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Exotisme et aventure - Une littérature d'évasion






Au cours de la période inquiète et tragique de l'entre-deux-guerres se développe tout une littérature d'évasion. C'est-à-dire une littérature parfois facile, destinée au grand public, vouée à la simple distraction et pouvant appartenir à des genres réputés mineurs. Cette littérature d'évasion peut pourtant être aussi de l'excellente littérature, répondant à des nostalgies profondes de l'esprit humain, celles de Tailleurs, de l'extraordinaire, du merveilleux. L'évasion se situe d'abord dans l'espace : le voyage et l'exotisme_sont alors particulièrement à la mode ; mais aussi dans l'imaginaire: on assiste à un regain du roman d'aventure, à un renouvellement du roman policier ët à l'éclosion foisonnante d'une littérature de l'insolite et du merveilleux.



Exotisme et aventure

Le voyage : du « documentaire » à l'« espace du dedans »



L'entre-deux-guerres est une époque où les écrivains se transforment volontiers en globe-trotters. Parfois le voyage fait partie de leur expérience quotidienne et de leur activité professionnelle, en quelque sorte. Certains d'entre eux sont diplomates (Claudel. Giraudoux, Morand, Saint-John PersE) ; d'autres font du reportage (Kessel, Simenon, Dorgelès, Béraud, Mac Orlan. voire CocteaU). Quelques-uns voyagent très officiellement et représentent la culture française à l'étranger. Tel l'infatigable Duhamel qui multiplie les tournées de conférences aux quatre coins du monde. Ou bien les frères Tharaud, spécialistes de la littérature de voyage, qui visitent le Maroc à l'invitation de Lyautey et se mettent ainsi au service de la propagande colonialiste.



D'autres au contraire se comportent en aventuriers : Henri de Mon-freid, qui fait du trafic d'armes et de drogue, ou même Malraux, pourvu d'un ordre de mission archéologique, mais qui sera condamné pour vol de vestiges khmers. Beaucoup voyagent pour le plaisir de voyager : le cosmopolite Larbaud, Cendrars le « bourlingueur ». Gide, toujours tenté par les horizons nouveaux, Morand, qui prend un congé illimité pour faire le tour du monde, saisi par « cette envie d'être ailleurs, implacable, tenace comme une lésion1 ».

Selon Morand (Le Voyage, 1927). cette passion du dépaysement est le signe d'une époque désaxée, insatisfaite, cherchant le « divertissement » dans le mouvement perpétuel et exprimant ainsi sa nostalgie d'un « ailleurs », image du paradis perdu. Soupault explique de façon analogue ce « désir de voyager » qu'il sent en lui-même comme chez beaucoup de ses contemporains2. Son premier poème s'intitule « Départ » (Aquarium, 1917). Dorgelès donne comme titre à l'un de ses romans : Partir (1926). L'époque est marquée en effet d'un « rimbaldisme » latent qui se traduit parfois par de véritables fuites loin de l'Europe : Éluard s'enfuit brusquement en 1924 pour un voyage autour du monde ; Montherlant, le « voyageur traqué », erre pendant sept ans autour de la Méditerranée ; Nizan quitte l'Europe pour Aden ; Leiris part pour l'Afrique noire ; Michaux abandonne ses études de médecine en 1920 pour s'embarquer comme matelot.



Une telle frénésie de voyages fait que la littérature exotique connaît un développement considérable (récits de voyage ou fictions ayant un décor exotiquE), au point que, en 1925, Le Mercure de France crée une rubrique spéciale consacrée à l'exotisme. Mais en même temps, ces infatigables voyageurs confessent « l'amer savoir qu'on tire du voyage » et souvent proclament leur lassitude ou leur dégoût de l'« exotisme ». L'entre-deux-guerres est donc une sorte d'âge d'or pour la littérature exotique tout en enregistrant la fin du « mirage exotique ».

Le titre même que Leiris a donné à son récit, L'Afrique fantôme, est révélateur d'une désillusion. Nizan, dans Aden Arabie, condamne les artifices de la littérature exotique. Quant à Morand, un des princes de l'exotisme de l'époque, c'est lui qui lance ce cri desabusé : Rien que la terre (1926). À trop voyager on s'aperçoit que la planète est bien petite et d'autre part la facilité du voyage (« le tour du monde à 80 francs » que prévoit MoranD), c'est-à-dire la facilité de l'évasion, en fait mieux sentir la vanité (« Tout ce qu'on a dit de la misère de l'homme n'apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint »). Mais même s'il est désenchanté du voyage, Morand n'en reste pas moins avide de « mouvement ».

Le roman de Marc Chadourne, Vasco (1928), qui rendit son auteur célèbre, résume bien cette fascination exercée par le rêve exotique et cette distance que l'on prend à son égard. Le héros, un « enfant du siècle », faible et inquiet, croit trouver l'équilibre intérieur dans la vie prétendument naturelle et libre des îles d'Océanie. Le narrateur observe l'échec de celui-ci avec une pitié lucide. Vasco est ainsi le roman du désenchantement exotique cl de l'évasion impossible, quoique toujours désirée.

À sa manière, Suzanne et le Pacifique (1921) de Giraudoux est aussi un adieu à l'exotisme : l'auteur se refuse à décrire, ou même nommer, les « merveilles » de l'île, plus rêvée que réelle, tandis que l'héroïne finit par rentrer en Europe. De ce rêve océanien - qui avait hanté les artistes de la fin du XIXe siècle (Gauguin par exemplE) -, Simenon fait justice à son tour lorsqu'il dénonce le mirage tahitien (Touristes de bananes, 1938) ou le mirage de « l'île déserte » (Ceux de la soif, 1938). Le xxc siècle connaît souvent de « tristes tropiques ».

C'est d'ailleurs avec quelque humour que certains prennent acte du divorce entre le rêve et la réalité. Dans Jérôme, 60° de latitude nord (prix Goncourt 1927), Maurice Bedel ironise sur les déconvenues de son héros dont l'imagination s'était créé une Norvège légendaire. Souvent c'est la distance entre le monde traditionnel et la modernisation qui provoque la désillusion. Mais quoique déçus, nos voyageurs observent avec curiosité ces métamorphoses des contrées exotiques. Dorgelès par exemple constate avec bonne humeur que l'Orient moderne ne correspond plus à celui de ses rêves (La Route mandarine, 1925 : La Caravane sans chameaux, 1928). De même, lorsque le voyageur Francis de Croisset débarque à Ceylan, « l'île enchantée », il rencontre d'abord la pluie et les tramways (La Féerie cinghalaise. 1926). Quant à Thomas Raucat, il renverse avec un humour décapant, en jouant de la multiplicité des points de vue, une certaine image du Japon, telle que Loti l'avait léguée (L'Honorable Partie de campagne, 1924).



De ce fait se développe alors un nouvel exotisme qui se définit contre celui des romantiques ou celui de Loti, avec leurs aspects enchanteurs et leurs descriptions pittoresques. D'une façon générale, on montre un certain dédain à l'égard de la « couleur locale ». on se méfie des images usées et conventionnelles. Et l'on ne considère plus le pays exotique comme un simple décor auquel le voyageur resterait profondément étranger.

Refuser les poncifs, c'est parfois prendre le parti de la vérité documentaire, c'est privilégier l'observation des faits réels, des mours, de la vie quotidienne. Dans ses romans comme dans ses reportages, Simenon se refuse au pittoresque « exotique » (la description des « flamboyants » de Tahiti par exemplE) : ce qu'il déclare rechercher, c'est la vérité de « l'homme nu ».



Cette veine documentaire, inaugurée vers le début du siècle par la " littérature coloniale » en réaction contre la littérature exotique, est représentée par exemple par des ouvrages comme ceux de Duhamel sur la Tunisie (Le Prince Jaffar, 1924), des Tharaud sur les grandes villes du Maroc (notamment Fez ou les Bourgeois de l'Islam 1930), de Jean-Richard Bloch (Cacahouettes et bananes. 1929) ou de Gide (Voyage au CongO) sur l'Afrique noire. Quelles que soient les positions idéologiques, il s'agit toujours d'éviter les séductions superficielles du pittoresque afin de mieux pénétrer l'âme profonde des pays visités.

Les livres de Maurice Constantin-Weyer sur le Canada ( Un homme se penche sur son passé, Goncourt 1928) ou de Henri Fauconnier sur l'Extrême-Orient (Malaisie, Goncourt 1930) sont nourris d'une expérience authentique. Ils n'ont pas été écrits par des « touristes » mais par des hommes qui ont réellement vécu, en tant que trappeur ou planteur, dans les pays qu'ils décrivent. Leur accent de vérité a contribué à leur succès auprès de lecteurs avides à la fois de dépaysement et de document. C'est aussi ce qu'on pouvait trouver - c'est-à-dire tout un monde pittoresque mais vécu de l'intérieur -, soit dans les récits de Panait Istrati sur les Balkans (Kyra Kyralina, 1924 ; Les Chardons du Baragan, 1928), soit même dans les romans d'Albert Cohen sur le monde juif de Céphalonie/Corfou, Solal ou Mangeclous, malgré leurs outrances caricaturales.

Rejeter les poncifs, c'est aussi savoir regarder les sites ou les monuments les plus célèbres d'un oil neuf, sous des angles imprévus, ou bien savoir observer des détails que d'autres jugeraient inesthétiques ou insignifiants. C'est là encore une manière d'approcher la vérité, celle de l'impression, fût-elle paradoxale.

Avec Mon premier voyage (Le Tour du monde en 80 jourS) paru en 1936, Cocteau relate comment, pour le compte de Paris-Soir, il a refait l'itinéraire de Philéas Fogg. Ce voyageur pressé excelle à « rajeunir » les chefs-d'ouvre, comme le Parthcnon ou le Sphinx, grâce à des instantanés pris « sur le vif », qui les mêlent étroitement au quotidien au lieu de les en séparer. Et en revanche il sait montrer la poésie étrange d'un lieu prosaïque comme la gare de Calcutta.

Charles-Albert Cingria, perpétuel vagabond, insoucieux de la « vie littéraire » et de ses fastes, parcourt l'Europe avec sa bicyclette : Eau de la dixième militaire' (1932) est une promenade érudite et poétique dans Rome, tandis que Impressions d'un passant à Lausanne (1932) explore le mystère des lieux les plus familiers.

Cendrars va au contraire « au bout du monde » pour y dénicher l'insolite (Feuilles de routE). Mais les « photographies verbales » de Documentaires (1924, d'abord intitulé KodaK) sont faites de collages réalisés à l'aide de phrases empruntées aux romans de Gustave Le Rouge. Pourtant les deux recueils nous donnent également la vision d'un monde bien « cen-drarsien ». aux contrastes violents et où les splendeurs de la nature se mêlent aux artifices du monde moderne.

D'autres grands voyageurs, comme Morand ou Larbaud. sont des esprits foncièrement cosmopolites. Morand fait la critique d'un exotisme qui ne serait qu'une manière de se situer « au-dehors »J, de rester « étranger ». Il veut comprendre de l'intérieur le pays qu'il visite. C'est ce qu'il fait avec ses « portraits de villes » comme New York (1929), Bucarest (1935) et surtout Londres (1933), ville avec laquelle il se sent des affinités (sa « Prière sur la Tamise » en témoignE). Ses innombrables voyages donnent lieu à des récits où, se faisant historien, économiste, ethnologue, sociologue, tout en restant poète, Morand donne des aperçus rapides et précis sur les mours, les paysages, les traditions ou les problèmes de l'actualité : Paris-Tombouctou (1928) ; Rien que la terre (voyage en AsiE) ; Air indien (voyage en Amérique du Sud, 1937) ; La Route des Indes (1935).



Avec Valéry Larbaud. le voyageur se fait sédentaire : il s'installe dans le pays étranger, vit comme ses habitants, lit sa littérature. Son cosmopolitisme est un humanisme : rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Larbaud n'a donc pas le point de vue du touriste amateur de pittoresque. Chez lui. le dépaysement répond à une difficulté d'être et il constitue une quête de soi. Par son titre. Jaune, bleu, blanc (1928). Larbaud met ses voyages sous les couleurs de son drapeau personnel, donc de son moi qu'il affine au contact de l'étranger. L'Angleterre. l'Italie, l'Espagne sont ses terres de prédilection. Il s'y sent chez lui, fondamentalement « européen », selon un idéal qu'il définit, de façon d'ailleurs plus poétique que vraiment politique, dans Allen (1929).

« Européen », Suarès l'est également, mais son « Condottiere », double de lui-même, cherche la beauté en Italie (il se nomme « Caërdal », c'est-à-dire en vieux breton « quêteur de beauté »). En voyageant, le « Condottiere » se réalise lui-même (« Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans le voyage »), donnant satisfaction à un égotisme et à un eslhétisme qui le situent dans le voisinage de Barrés encore plus que dans celui de Morand ou de Larbaud (Le Voyage du Condottiere, I, 1914 ; Il et III, 1932).



On assiste donc, avec des tonalités diverses, à une intériorisation de l'exotisme. Ainsi c'est en filigrane que se dessine tout un monde exotique dans l'ouvre de deux poètes venus d'horizons lointains : Supervielle, né à Montevideo, et Saint-John Perse, né à la Guadeloupe. Tous deux sont de grands voyageurs mais détestent l'exotisme littéraire. Chez eux la nostalgie de Tailleurs s'exprime à travers des paysages encore plus rêvés que vus : les vastes horizons de la Pampa, les profondeurs de l'Océan, les espaces célestes (Débarcadères, 1922 : Gravitations. 1925) ou bien les étendues infinies de la mer ou des sables du désert (Anabase, 1924).

Mais c'est surtout avec Michaux que le voyage finit par se dissoudre au profit d'une exploration de « l'espace intérieur ». Dans Ecuador (1929), inspiré pourtant par un voyage réel en Equateur, Michaux a conscience Qu'il « tue » le voyage. D'ailleurs, comme Morand, il voit la terre « rincée de son exotisme5 ». C'est que pour lui, aucun spectacle ne saurait contenter son âme avide et insatisfaite. Au contraire, son moi douloureux le tourmente et son « journal de voyage » finit par être surtout la confession de ses angoisses et de ses révoltes d*homme qui avoue : « Je suis ne troué6 ». Finalement, l'Equateur avec sa forêt inextricable, ses précipices, ses bêtes dangereuses, devient comme une extériorisation de son propre mal de vivre.



L'aventure : du romanesque au tragique



Comme l'exotisme, l'aventure connaît une grande vogue durant l'entre-deux-guerres. alimentée par l'instabilité d'une époque soumise aux bouleversements et aux désordres nés des guerres et des révolutions. Pourtant il est possible de parler de la fin du « mirage de l'aventure », tout comme de la fin du « mirage exotique ». On n'est plus assez « naïf » en effet pour se laisser aller sans arrière-pensées aux séductions de l'une et de l'autre. Il ne faut donc pas s'étonner de voir Roquentin renoncer à l'« Aventure ». qui longtemps l'avait fasciné. Sartre enregistre ainsi l'ambiguïté des rapports de son époque avec l'aventure.

Le voyage est bien souvent l'occasion et le cadre de l'aventure : l'ailleurs engendre l'imprévu. Mais l'aventure repose surtout sur le suspense, les rebondissements de l'action ; elle permet à l'imagination de se déployer librement et exploite une sorte de « romanesque » à l'état pur. C'est pourquoi, par ses aspects faciles et divertissants, le roman d'aventure participe souvent de la littérature dite « populaire ».

On en aurait deux exemples avec Maurice Dekobra ou Pierre Benoit. Dekobra produit de nombreux « romans cosmopolites » aux titres accrocheurs ou énigmatiques (La Madone des sleepings, 1924) et au style clinquant, dans lesquels il associe psychologie simpliste et intrigues compliquées, selon la formule habituelle du roman populaire. Mais ses ouvrages, toujours situés dans le monde trouble des lendemains de la guerre, ne visent pas qu'au divertissement du lecteur puisqu'ils permettent aussi à l'auteur d'exprimer ouvertement ses opinions politiques : haine du bolche-visme et admiration pour le fascisme italien (Mon cour au ralenti, 1924 : La Gondole aux chimères, 1926).

Alors que les belles héroïnes de Dekobra sont des victimes que se charge de défendre le héros, celles de Pierre Benoit, les fameuses héroïnes en A, sont généralement des femmes fatales qui, perverses ou non, conduisent à leur perte des hommes faibles et fascinés : telle la cruelle Antinéa de L'Atlantide (1919). qui tue ses amants après en avoir joui. Benoit est le maître du suspense et du coup de théâtre. Ses intrigues reposent souvent sur des énigmes : une énigme historique dans Konigsmark (1918) ou, plus prosaïquement, le secret d'un détournement d'héritage dans Le Déjeuner de Sousceyrac (1931). Car si Benoit nous entraîne volontiers aux quatre coins du monde, il exploite aussi les mystères de la province. Et même. avec Mademoiselle de La Ferlé (1923), histoire d'une vengeance provoquée par la jalousie, il atteint une certaine profondeur psychologique tout en sachant rendre la poésie sauvage des paysages landais. Bien qu'il se documente sérieusement sur le plan historique et géographique. Benoit introduit parfois dans ses romans des détails où la fantaisie et l'humour frôlent l'esprit de mystification. Ainsi dans L'Atlantide, la fabuleuse Antinéa. descendante de Neptune, serait la fille de Clémentine, une parisienne de mours légères. Ou encore à la fin du Roi lépreux (1927). on découvre, avec la même surprise que le narrateur, que Apsara, l'héroïque princesse birmane, s'est « mise à la page » et a ouvert un magasin d'antiquités orientales rue la Boétie. C'est là une manière de traiter l'aventure avec un clin d'oil ironique au lecteur.

Le roman d'aventure est souvent un roman d'épreuves : le héros affronte le danger et risque la mort. La mer est donc un cadre privilégié pour l'aventure : sur elle se cristallisent les rêves de l'homme comme ses terreurs. Elle représente à la fois la fascination et la peur de l'inconnu. Un livre comme Seul à travers l'Atlantique (1924) d'Alain Gerbault obtient un grand succès. Quant aux romans maritimes, ils sont très nombreux pendant l'entre-deux-guerres. La mer y est un lieu d'épreuves et en même temps le bateau un lieu d'ascèse, séparé du monde. Le héros y prend sa propre mesure et peut y subir une sorte d'initiation.

Inspiré par sa propre expérience de l'Atlantique Nord où il navigue pendant une dizaine d'années comme capitaine de la marine marchande, Edouard Peisson, après avoir dû renoncer à la mer, peint avec sobriété dans ses livres les drames et les luttes des marins, affrontés à l'Océan déchaîné et aux icebergs à la dérive. Que ce soit dans Parti de Liverpool (1932) ou dans Gens de mer (1934), le héros s'y montre un être courageux mais finalement vaincu par une Nature plus forte que les hommes : toute l'action est dans ce vain combat dont le héros sort cependant grandi.

Avec Roger Vercel, qui travaille d'après des documents et des témoignages, le drame maritime se double toujours d'un drame « humain », celui de la jalousie, dans Au large de l'Eden (1932) ou celui du couple qui se défait, dans Remorques (1935). Le protagoniste, « un capitaine courageux ». est en même temps un homme ordinaire avec ses petitesses ou ses faiblesses. Sa noblesse est toute dans la rigueur avec laquelle il accomplit sa tâche quotidienne. Les personnages de Vercel en effet, comme ceux de Peisson. sont des hommes de métier dont l'héroïsme est celui de la conscience professionnelle, comme chez Saint-Exupéry.

Le roman maritime se fait roman de formation et d'initiation avec La Rose de la mer (prix Femina 1930) de Paul Vialar. Le personnage principal y est un jeune homme qui va être obligé de prendre ses responsabilités lorsqu'il s'aperçoit que son oncle veut naufrager le navire en sacrifiant la vie de l'équipage. La fin du voyage, c'est pour lui la prison (il a tué son onclE), mais comme dans toutes les initiations, cette « mort » au monde est le gage d'une nouvelle naissance.



Chez T'Scrstevens, on sent la nostalgie des flibustiers d'antan (Les Corsaires du roi. 1930). L'Or du Cristobal (1936) transpose à l'époque de la Première Guerre mondiale les aventures audacieuses des pirates d'autrefois. Louis Chadourne. l'auteur du Maître du navire (1920), est séduit lui aussi par l'Aventure mais il la nomme « la grande décevante' ». Quant à Mac Orlan, il reprend à sa manière les histoires traditionnelles de pirates, en proclamant la fin de l'aventure. Il fait en effet de celle-ci un pur produit de l'imagination. Dans le Petit Manuel du parfait aventurier (1920). il distingue « aventurier actif » et « aventurier passif », lequel se contente d'imaginer l'aventure mais en jouit intensément, alors que le premier, celui qui la vit. la voit s'évanouir devant lui. Chez Mac Orlan comme chez beaucoup de ses contemporains, ce grand désenchantement n'est pas sans lien avec celui qu'a provoqué la Grande Guerre, « grande décevante » elle aussi. Le Chant de l'équipage (1918) nous conte la fin pitoyable d'un de ces « aventuriers passifs », qui a voulu donner une réalité à son rêve d'aventure. Et À bord de l'Étoile matutine (1934) est une réécriture parodique et désenchantée de L'île au trésor. L'époque a beau être la même que chez Stevenson, l'aventure n'aboutit à rien dans le roman de Mac Orlan et les héros sont tous des êtres vulgaires et médiocres. Lorsqu'il situe ses aventures dans le monde moderne, Mac Orlan choisit ses personnages dans une humanité interlope : Filles d'amour et ports d'Europe (1932)°, Le Quai des brumes (1927) ou La Bandera (1931). Dans les rues grises et sordides de Paris ou sous le soleil éclatant du Maroc espagnol, le soldat vagabond ou le légionnaire fuyant la police sont des êtres traqués par un destin sans grandeur, à l'image de ces pauvres héros que l'on rencontre à la même époque chez Bove ou chez Simenon.

L'aventure n'est ainsi qu'une façade, derrière laquelle on peut sentir l'inquiétude née d'un monde en décomposition et le tragique d'une époque mouvementée.

De ce tragique témoignent aussi les nombreux romans d'aventure de Kessel, souvent romans d'apprentissage, avec pour héros des jeunes gens désemparés qui ont rompu avec les conventions sociales et se grisent d'action violente. La Rose de Java (1937) peint l'univers louche d'un vieux cargo traversant la mer de Chine tandis que Fortune carrée (1930) évoque le trafic d'armes dans la région de la mer Rouge.



C'est surtout le tragique de la condition humaine elle-même que va traduire l'aventure dans les récits de Peyré, Malraux ou Cendrars. Chez eux, l'aventure constitue une quête destinée à répondre à un désir jamais assouvi. Leurs romans sont des romans de l'aventurier, de son désir et de son drame. Peyré - qui est un de ces « aventuriers passifs » rêvant l'aventure, dont parle Mac Orlan - fait avec L'Escadron blanc (1934) un récit d'une grande tension dramatique. Les protagonistes poursuivent une caravane de pillards à travers le Sahara. L'un d'eux, qui doit faire la preuve de son courage, ira jusqu'au bout de ses forces. L'autre, le chef, retirera de l'équipée, malgré sa victoire, le sentiment amer que le temps de l'aventure est fini. La solitude et l'immensité du désert donnent à l'action tragique un cadre sévère et grandiose. Dans le face-à-face de l'homme avec la mort, il joue le même rôle que le décor sauvage de la montagne dans Matterhorn (1939) ou le cercle brûlant de l'arène dans Sang et Lumières (1935).

La Voie royale (1930) de Malraux est encore un roman de l'aventurier. Perken, à travers la forêt indochinoise, poursuit lui aussi une chimère et fuit la mort qui le rattrape. Chez Malraux les aventuriers sont des intellectuels qui allient au goût de l'action la lucidité critique cl l'ont l'expérience de l'absurde.



Les héros favoris de Cendrars sont des aventuriers, des personnages hors normes (La Vie dangereuse, 1938), toujours prêts à risquer leur vie dans l'action, fût-elle absurde, pour réaliser un rêve qui est en somme celui de l'absolu : le général Suter dans L'Or, Moravagine ou Dan Yack (Le Plan de l'Aiguille et Les Confessions de Dan Yack, 1929). Ce dernier - fêtard, puis ascète retiré sur la banquise, ensuite homme d'affaires à « Port-Déception », enfin de nouveau réfugié dans les glaciers alpestres - représente l'homme épris de pureté, qui, « brahmane à rebours » comme Cendrars, prend conscience de la vanité des choses mais refuse de désespérer de la vie.

L'entre-dcux-guerres est une époque fascinée par l'aventure et les aventuriers, sous quelque forme qu'ils apparaissent. Haverkamp, l'homme d'affaires des Hommes de bonne volonté, est lui aussi une espèce d'aventurier, à la fois visionnaire et conquérant. Il n'a rien de mystique à la différence de Dan Yack, mais à sa manière, c'est un créateur, il explore et transforme la réalité comme le savant ou l'artiste. Jules Romains lui donne de la puissance malgré le caractère matérialiste de ses préoccupations.

Le succès des romans de La Varcnde auprès du grand public (Nez de cuir, 1937 ; Le Centaure de Dieu, Grand Prix du Roman de l'Académie française, 1938) a moins tenu sans doute à leur contenu idéologique qu'à leur couleur romanesque. Faisant revivre amoureusement le passé, ils tiennent à la fois du roman historique et du roman d'aventure. Les personnages sont des êtres excessifs, héroïques : grand séducteur, comme « Nez de cuir ». ou serviteur de Dieu, comme le « centaure ». Ennemis de la médiocrité et de la vulgarité des temps modernes, ils sont avides d'une sorte d'absolu dans la jouissance comme dans le sacrifice.

Le mythe de Taventurier, du conquérant, est au cour du grand poème de Saint-John Perse, Anabase (1924), et lui donne sa tonalité épique à un moment où la littérature au contraire, notamment celle consacrée à la guerre, s'est détournée de l'épopée. Au tournant des années trente, lorsque commence à reparaître l'aspiration à l'héroïsme, on voit deux dramaturges prendre pour héros le personnage de Christophe Colomb, c'est-à-dire une grande figure d'aventurier : Gheldcrode avec son Christophe Colomb (joué en 1929) et Claudel avec Le Livre de Christophe Colomb (1930), texte sur lequel Darius Milhaud écrit une partition. Chacun à sa manière, les deux écrivains évoquent dans Colomb le héros d'une aventure grandiose, terrestre et spirituelle à la fois, mais située dans un monde révolu, Claudel mettant l'accent sur la grandeur de l'entreprise alors que Ghel-derode souligne la déception finale du héros, confronté à la médiocrité des foules modernes.

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