arrange les vraies, on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait, ce temps que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier à la supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez : car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent, et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter ; cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles ; mais elles s'y déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel ; car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant. Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la manière dont vous en userez avec moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtements ; elle traînait des chaînes de fer ; ses yeux étaient égarés ; elle s'arrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même et les autres, des plus terribles imprécations ; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et sur-le-champ, il fut décidé, dans mon cour, que je mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. La Religieuse (1796, rédigé en 1760). Le fantastique Jacques Cazotte-Le Diable amoureux Dans Le Diable amoureux ( 1772), Alvare, jeune officier espagnol, assiste par curiosité à une séance de magie. Il voit apparaître une hideuse tête de chameau qui se métamorphose finalement en une jeune fille, Biondetta, dont il s'éprend. Le surnaturel introduit ainsi au cour du quotidien une peur et un malaise durables. Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes, écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m'étaient pas ordinaires. « Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil et de l'industrie des hommes. » Nous avançons dans les ruines, et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur qu'aucune lumière extérieure n'y pouvait pénétrer. Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher et je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s'éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues. Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l'aide d'un roseau qui lui servait d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain est couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. « Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, et n'en sortez qu'à bonnes enseignes... - Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?... - Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands. » Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n'oublierai jamais. « Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Belzébuth, et surtout n'oubliez pas ce que vous avez promis de faire. » Je me rappelai que je m'étais vanté de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole, me dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. « Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. » Ils se retirent. Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c'était d'ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étais ; je tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'éprouvent sont à deux pas d'ici, et à la suite de mon évocation je dois m'attendre à quelque tentative de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants. Cette délibération fut assez courte, quoiqu'un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l'intérieur de ma caverne. Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassis sur mes reins, je me piète ; je prononce l'évocation d'une voix claire et soutenue, et, en grossissant le son, j'appelle, à trois reprises et à très courts intervalles, Belzébuth. Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête. A peine avais-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battants, vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture : une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule, et, d'un ton assorti au reste de l'apparition, me répond : Che vuoi ? Le Diable amoureux, 1772. |
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