Essais littéraire |
La notion de baroque littéraire court le risque de recouvrir des formes trop diverses et des tons trop éloignés. C'est particulièrement vrai dans le domaine de la poésie, où la diversité, voire l'union des contraires, est plus flagrante qu'ailleurs. Dans une production poétique si considérable, entre 1580 et 1640, que les recensements bibliographiques les plus étendus sont loin d'être complets et proposent par centaines les noms d'auteurs et les titres d'ouvrages, vouloir chercher une unité serait une erreur. Mais, dans cette surabondance, marquée par les tourments et l'exaltation, entre les deux sommets de grâce et d'harmonie que sont les ouvres de Ronsard et de La Fontaine, on peut dégager quelques traits marquants et relativement originaux. 1. Sources et confluents L'origine de la diversité « baroque » est d'abord géographique : son exubérance sauvage est un peu celle des particularismes régioniaux, précédant le grand effort de centralisation de l'état moderne. Aux origines, il y a par exemple une source pyrénéenne. C'est au sud de la Garonne qu'apparaissent pour la première fois certains éléments d'une nouvelle esthétique : démesure et véhémence. Ainsi la traduction en gascon des Psaumes, commandée par Jeanne d'Albret à Pey de Garros (1565) inaugure-t-elle. dans la paraphrase sacrée, expressionnisme et forcènement : La hélz de mas plagas poyridas La lie de mes plaies pourries M'a las ancas envilanidas [...] A envilaini mes hanches [...] Mai- juncturas son desnozada-, Mes jointures sont dénouées Mas carns croixidas e piladas. Mes chairs déchirées et pillées. Mon co dehàt tant de lormens Mon cour sous tant de tourments Même en français, un premier baroque garde, sous Henri IV, l'accent de la Navarre : la Complainte aux baings des Pyrénées, en 1567, écrite dans la vallée d'Ossau par Jacques Constans « amoureux forcené plein d'horreur et de rage », est le premier échantillon d'un style qu'on retrouve chez d'Aubigné, Du Bartas et Sponde, tous serviteurs de la maison de Navarre. Une poésie naît ici, plus rocailleuse que précieuse, plus proche du torrent (étymologie du nom de SpondE) que de la fontaine : influences de l'Espagne ou de la culture calviniste ? du paysage montagnard ou de la personnalité romanesque et farouche de la reine ? de la dureté des conflits ou d'une certaine qualité du parler régional que note Montaigne : « il y a bien au-dessus de nous, vers les montaignes, un Gascon que je treuve singulièrement beau, sec, bref, signifiant, et à la vérité un langage masle et militaire [...] nerveux, puissant et pertinant » (Essais n, 17)? D'autres enracinements variés contribuent à la richesse poétique. Pour ne rester que dans le domaine français - car il existe un baroque occitan, notamment à Toulouse avec Pierre Godolin (Peire GoudoulI), Jean d'Astros et Guillaume Ader (Gentilhome gascoun, épopée des exploits d'Henri IV) -, nombreux sont les poètes majeurs de la première génération à être restés dans leur province. Le Franc-Comtois Jean-Baptiste Chassignet à Besançon reconnaît que sa langue sent « beaucoup plus son ramage appris dans les montagnes de Bourgougne que son idyome François ». Jean La Ceppède, né à Marseille, est mort à Avignon. César de Nostredame (fils du célèbre NostradamuS) passa toute sa vie à Salon. Aix-en-Provence connaît une vie culturelle riche et un grand rayonnement, autour de Guillaume Du Vair et de son neveu, le savant Peiresc ; c'est là que Malherbe écrit, sous l'influence de l'Italie proche. Les Larmes de saint Pierre. D'un autre côté, André Mage de Fiefmelin, huguenot fervent et grand poète méconnu (L'Image d'un Mage, Poitiers, 1601) a passé presque toute sa vie dans l'île d'Oléron. Les provinces plus proches de Paris, Normandie et pays de la Loire, subissent son attrait : la capitale reste un centre poétique, par le mécénat des seigneurs qui y gravitent. La concentration favorise les rencontres, provoque de solides inimitiés qui peuvent aller jusqu'à l'affront (Malherbe préférant finir son potage que lire les ouvres de son hôte DesporteS) mais aussi des liens d'amitié et d'affection. Des cercles se forment, en des lieux significatifs de la variété d'inspiration : de la Cour du Louvre (Bertaut, Du Perron, Nervèze, VauqueliN) à celle de la reine Margot (Maynard, Lingendes, Laugier de Porchères, Guillaume de La RoquE) ; des salons (de l'hôtel de RambouilleT) aux cabarets (à la Pomme-de-pin se retrouvent les « satyriques » Berthelot, Motin, Sigogne, RégnieR) ; de la maison de campagne de Colletet, où la joyeuse équipe des « Illustres Bergers » se réunit pour vivre à la façon de L'Astrée, à l'Académie française. La solidarité se manifeste dans la grande mode des recueils collectifs (Recueils, Fleurs, Muses ralliées. Muses folastres. Muses Inconnues, Muses gaillardes. Cabinets, Pâmasses, Académies ou Temples d'ApolloN) et la fidélité par la publication des ouvres posthumes ou de « Tombeaux » poétiques, recueils collectifs d'hommages au disparu. Les particularismes d'origine s'enrichissent des brassages, de la mobilité des hommes et des textes. Les poètes, en général, même les plus enracinés, n'hésitent pas à se déplacer en France, dans l'Europe entière, jusque dans des expéditions lointaines ; les occasions de nomadisme ne manquent pas, dans la vie studieuse (Italie, Suisse, Pays-BaS) ou aventureuse : campagnes militaires, nécessité de suivre des protecteurs, désir d'évasion, de dépaysement ou pur plaisir de voyager. Les livres circulent aussi, par la quantité de traductions, l'engouement pour l'imprimé, l'épanouissement du commerce de la librairie. Tous ces mouvements de décentrement et de regroupements, de transmissions et d'échanges font qu'aucune période de la poésie française n'est aussi riche d'emprunts, tant à l'Antiquité gréco-latine qu'aux ouvres modernes, essentiellement espagnoles et italiennes. Il faut, pour saisir l'esprit baroque, prendre en compte à la fois cette surabondance d'inspiration, et le sentiment d'écrasement ou de ruine qu'elle entraîne - tel que l'exprime par exemple Annibal de Lortigue en 1617, de sa Provence natale, pays de passage et de riche tradition culturelle : Nous desterrons les os de ces vieux trépassez Escrivans à tous coups une chose descrite : On redit mille fois une phrase redite. Car tous les mots nouveaux ont esté prononcez. Du moins un tel sentiment ne l'a-t-il pas réduit au silence : il fera, entre autres, un hymne à l'ortie et une Epitaphe du Carnaval. D'une manière générale, le mélange culturel accentue la diversité de tons et de desseins poétiques, jusque chez un même auteur : alternance d'engagement militant et de retraite rêveuse, d'éloge officiel et de poésie intime, interpénétration du profane et du sacré. D'Aubigné pratique toute la gamme poétique, Motin et Auvray manient avec une égale aisance l'obscénité et la dévotion, Saint-Amant s'illustre dans la « goinfrerie », l'héroïsme et la méditation. Les plus sérieux s'amusent aussi : Malherbe fait des anagrammes, et l'austère huguenot Salomon Certon (1620) plusieurs « alphabets lipogrammatiques », dont chaque sonnet est marqué par l'absence totale d'une lettre. 2. Recherches spirituelles C'est sans doute la quête religieuse qui traduit le mieux la grande variété des expressions poétiques à l'âge baroque : la richesse de la matière est développée par une émulation de ferveur entre les confessions, et par l'orientation de la Contre-Réforme vers la prédication onctueuse, l'expressionnisme pathétique et l'illumination mystique. Elle suscite ainsi des formes nouvelles. Une des inventions poétiques, inspirée de la Bible et relativement méconnue, peut servir d'exemple à la vitalité créatrice de l'époque : celle de la « prose mesurée » de Biaise de Vigenère. Ce grand érudit, cherchant une prosodie capable de rendre les rythmes hébraïques et le souffle biblique dans les Pseaumes penitentiels de David tornez en prose mesurée, invente une « manière de poésie » qui non seulement sépare chaque verset, mais encore s'applique à rendre la structure prosodique et sémantique de chacun d'entre eux par des « vers blancs » rythmés, non rimes, séparés par des tirets. Ainsi le Psaume 42 (Erudition aux fils de Coré) : 1. Comme le Cerf hallete après - la frescheur des eaux clercoullantes ; - ainsi mon ame à toy Seigneur, - de toute mon âme aspire. 2. Mon ame a mis sa soif à Dieu, - vive source d'eau éternelle ; - quand sera ce que je viendray - à comparoir devant sa face ? 3. Jour et nuict m'ont servi de pains - mes larmes, lors qu'on me demande. - chaque jour : mais où est ton Dieu ? 4. Me remémorant de cela, - j'ay espandu en moy mon ame. - quand je sçay que je parviendray, - à l'admirable tabernacle ; - jusque mesme au manoir de Dieu, 5. En joyeuses acclamations - d'actions de grâces et louanges, - comme en un solemnel festin. [...] Le mètre ici choisi est l'octosyllabe ; ailleurs il peut être plus ample (décasyllabE) ou irrégulier, modulant le chant et brisant les cadences suivant le sujet ou le ton du psaume. Avec une belle discrétion, Vigenère apparaît ici comme précurseur du vers libre, et du « verset » de Claudel ou de Saint-John Perse, tel que celui-ci le décrit : au-delà de l'apparente amplification oratoire, un « enchaînement d'ellipses, de raccourcis, de contractions, et parfois de simples fulgurations ». Cet essai est moins connu mais plus adapté à la poésie française que la transposition dans notre langue de la métrique gréco-latine, par les combinaisons de syllabes brèves et longues. Les tentatives de « vers mesurés » (ïambiques, trochaïques, anapestiqueS), dont on connaît les exemples de Jean Antoine de Baïf et d'Etienne Pasquier, seront appliquées aussi à la poésie biblique par d'Aubigné à la suite d'une sorte de défi : il avait fait remarquer, devant Rapin qui se piquait d'en faire, que ces sortes de vers restaient, à moins d'être mis en musique, « fades et fascheux » parce « que nul vers mesuré ne peut avoir grâce estant prononcé sans accent, et que le Langage François n'en pouvoit soufrir aucun » ; Rapin ayant suggéré « que cette raison estoit bonne pour ceux qui n'en pouvoient faire », Agrippa s'y mit dès « le landemain estant à un Presche, où l'on avoit chanté le Pseaume 88 » et transcrivit une série de psaumes en strophes saphiques. Son intuition première était cependant juste : l'essai fit long feu. La poésie religieuse de l'époque préfère en général adopter toutes les formes déjà existantes. Elle pratique les « chaînes de sonnets », à la manière du Canzionere pétrarquiste : des douze Sonnets sur la mort de Sponde (1588) aux cent soixante Sonnets Chrétiens de Drelincourt (1677), en passant par les cinq cent vingt sonnets des Théorèmes de Jean de La Ceppède (1613-1622). Elle manifeste par ailleurs la prédilection baroque pour les structures strophi-ques, que l'on appelait alors « stances » : le terme même est emprunté à l'italien, stanza signifiant la chambre, puis le « repos » qui ponctue chaque strophe. On trouve ces stances, souvent hétérométriques (composées de vers inégauX) dans Vhymne, repris du paganisme par l'Église chrétienne, pour la célébration des fêtes, des saints, ou de la sagesse divine et de l'amour divin (Hymnes de Le MoynE), le cantique, forme religieuse de la chanson (Les divins esîancements d'amour exprimez en cent cantiques d'HopiL), Y ode enfin, introduite en français par les poètes de la Pléiade, chérie de l'époque : Racan publie sous le titre d'Odes sacrées en 1651 un recueil de paraphrases qu'il rebaptisera Psaumes en 1660. Un des premiers exemples de stances religieuses est le long poème Les Larmes de saint Pierre (1587) de Malherbe, imité de Tansillo (Le Lagrime di S. Pietro, 1560) et dédié au dévot Henri III. L'esthétique en est si baroque - abondance éloquente, hyperboles, antithèses, réalisme dramatique, faste des métaphores et des tableaux mythologiques, architecture ostentatoire de la strophe et brillante vigueur des clausules - que Malherbe lui-même le reniera. Mais le thème choisi ne l'est pas moins : l'irruption massive en poésie comme en peinture de saint Pierre pleurant ou de Madeleine repentante marque la Contre-Réforme et rappelle que le sacrement de la pénitence est un de ceux que les protestants refusent. C'est toute la poésie elle-même qui doit faire pénitence. Ainsi pour La Ceppède, un des amis provençaux de Malherbe, la Poésie, « au lieu d'estre toujours la mignonne du Tout-Puissant », est devenue « serve de l'Enfer » et n'est plus employée « qu'à l'adoration des feintes déités et au maquerelage des folastres et lascives amours ». Or, continue-t-il dans l'avant-propos de ses Théorèmes, pour luy descoudre ses mondains habits (ou plustost habitudeS) pour luy traire ses cheveux idolastres, menteurs et lascifs, j"advisay qu'on ne pouvoit mettre en ouvre un outil plus utile que le rasoir à double tranchant de la profonde méditation de la Passion et mort de nostre Sauveur Jesus-Christ. La mutilation expiatrice de ces cheveux « lascifs », à l'image des Madeleines pénitentes, indique l'esprit de ces soTmets-Théorèntes (« visions ») eux-mêmes : des exercices de contrition, par la visualisation des récits évangéli-ques et une dramatisation par l'imagination. La Ceppède y mêle l'expérience mystique, l'itinéraire initiatique et le travail poétique en un commun « chemin de croix » : le manteau pourpre du Christ outragé, par exemple, s'« incame » progressivement dans la vision du poète, dans ses larmes, dans ses vers (« Du sang trait de mes yeux j'ensanglante ces carmes », c'est-à-dire ces chantS), et finit par accueillir le pénitent qui cherche refuge, à la chute du sonnet, « dans les sanglants replis du manteau de [sa] chair » (II, 63). Cette poésie de l'ascèse, voire de la mortification individuelle, emprunte parfois des formes à la procession publique. La Pourmenade de l'arne dévote en calvaire d'Auvray (1633) déploie un expressionnisme exacerbé, digne des bois polychromes des semaines saintes espagnoles, s'attardant sur les outrages et les plaies du Crucifié : Un homme massacré pendoit sur cette croix Si crasseux, si sanglant, si meurtry, si difforme Qu'à peine y pou voit-on discerner quelque forme Car le sang que versoit son corps en mille lieux Deshonoroit son front, et sa bouche et ses yeux ; Toute sa face estoit de crachats enlaidie Sa chair en mille endroits estoit toute meurtrie [etc.] La méditation sur la Croix, avec Motin, Zacharie de Vitré ou Lazare de Selve (« O jardin du Sauveur qui a pour pallissades / Les espines, les doux, la lance, et les douleurs ») devient un genre, et le Calvaire un « lieu » poétique. Saint-Amant lui-même, à la réputation de bon vivant, voire de libertin, retrouve à la fin de sa vie, qui est aussi celle du grand âge baroque, la veine ignacienne de la « composition du lieu », dans son Fragment d'une Méditation sur le Crucifix (1658) dont la vision obsédante (J'y voy...) finit sur la conscience du néant humain : J'y voy mon Sauveur attaché. J'y voy les rudes doux, les cruelles espines [...] J'y voy de ses bras estendus Frémir la chair, les nerfs, les muscles et les veines [...] J'y voy porter pour tout secours L'aigre et vaine liqueur dont se grossit l'esponge ; Mon seul refuge est sans recours. Et dans nostre néant son Etre-Humain se plonge. Mais, parallèlement à tant de « visions », il est une autre voie de l'expérience mystique débouchant sur le contraire : l'impossibilité de toute représentation de la présence divine. On la trouve d'abord chez les calvinistes, méfiants à l'égard des images ; chez Sponde, par exemple, dans les Stances de la Mort : [...) Sillez-vous. couvrez-vous de ténèbres, mes yeux : Car je vous ferez voir de plus vives lumières. ou d'Aubigné, dans l'éblouissant « démarrage » du final des Tragiques : Mais quoy ! c'est trop chanté, il faut tourner les yeux Esblouis de rayons dans le chemin des cieux. (661) Dieu paroist : le nuage entre luy et nos yeux S'est tiré à l'escart. il s'est armé de feux : Le ciel neuf retentit du son de ses louanges ; L'air n'est plus que rayons tant il est semé d'Anges, Tout l'air n'est qu'un soleil [...] (717) Les mystiques de la Contre-Réforme, à leur tour, vont longuement déployer ce paradoxe de la vision qui aveugle - et si les yeux ne peuvent voir, les mots ne peuvent dire -, renouant ainsi avec la tradition « apophatique » dont le préfixe apo- dit l'éloignement, et finalement la négation de la parole. L'expérience proprement foudroyante de la transcendance absolue contraint le lyrisme mystique à des variations oxymoriques sur la lumière obscure (« brouillard lumineux », « rayon ténébreux », « claire obscurité », « sombre lumière », etc.), dont seul le langage poétique peut transmettre l'ineffable. Les divins eslancements d'amour d'Hopil en développent tous les aspects, des ténèbres à l'illumination, du jour funèbre au « soleil glorieux », de la nuit de l'esprit à la lumière surnaturelle : « Fermant mes yeux à tout je contemple mon Dieu / Au secret des ténèbres ». Martial de Brives résume le mystère de cette « science », cette expérience du divin : O science, ô soleil qui jettes des lumières Dont l'esclat m'esbloùit au lieu de m'esclairer Je baisse en t'admirant mes débiles paupières Et sçay que sans te voir il te faut admirer. Les mêmes métaphores se retrouvent tout au long de l'« invasion mystique » du siècle, en une litanie disant inlassablement l'impossibilité de dire la vision par l'impossibilité de voir : Brébeuf (« Sa sainte obscurité vaut mieux que mes lumières »), Surin (« Sa grandeur m'esbloùit »), Malaval (« Revenez mon amour, je ferme les paupières, / À ce que vous ferez »), Madame Guyon (« O rayon ténébreux d'une immense clarté / O nuit ! ô torrent de lumière »), Labadie (« Fond de toute Lumière, immanquable Soleil »), etc. 3. Grandeurs et misères épiques Depuis La Franciade inachevée de Ronsard, la France attend son « Poème épique » ou « héroïque » - car le mot « épopée » n'existe pas à l'époque, il n'apparaît que vers 1675. Pour la Pléiade comme pour Boileau, il s'agit du « grand ouvre », de « l'ouvrage le plus accompli de l'esprit humain » : au plus haut de la hiérarchie, au-dessus de la tragédie même. L'héroïsme allié au merveilleux dans une ampleur ornée ne pouvait que stimuler la créativité baroque. Les résultats sont contrastés. De fait, certaines des grandes ouvres baroques de la littérature française, ou de ses ouvre les plus baroques, sont des sortes d'épopée, dans le courant calviniste. La Judit de Du Bartas (1574), parue deux ans après La Franciade, rendit jaloux Ronsard ; et sa Sepmaine (1578), récit des sept jours de la création du monde, dont il reconnaissait lui-même qu'elle n'est pas « un ouvre purement Epique, ou Heroyque » reste néanmoins un « poème des origines », ouvrant une voie qui influencera le Tasse et dont s'inspirera Milton. C'est surtout d'Aubigné qui, dans Les Tragiques, fait l'épopée de son temps et de sa foi, des guerres de religion au Jugement dernier, en sept chants : pathétique tableau d'une France souffrante (MisèreS), dénonciation implacable d'une cour corrompue (PrinceS), stigmatisation des vices de la Justice (la Chambre doréE), histoire de la Réforme, des bûchers, du sang des martyrs (« Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise » Feux, v. 1233), puis des massacres culminant à la Saint-Barthélémy (FerS) ; châtiments de Dieu contre les persécuteurs (VengeanceS) jusqu'à la résurrection de la chair et le ravissement de l'âme qui, « reprenant son lieu / Exstatique se pasme au giron de son Dieu » (JugemenT). À la fois combattant et prophétique, le poème dépasse évidemment la chronique : par la volonté affichée d'émouvoir, la force de sa peinture, où dominent le rouge et le noir avant le grand blanc final, l'imprégnation biblique, les contrastes de trivialité et d'extase, de noblesse et de crudité. Il déborde l'histoire humaine, dans son ampleur cosmique, sa progression générale de la misère terrestre vers les mystères du salut, et la constante ouverture vers le divin d'un ciel qui se fend comme dans les tableaux du Greco ou les plafonds baroques. Ce drame tragique, satirique et sacré n'est sans doute pas une épopée selon la stricte définition de « hauts faits anciens et fondateurs », mais bien une « légende du siècle » mêlant l'histoire à la fiction, le réalisme au visionnaire. Sa publication en 1616, anonyme, passa inaperçue, vite enfouie sous une conspiration du silence : on avait le plus grand mal à se procurer l'ouvre dès les années 1650. Car les goûts et les intentions avaient changé : la « geste huguenote » ne pouvait convenir à l'épopée dont rêvait la Contre-Réforme. Celle-ci penchait plutôt du côté de la reconquête religieuse par les armes, à l'exemple de La Jérusalem délivrée du Tasse (1575) dont le thème est la première croisade. La réussite de cette ouvre, attestée par un succès considérable de multiples rééditions et emprunts, est due à la parfaite harmonie des sujets variés (héroïsme guerrier, charme des enchantements, délices amoureuseS), de tableaux spectaculaires (armées se préparant au combat, duels, îles et palais enchantés, jardins de délices et cercles infernauX) et d'une langue souple, tour à tour énergique, majestueuse et voluptueuse. En France, ce modèle est complété par celui de I Adone de Marino, que la préface de Chapelain présente aussi comme une « peinture d'actions illustres ». La réussite des Italiens stimule les poètes français, lassés des frivolités galantes de ce « siècle des colifichets », et aspirant à une hauteur de ton qui unirait l'action et le plaisir, l'édification religieuse et l'éloge officiel : dès les années 1630, certains se mettent à ce travail de longue haleine. « L'explosion épique » se produit ainsi dans les années cinquante. Aux côtés du Moyse Sauvé de Saint-Amant (« idylle héroïque »), le Saint-Louis du père Le Moyne paraît en 1653, VAlaric de Scudéry et le Saint-Paul de Godeau en 1654, La Pucelle de Chapelain en 1655, le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin en 1656. Il est assez piquant de voir tous ces académiciens français s'essayer à l'un des genres les plus caractéristiques du baroque international, et en charger les traits. Tout est mis en ouvre pour le succès : des préfaces théoriques invoquant Aristote, Horace, les règles d'unités, de ton, de bienséance ; une intention allégorique et édifiante ; l'inspiration du Tasse, de son « merveilleux chrétien », de ses épisodes idylliques et de ses ornements stylistiques : Scudéry se flatte d'avoir embelli son Àlaric de « cent quarante sept descriptions », dont une de quatre cents vers... Le Moyse Sauvé, qui ne répond pas à tous ces critères, eut un succès immédiat, avant les railleries de Furetière (qui le rebaptise « Moyse noyé ») et de Boileau (qui le sent « moisir par les bords »). Mais, quant au reste, la déception fut générale, à la mesure de l'attente (Chapelain travaillait à sa Pucelle depuis un quart de sièclE) et il fallut admettre, avec Daniel Huet, que « notre nation, notre âge, notre goût sont ennemis des grands ouvrages ». Le bilan de Bussy-Rabutin, en 1672, est d'une cruelle lucidité : « Un poème épique ne peut réussir en notre langue : il est aisé de le prouver par des exemples. Le Moïse, le Saint-Louis, la Pucelle, le Clovis et VAlaric en sont de bons témoignages. » 11 en manque un à sa liste, qui représente pourtant bien les derniers feux de l'épopée baroque : le « poème spirituel et chrétien » de La Magdelaine au désert de la Sainte-Baume (Lyon, 1668). Le père Pierre de Saint-Louis, carme déchaux entré en religion, dit-on par désespoir d'amour d'une jeune fille prénommée Madeleine morte de la petite vérole, y reprenait la grande figure de la Contre-Réforme dont la tradition veut qu'elle se soit retirée dans le massif de la Sainte-Baume en Provence. Il en acquit très vite une réputation de poète obscur et ridicule, mais nous a valu la page étincelante, qui tient de l'éreinte-ment et de la réhabilitation, de Théophile Gautier (voir encadré). Une « fièvre chaude poétique » : le père Pierre de Saint-Louis, par Théophile Gautier Le baroque incite à parler de lui de façon baroquisante » écrit Fernand Braudel. En voici une preuve, extraite des Grotesques de Théophile Gautier. À propos de La Magdelaine au désert de la Sainte-Baume en Provence, « poème spirituel et chrétien » par le P. Pierre de Saint-Louis (Lyon, 1668). Gautier se livre à un morceau de bravoure dont la ver'e ne doit pas occulter la finesse de l'analyse : métaphores végétales et « parenthèses filandreuses », réseau des « rhébus [erreur typogra phique pour « rébus » ? plus probablement pour « phébus ». ces traits d'esprit obscurs à force de vouloir être brillants] et concetti », « prisme » déformant, etc. La seule allusion à /' « hydropisie » est riche de référence : hydropicus signifie en latin tardif « esprit ampoulé », et la métaphore est fréquente dans la littérature baroque du XVIIe siècle, en Espagne chez Gôngora, Graciân et Calderôn (ojos hidropicoS), et en Angleterre où hydroptic est un terme favori de Donne. « Le poème du père Pierre de Saint-Louis est une véritable forêt vierge où il est impossible de faire un pas sans être arrêté. [Tl] est hyperbolique, enflé jusqu'à l'hydropisie, excessif, touffu et plantureux ; chez lui les métaphores poussent en tous sens leurs branchages noueux. Les parenthèses filandreuses se pendent avec leurs doubles crochets au tronc de chaque phrase comme des plantes grimpantes avec leurs vrilles. Les rhébus [sic ; rébus ou phébus ?] et les concetti s'entrecroisent inextricablement. Parmi les hyperboles et les jeux de mots, sautent, comme des crapauds, des adjectifs bouffis et coassants. Les antithèses se choquent à coups de tête comme les boucs des bas-reliefs antiques. Les plus simples fleurs de rhétorique prennent une dimension monstrueuse ainsi que les fleurs de l'île de Java, et répandent un parfum étrange qui porte à la tête comme Vassa fotida ; la moindre efflorescence de langage y devient sur-le-champ agaric ou champignon. Chaque mot vous tire la langue, vous fait la moue, et vous regarde avec des yeux de basilic, et, jusqu'aux simples particules, tout y a l'air louche et venimeux. Les objets vus à ce prisme ont un aspect des plus extraordinaires. Le lieu de la scène est on ne peut plus étrange : ce sont des rochers barbus et chassieux qui font suer de grosses larmes de leurs yeux de pierre, de grands arbres centenaires et chenus qui se haussent contre le ciel comme des titans, et accrochent au passage des nues floconneuses ; des buissons qui cherchent à vous blesser de leurs mille poignards, ou rampent hideusement comme des scolopendres ou des serpents ; une source obscure et miroitante, moitié eau, moitié pleurs, défigure les formes qu'elle réfléchit, et les change en spectres ou en figures grimaçantes. La Magdelaine est là, toute nue, n'ayant pour voile que ses cheveux qui rampent jusqu'à ses talons, comme autant de couleuvres. Sa main repose sur un crâne ras, que les larmes que ses yeux distillent incessamment ont rendu blanc et poli comme de l'ivoire. Des anges en perruque blonde et en dalmatique de brocard, viennent prendre la sainte repentie et l'enlèvent au ciel sept fois par jour. Il y a des dialogues de deux cents vers, avec l'écho, sur des questions théologiques. L'écho répond en vers monosyllabiques et contrepetes. La voix du monde cause avec la voix de la solitude, et la tête de mort fait des leçons de morale à Magdelaine dans le style le plus hétéroclite qui ait jamais été donné à un vivant de lire ou d'entendre. [...] Le père Pierre de Saint-Louis est le contrepoids d'Homère : il est aussi absolu et aussi complet que lui dans la chose qu'il représente ; c'est pourquoi ce n'est point un homme méprisable. U est la personnification d'une des facultés de l'intelligence humaine. Homère est l'inspiration ; le père Pierre de Saint-Louis est la fièvre chaude poétique. » 4. Crudités de la satyre À l'opposé de cette élévation, fleurit la poésie « satyrique ». La « satyre » dont le « y » intègre en quelque sorte le type du Satyrus (faune bacchique à pieds et queue de bouC) dans le genre de la satire latine (satura, sorte de « macédoine », de « salade » littérairE) ne se contente pas, comme chez Horace, « d'un discours moral en vers, de style moyen reprenant les vices en épargnant les personnes ». Elle ajoute, au début du xvue siècle, une outrance stylistique qui transforme la description de réalités triviales ou ridicules en une poésie d'invective d'une rare violence, souvent scabreuse. Son succès est lié au goût, typique de la mentalité baroque, de l'inversion. Le genre « contre-encomiastique » (éloge paradoxaL), qui remonte aux sophistes de l'Antiquité, s'est épanoui en Italie dans la poésie dite « bernesque ». Francesco Berni (1497-1535), qui lui a donné son nom, est le plus célèbre auteur de Capitoli (« chapitres ») où tout sujet dérisoire est traité avec abondance et gravité : la salade, les oufs durs, les raves, la toux, les longs nez, les pieds de moutons, et même la peste ou l'urinai (quatre siècles avant Marcel DuchamP). Des éloges des dettes, de la braguette ou du chanvre dans le Tiers Livre de Rabelais, à ceux du tabac et de l'hypocrisie dans le Dom Juan, de Molière, le jeu devient sérieux, à la manière de Y Éloge de la folie d'Érasme. Mais, dans le « plein baroque », le contre-éloge enchérit dans le pire ; la virtuosité rhétorique s'acharne notamment contre la laideur, représentée emblématique-ment par la laideur féminine, prétexte à d'innombrables caricatures : femmes maigres, vieilles, crasseuses, sorcières lubriques, courtisanes décaties, et surtout hideuses entremetteuses, dont le modèle ne manque pas aux siècles précédents, mais qui se renouvelle dans la Macette de Régnier (qui feint d'être dévotE) ou la Perrette de Sigogne (qui se transforme en sorcièrE). La vieille maquerelle devient un véritable type baroque, au même titre que le gueux, le saint ou le héros. Une telle abondance dans l'exécration se nourrit de plusieurs motivations. Il s'agit d'abord, dans la variation et l'amplification, de « laisser aller la plume où la verve l'emporte », comme dit Mathurin Régnier. La « vieille » est la matière par excellence du « contre-blason » (l'anatomie répugnantE), puisqu'elle peut les contenir tous. Ainsi les Stances de Montgaillard (Gaillardises, 1606) déploient soixante-douze vers d'invective débutant tous par le mot « vieille ». dont la première et l'avant-dernière strophe donnent une idée : Vieille ha ha vieille hou hou Vieille faite en despit du sort Vieille chouette vieil hibou Vieille qui fait peur à la mort Vieille grimasse de marotte. Vieille galeuse horrible et blesme Vieille gibessière de Juif Vieille qui dort les yeux ouvers Vieux chandelier noircy de suif Vieille peste de l'univers Vieille robe pleine de crotte [...] Vieille Image de l'enfer mesme [...] Entre ces deux strophes, et avant la toute dernière qui voue la pauvre créature aux pires prédateurs et parasites, prend place une litanie pittoresque d'images repoussantes, dont le tournoiement vertigineux exprime aussi « l'ivresse amère d'un universel renversement des valeurs » (H. LafaY). Par contraste avec la beauté féminine « en sa première fleur », cette insistance sur l'abominable décrépitude du corps ravive le thème du Carpe diem. Ainsi d'Aubigné, dans l'Ode XXIII du Printemps, aligne 22 strophes d'oppositions entre son amie « au corps gent » et l'atroce « vieille truie endormie » à ses côtés qui empêche son approche : la frustration de l'amoureux s'exaspère d'une prémonition du destin des corps, à la manière du 5/ tu t'imagines... de Queneau, qui ne serait pas dans le temps, mais dans l'espace - le côte-à-côte d'une chambre à coucher : La douce blancheur de ma mye L'autre a la perruque taigneuse Et non son ame est endormye D'une acquenée farcyneuse [morve] Et le plus souvent ses cheveux Un combat dessus et dessoubz Sont desployés sur les linceux [draps] De punaises avec les poux : Flottans à tresselettes blondes Tout grouille et tout cela s'assemble. Comme au gré des zephirs les ondes Et tout ce gros amas ressemble Et ne souffrent d'autres odeurs Au poil d'un vieux barbet croté. Que celles du baume et des fleurs. Au fruit d'un serpent avorté. II y a déjà, dans l'étalage de la flétrissure inexorable et la cruelle lucidité de cette double chevelure, de la Charogne baudelairienne : la déchéance physique devient Mémento Mori. La caricature, selon Giraudoux, dérive de la danse macabre. Rien n'est plus vrai à la lecture de ces textes, au relevé de leurs métaphores (d'origine bemesquE) devenues lieux communs : images de la vieille « desséchée » (comme les décors des catafalqueS), de la « vivante anatomie » (squelettE) et surtout, en raison de sa peau parcheminée, de la « lanterne vive ». L'expressionnisme à la Goya des « trois vieilles rechignées » de Régnier (Satyre XI) se lit comme une leçon de desengaho : [...] ainsi dedans sa teste Voyoit-on clairement au travers de ses os Ce dont sa fantasie animaI) ses propos : Le regret du passe, du présent la misère. Mais ce n'est pas tout. Débordant la peinture de la vieillesse, la « querelle des femmes » du XVIe se poursuit ici de manière forcenée, et prospère : la Satyre Ménippée contre les femmes sur les poignantes traverses du mariage de Courval-Sonnet connaît cinq éditions de 1608 à 1623. Dénonçant l'ambiguïté féminine, cherchant à prouver sa perversité essentielle par des références antiques et bibliques, des comparaisons insultantes avec les objets et les animaux, un déchaînement de misogynie et d'aigreur confond toute femme dans la grossièreté et l'abjection. Sous des prétextes d'avertissement - Motin veut désabuser les amants sur « [des] corps qui ne sont rien que de vivantz fumiers » (Élégie contre les femmeS) - ou d'édification morale - Pierre de Saint-Louis s'en prend aux « idolâtres amans de charognes pompeuses » -, la femme est « object de nos misères » et sujet d'abomination. Le vieux topos antique de la fragilité des appas et des plaisirs éphémères se transforme en « remède d'amour » : il s'agit de dévoiler « sous les masques gluants » des charmes féminins, la déchéance morale et physique. Ainsi au moment même où L'Astrée propose un modèle d'Éros chaste et courtois, se développe un Antéros ou « Contr'amour » baroque. L'ouvre de Sigogne est l'exemple achevé d'une réaction extrême contre le pétrarquisme et les clichés de l'amour platonique. Ce maître du genre satyrique fut gouverneur de Dieppe, ce qui fit dire au huguenot Pierre de L'Estoile « que le gouvernement d'un haras de garces et de guildines [juments anglaises qui vont l'amble] eust été plus propre que celui d'une telle ville ». Il est vrai qu'il se fit une spécialité, dans ses portraits de vieilles lubriques, de maquerelles-sor-cières ou de simples « dames », de la dégradation de l'humain à l'animalité ou à la chose ; parfois d'une verve éblouissante (Stances satyriques contre l'ollivastre PerrettE), parfois d'une indécence féroce. Son sonnet le plus violent dans ce registre (qui annonce Sade, Lautréamont ou les DécadentS) est la parodie d'un des sonnets les plus connus de Ronsard, celui qui ouvre Le Premier Livre des Amours, inspiré par Pétrarque ; quelques extraits suffisent à montrer le contrepoint de la structure, et l'âpre drôlerie de l'obscénité subversive face au sentiment amoureux exprimé par les subtiles allusions mythologiques : Ronsard : Qui voudra voir comme Amour me surmonte Comme il m'assaut, comme il se fait vainqueur Comme il renflamme et renglace mon cour Comme il reçoit un honneur de ma honte ; [...] Me vienne lire : il voirra ma douleur. [...] Et cognoistra que l'homme se déçoit Grand plein d'erreur un aveugle il reçoit Pour sa conduite un enfant pour son maistre. Sigogne : Qui voudra voir comme un diable me fout |...] Toute la nuit et trop importun hosie Me contraignant d'avoir la cuisse haute Pour recevoir au large son esgout : Me vienne voir, il verra mon derrière. [...] Et si alors quelque pitié le touche Il tirera sa langue de sa bouche Pour doucement m'en essuyer le eu. Le glissement de la licence vers le blasphème sent le libertinage : rien d'étonnant à ce que l'Eglise réagisse. C'est la parution d'un recueil de ce genre. Le Parnasse satyrique, qui valut à Théophile de Viau son emprisonnement, son exil et finalement sa mort - que le Mercure françois de 1626 attribue au « grand amas de mélancolie qui s'était fait en lui pendant sa prison ». 5. Éloges du réel Le nom de Théophile fait transition. Il a pratiqué lui-même la « satyre » la plus crue : abréviations ou points de suspension pudiques abondent dans certaines éditions de ses sonnets, de ses épigrammes ou de ses stances (« Contre une vieille », notammenT). Par ailleurs, il n'y a pas plus amoureux de la vie et du bonheur sensuel ; en cela il est aussi représentatif de l'époque. Non seulement la poésie baroque sait exalter le plaisir erotique, souvent d'un ton hardi, mais d'une manière générale, elle s'imprègne volontiers d'un sensualisme fastueux et délicat. Théophile se rapproche ainsi de Baudelaire, qui cite dans ses journaux le sonnet « Je songeais que Philis des enfers revenue [...] Son ombre dans mon lit se glissa toute nue... ». C'est bien un nonchaloir baudelairien que celui des Nautoniers qui « passent à loisir des jours délicieux », de bercement et de caresses, « sous un climat heureux » ; et ce sont des délices baudelairiennes que celles de la chevelure, des parfums et du sein, dans les strophes de l'ode à La Solitude : Je baigneray mes mains folastres Dans les ondes de tes cheveux Et ta beauté prendra les voux De mes oillades idolastres. Dans l'éloge, Théophile sait jouer de la convention encomiastique pour la dépasser dans la poésie pure : dans La Maison de Sylvie, même la plus folle des hyberboles s'y voile d'un charme tragique, lorsque le poète appelle la nature entière à la louange, pour évoquer la jeune princesse, disgraciée et fragile, qui se plaisait dans ces lieux retirés : [...] Et rien n'éteindra ses vertus Que les cieux ne soient abattus Et les étoiles effacées. Cette pièce, comme les autres écrites en prison, suggère sur le mode pathétique l'amour des êtres et des choses qu'on ne reverra plus : la nostalgie des bords de la Garonne, l'évocation des abricots et des brugnons (une des premières apparitions du mot en littératurE), de la vendange écumante au pressoir ou d'une allée bordée de jasmin, composent, dans la lettre en vers De Théophile à son frère, un déchirant adieu au monde. « Mon Dieu, que le Soleil est beau ! » écrivait-il déjà À Monsieur de L. sur la mort de son père. Car il y a, parallèlement à la mélancolie ou au cynisme, une gourmandise baroque du monde, aussi abondante et diverse que celle des mots, qui éclate, entre autres, dans la poésie descriptive d'un Saint-Amant. Chez lui, la plaisanterie de la tradition bernesque fait place, dans le Melon par exemple, à un véritable panégyrique de plus de trois cent quarante vers : Ô manger précieux ! délices de la bouche ! Ô doux Reptile herbu, rampant sur une couche ! Ô ! beaucoup mieux que l'or. Chef-d'ouvre d'Apollon ! Ô Fleur de tous les Fruits ! Ô ravissant Melon ! [...] La virtuosité est soutenue par la délectation, et le pittoresque par la richesse évocatrice (combinant la vue, le poids, le toucher et l'odeur du fruiT), en une poésie qui met l'eau à la bouche, tel un tableau des « Cinq sens », inverse complémentaire des « Vanités ». Saint-Amant chante les bonheurs gastronomiques du pâté, du jambon de Bayonne, de « la chair d'un aloyau lardé de romarin » ou du Fromage, sans sectarisme (excepté pour la cuisine anglaisE) : le brie est détrôné par le cantal, l'éloge du cidre suit celui du vin ; même la sordide Chambre du débauché n'est pas dépourvue de tout attrait voluptueux. 11 chante les saisons et les lieux, la moisson ou la pluie, le désirable Printemps des Environs de Paris, « l'aspre canicule » de L'Esté de Rome, l'intensité cristalline de L'Hyver des Alpes, la luxueuse succulence de L'Automne des Canaries ; à Collioure, il goûte le muscat et les figues, la pêche nocturne à la sardine et l'arrivée des galères (déplorant au passage le sort atroce des galériens qui « fait voir un Crime au lieu d'un Chastiment ») ; il s'extasie à Belle-Isle {La SolitudE) devant la mer « étalant en ses bords » des trésors de curiosités que déplorera Boileau : Des gens noyez, des monstres morts, Des vaisseaux brisez du naufrage. Des diamans, de l'ambre gris. Et mille autres choses de pris. Le mode dominant est celui de la jubilation : « Ô que j'ayme la solitude », « Que c'est une chose agréable / D'estre sur le bord de la mer », jusqu'à l'extase du pur bonheur d'être au monde dans Le Contemplateur : [...] J'escoutc, à demy transporté. Le bruit des ailes du Silence, Qui vole dans l'obscurité [...] et la délectation hédoniste des choses est favorisée par l'ardeur descriptive. Le monde et ses beautés appellent l'éloge, comme la clarté de l'aurore dans la préface au Passage de Gibraltar ; le poème y répondra somptueusement : La splendeur des broderies d'or et d'argent eblouissoit la veue en l'agréable diversité des enseignes. Tout favorisoit notre passage : un zephire doux et propice nous souffloit en poupe ; l'air estoit serain, la mer calme, le ciel net. pur et lumineux, et l'on eust dit que la terre de l'Europe et de l'Affrique s'abaissoit en certains endroits autour de nous par respect, et se haussoit en d'autres par curiosité. Cette variante « libertine » se situe dans le grand courant de la célébration chrétienne du monde, de l'« humanisme dévot » : on le trouve dans la poésie des jésuites Pierre Le Moyne (le « Victor Hugo de son siècle » selon Jean RousseT) ou Jean de Bussières, comme dans la prose du capucin Yves de Paris, « le plus beau génie de son siècle » selon Bremond qui compare avec justesse telle page descriptive de ses Morales chrétiennes (1639) à Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand. Mais on trouve aussi ce thème essentiel de la poésie baroque chez les auteurs protestants, d'un bout à l'autre du siècle : solennellement ouvert par l'enthousiasme encyclopédique de Du Bartas : Je te salue, ô Terre, ô Terre porte-grains, Porte-or, porte-santé, porte-habits, porte-humains, Porte-fruicts, porte-tours, aime, belle, immobile, Patiente, diverse, odorante, fertile, Vestue d'un manteau tout damassé de fleurs. Je te salue, ô sour, mère, nourrice, hostesse [etc.] (La Sepmaine III, 850) et refermé par l'ultime Sonnet chrétien du pasteur Drelincourt (Niort, 1677) : Riches Voûtes d'Azur, Flambeaus du Firmament : Couronnes, Dignitez, Grandeurs, Pompe Royale. Festins, Concerts, parfuns, que l'Arabie exhale Jardins, Fleuves, Palais, bâtis superbement [...] Eclatantes Beautez de ce bas Elément [etc.] L'apothéose baroque des célébrations est atteinte lorsque celle du cosmos se mêle à celle de la monarchie. La Nuict des Nuicts et le Jour de Jours (Du Bois Hus, 1641) fête la naissance du dauphin, le futur Roi-soleil : les astres y descendent dans « l'océan joyeux de sa tranquillité » ; les éléments se rejoignent, les règnes se confondent, pour résumer, par la métaphore-métamorphose finale, l'euphorie de la complétude et de l'harmonie du monde : Le visage du Firmament Descendu dans cet clément Y fait voir sa figure peinte Les feux du ciel sans peur nagent dedans la mer Et les poissons sans crainte Glissent parmi ces feux qui semblent les aymer Dans le fond de ce grand miroir La nature se plaist à voir L'onde et la flamme si voisines Et les astres tombez en ces païs nouveaux Salamandres marines Se baignent à plaisir dans le giron des eaux. 6. Postérités Les grands traits de cette poésie se retrouvent ailleurs, chez Baudelaire notamment : par la charogne et le gisant, la belle en deuil et la nymphe macabre, « l'Amour du mensonge » et « Le Tasse en prison », l'auteur de L'Éloge du maquillage s'en approche souvent ; dans À une Madone, « Ex-voto dans le goût espagnol », on trouve à la fois les « rimes de cristal », les « souliers de satin », le désir et la cruauté, « l'amour mêlé avec la barbarie », et le cour pantelant, sanglotant, ruisselant. Mais cela suffit-il pour définir Baudelaire comme baroque ? Faut-il faire de Mallarmé un « grand poète baroque », comme le fait Gilles Deleuze, pour son amour du pli ? Il faudrait ajouter alors Laforgue, pour ses « vanités » parodiques des premiers sonnets et le désenchantement des derniers vers ; et Henri de Régnier, pour son « symbolisme héroïque » (selon VerlainE), son goût de l'exotisme, de la métamorphose, des reflets et des songes de l'eau, surtout celle des bassins où rôde « un souvenir royal ». Et Apollinaire : André Billy, dans sa préface aux Ouvres poétiques où les mots « baroque » et « baroquisme » apparaissent une trentaine de fois en deux pages enthousiastes (XLIV-XLV), conclut qu'il est « le représentant le plus qualifié du baroquisme moderne »... Et le Claudel des Cinq Grandes Odes, et l'Aragon du Fou d'Eisa. Il faudrait aussi citer ce qu'A.-M. Schmidt le premier (en 1949) a dit du « baroque surréaliste » : son « indéniable sentiment de libération et de convulsion douce », son goût pour le mystère et l'insolite, l'hermétisme et le merveilleux, ses incantations magnifiques et sa hantise de l'amour mortel. Aux relations aperçues entre la métaphore surréaliste et celle de Tesauro, il faudrait ajouter que celui-ci, dans son Cannocchiale aristotelico conseille à un auteur, avant de corriger quelque erreur typographique, de vérifier si cette déformation ne fait pas jaillir une lumière plus belle que le rapprochement original : il s'agit ici d'une forme de « hasard objectif» qui consacre un pouvoir autonome du langage. Et les équivoques de Cyrano (que citent Breton et AragoN) n'annoncent-elles pas celles de Rrose Sélavy (de Marcel DuchamP) ? Mandiargues met le « feu d'artifice perpétuel » de Benjamin Péret dans « la catégorie du baroque » (Deuxième bevédèrE). On a placé parfois dans la même « catégorie », pour des raisons variées, Cocteau, Michaux ou Ponge. Mais si l'on s'en tient à des critères formels (ampleur et éclaT), à des domaines thématiques (célébration du monde, hantise de la mort et de la vanité des choseS) et à des références culturelles qui informent le texte, on se contentera, pour le XXe siècle, d'évoquer deux poètes, aux pseudonymes en eux-mêmes assez « baroques ». Saint-Pol Roux, d'abord, est peut-être le « premier baroque moderne » (selon la formule d'Alain JouffroY) : lui qui définissait la beauté comme « la somme de nos admirations », lui qu'André Breton surnomma « le Magnifique », que Robert Desnos peignait « chevelu comme les vieux bateaux que les courants du large trimballent avec des colliers d'huîtres perlières et des crinières d'algues précieuses » et à qui Max Jacob écrivait : « vous êtes le verbe dans son éclat, la pensée dans sa majesté et la poésie dans son charme », louant son style « musclé d'or et veiné de blancheur ». Saint-John Perse, surtout. Dans son discours de Stockholm, il a lui-même des formules que ne renieraient pas les théoriciens baroques, lorsqu'il parle de la poésie comme « fille de l'étonnement » ou de « l'illumination lointaine de l'image médiatrice ». Toute son ouvre le confirme. Lorsque le poète d'Éloges s'écrie « 0 fable généreuse, ô table d'abondance ! », c'est le monde lout entier qui est langage et « copie » ; et la richesse du vocabulaire précis, des mots rares, propres à tous les métiers manuels ne peut qu'évoquer les orientations de l'Essay des Merveilles. Les éléments naturels (Pluies, Neiges, VentS), alimentant les « très grandes forces en croissance » du discours, inspirent à leur tour une célébration du langage : l'eau surtout, source première, liée à la lumière et au végétal, opère le mélange des règnes dans un monde luxuriant et bariolé. Et le mouvement qui entraîne l'ouvre, dans une pérégrination loin des règles et des unités, s'étendra aussi sur la vanité des « poudres mortes de la terre », du savoir et des cultures disparues dans « la fumée des sables », et fera côtoyer les plus hautes créations de la nature et de l'homme « avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines ». Dans cette poésie de l'ampleur, la houle des versets combinant des vers libres à la manière de Biaise de Vigenère n'exclut pas l'éclat des raccourcis, les jeux de paronomases et d'apophonies, des dérivations et autres « contre-batteries de mots » ; l'ellipse y est aussi fréquente que l'énumération et la redondance, et la « syntaxe de l'éclair » frappe une matière verbale semblable à « la mer au spasme de méduse ». L'écriture persienne est un exemple de synthèse d'un asianisme océanique (ou continentaL), « pareil au lit des fleuves infatués » et d'un atticisme cristallin comme « une Crau de pierres ». Mixte d'amplification sur les « grands lés tissés du songe et du réel » et d'acuité au « tranchant de l'esprit », d'architecture grandiose et d'images fulgurantes, elle crée un monde mythique où les contraires sont rapprochés, où les robes empesées des femmes « traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre », où « les tortues roulent aux détroits comme des astres bruns », où « les dieux s'éveillent dans le quartz ». « Je parle dans l'estime » disait Saint-John Perse. Il est curieux de voir Roger Caillois, pour montrer que cette manière d'écrire est dans le génie de notre langue, prendre comme référence une lettre privée d'Henri IV décrivant le Marais poitevin à la comtesse de Guiche : il nous ramène à la fois dans le réel historique et dans une sorte d'allégorie d'un univers poétique en sa forme native, lorsqu'il évoque simplement, avec un émerveillement royal : des canaux pour aller chercher le bois par bateau, l'eau claire, peu courante ; les canaux de toutes largeurs, les bateaux de toutes grandeurs... Tant de sortes d'oiseaux qui chantent, de toute sorte ceux de mer. Je vous en envoie des plumes. De poisson, c'est une monstruosité que la quantité, la grandeur et le prix... C'est un lieu de grand trafic el tout par bateaux. La terre très pleine de blés et très beaux... Peut-être la poésie baroque commence-t-elle aussi là. |
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