Essais littéraire |
«Clerc ne suis, mais seulement ai l'art de rimoyer*. » Jean Marot. En Bourgogne et en Flandres, dans les années 1460 à 1520, entre Le Testament de François Villon et les premières ouvres de Clément Marot, se développe une tradition poétique que l'histoire littéraire a retenue sous le nom de « grande rhétorique ». Sous une étiquette douteuse mais commode (ils préféraient, eux, s'appeler « orateurs et rhéto-riciens »), on regroupe généralement une douzaine de « grands rhétoriqueurs » : Georges Chastellain (actif entre 1440 et 1475), Octovien de Saint-Gelays (entre 1490 et 1505), Jean Robertet (entre 1460 et 1500), Jean Meschinot (entre 1450 et 1490), Jean Molinet (entre 1460 et 1505), Jean Lemaire de Belges (entre 1495 et 1515), André La Vigne (entre 1485 et 1515), Guillaume Crétin (entre 1495 et 1525), Jean Marot (entre 1505 et 1525), Jean d'Auton (entre 1499 et 1528), Pierre Gringore (entre 1500 et 1535) et Jean Bouchet (entre 1497 et 1550) ; on ajoute souvent à cette liste d'autres écrivains secondaires comme Guillaume Alexis (entre 1450 et 1490), Henri Baude (entre 1460 et 1495), Jean Castel (entre 1460 et 1480), Jacques Millet (entre 1450 et 1466) et Jean Parmentier (entre 1515 et 1530); des ouvres anonymes comme L'Abuzé en cour (vers 1460) ou Le Lyon couronné (1467) relèvent de cette tradition littéraire. Il serait illusoire de porter un jugement d'ensemble sur les rhétoriqueurs comme s'il s'agissait d'un corps collectif homogène. Il convient de distinguer non seulement entre les générations (Georges Chastellain, Jean Molinet et Jean Lemaire de Belges se succèdent et pourtant ne se ressemblent guèrE), mais entre les provenances. Les rhéloriqueurs de Bourgogne sont à bien des égards, en politique comme en poétique, les adversaires de ceux de France, même si certains, comme Jean Lcmaire, passent allègrement d'un camp à l'autre (Thiry, 1995). En outre, ils sont conscients de la tâche morale et politique qui leur incombe : ils entendent servir les intérêts du Prince et de la Cité de façon éclatante. Les jeux verbaux, graphiques et sonores, pour lesquels ils sont surtout connus, n'occupent, en fait, qu'une partie relativement faible de leur production littéraire. Pendant longtemps les historiens ont emboîté le pas à Sainte-Beuve qui désignait cette période comme le « terrain vague » de la littérature française. Consternés par le « manque de goût » qu'ils y relevaient, ils considéraient les « rhétoriqueurs » comme des scribes besogneux et sans imagination, condamnés à répéter inlassablement les mêmes thèmes avec une virtuosité gratuite. On assimilait leurs ouvrages aux monstruosités de l'art flamboyant, où s'accumulaient jusqu'à l'absurde les manies des générations antérieures. Leurs «jeux artificiels » passaient pour l'expression outrée d'une culture à bout de souffle (GuY). Rares ont été, avant 1970, les critiques qui ont trouvé quelque intérêt à lire ces parias de l'écriture. Avec l'âge d'or de la linguistique et du structuralisme s'ouvrit pourtant un procès en rhéhabilita-tion. On se mit à relire d'un ceil neuf et sympathisant les constructions de ces étonnants virtuoses (Rigolot, ZumthoR). D'autres lectures ont remis l'accent sur la portée profondément éthique et même métaphysique de cette écriture équivoque (Comilliat. RandalL). Automne du Moyen Âge ou printemps qui annonce la Renaissance ? Le champ sémantique des saisons est rempli de contradictions. Nous l'avons déjà dit : comment la même saison peut-elle donner lieu aux joyeuses vendanges de Sainte-Beuve et aux horribles tableaux de Huizinga? C'est que du fruit mûr au fruit pourri il n'y a qu'un pas. Comme Bakhtine nous l'a enseigné, le carnaval, spectacle régénérateur du monde inversé, est un phénomène de printemps et correspond à la célébration d'une vie résurgente avant l'entrée en Carême (p. 187-275). On peut observer une sorte de collusion entre les rituels du carnaval et la pratique des rhétoriqueurs (Zumthor. p. 133). Les rhétoriqueurs. qui n'ont jamais formé d'« école » mais ont su gardé farouchement leur indépendance, restent une référence collective obligée pour qui veut comprendre le mouvement cyclique des civilisations. Ils sont les témoins de l'éclosion de fruits nouveaux dont l'étrangeté ne laisse pas d'inquiéter, de rebuter. de séduire. L'effervescence de la pensée scolastiquc avait été un grand festival estival. On en recueille maintenant les produits tardifs, bouffis, difformes, corrompus. Ce sont les énigmes des poèmes-rébus, les fanfreluches des vers équivoques, les bigarrures de 1 "acrostiche et autres curiosités verbales. Rabelais reste, à cet égard, l'un des plus hardis de ces aventuriers : Les Fanfreluches antidatées' trouvées en un monument antique a i ? enu le grand dompteur des Cimbres Des générations d'interprètes se sont penchées sur ce texte sans en éclaircir le sens. Il reste une « énigme » et fait pendant à l'autre poème hermétique que Rabelais emprunte à Mellin de Saint-Gelais, l'«énigme en prophétie» sur laquelle se conclut le livre (p. 150). On a cru y reconnaître des allusions historiques (le sac de Rome en 1527), des anagrammes (le « beurre frais » suggère Lefèvre d'EtapleS) et autres jeux de langage compliqués. Maître Alcofribas présente ce poème en précisant que « les rats et les blattes » en avaient « brouté le commencement ». ce qui explique eomi-quement pourquoi les premiers mots sont illisibles bien qu'on puisse en restituer le sens : «ai? enu... » pour « Voici venu... » « v sant par l'air... » pour « passant par l'air » « ' sa venue » pour « A sa venue » « d- beurre frais » pour « de beurre frais » « = quel » pour « auquel ». sant par l'air de peur de la rosée. ' sa venue on a rempli les Timbres* d- beurre frais, tombant par une hosec* = quel, quand fut la grand-mère arrosée, Cria tout haut : « Hers* par gâce pèche-le ! Car sa barbe est presque toute embouséc*. Ou, pour le moins, tenez-lui une échelle. » (Gargantua, p. II.) Parodie d'énigme, à n'en pas douter, et qui invite malicieusement les inconditionnels de L'ésotérisme au déchiffrement. Les grands rhétoriqueurs ont cultivé l'allégorie nominale et l'arithmosophie symbolique avec conviction, s'interro-geant par des voies diverses sur les rapports de nécessité entre le sens du monde et les éléments formels qui servent à le décrire. Ils ont renoué par là avec la tradition étymologique médiévale tout en s'associant aux exploits parony-miques des pétrarquistes de la Renaissance. Les énigmes onomastiques de Jean Molinet, les rébus figuratifs de Jean Marot1, les tours de force bilingues ou trilingues d'André La Vigne sont sans doute bien marginaux par rapport à ce que nous considérons généralement comme les grandes ouvres poétiques de la Renaissance. Ils se rattachent pour-tan! à un phénomène général, celui de la « pensée figurée » de l'époque, dont ils constituent le versant extrême (KleiN). Dans une épistémologie de la ressemblance, les rhétoriqueurs sont loin d'être isolés. Pour eux. explorer les propriétés du langage, c'est rejoindre la guilde d'autres artisans qui, dans des métiers différents, pratiquent des techniques dont l'ambition est voisine. Chez Jean Lemaire de Belges, par exemple, le texte du cantique à la Vierge, le Salve Regina, devient un espace visuel à explorer. Le contraste entre les lettres rouges (en majuscules dans le textE) et les lettres noires (en minusculeS) représente deux types de lecture : l'une, syntagmatique, qui suit le cours du texte dans ses méandres et propose une interprétation en langue vulgaire ; l'autre, paradigmatique, qui restitue verticalement les vestiges de la prière liturgique. Il n'y a pas d'opposition intellectuelle entre le texte liturgique et sa réécriturc en vernacu-laire : les deux lectures se complètent mutuellement dans une poétique qui vise à renforcer la richesse d'un message à la fois étemel et traduit dans une culture précise. On observe une technique analogue à la même époque chez les maîtres verriers qui inventent le vitrage doublé. L'artiste superpose deux verres de couleurs différentes pour permettre une vision en relief. De même que le vitrail peut s'enrichir d'innombrables tonalités contrastées, le découpage des paroles du Salve Regina donne lieu à des paraphrases françaises infinies. Le rhétoriqueur dispose en rouge (ou en majusculeS) le texte de la prière latine sur un fond sombre gallican comme- le maître verrier peint des fleurs d'or sur le verre supérieur pour qu'elles se détachent mieux sur la pourpre unie du verre inférieur : SAL-ut à vous. Dame de haut parage. VE-rs qui chacun, de très humble courage*, RE-ndre se doit pour bienheuré* conquerre*. Gl-ron de paix, reposoir de suffrage, NA-vire sûr. sans peur et sans naufrage. (Strophe l,v. 1-5, Jodogne, 1967.) Dans le registre musical on observe des pratiques semblables à propos de la polyphonie. Dans la Déploration sur la mort de Jean Ockeghem, Josquin Des Prés superpose la mélodie grégorienne du Requiem au texte qu'on a composé en langue vulgaire pour pleurer « le vray trésor de musicque » qui vient de décéder. Pendant que le cantus, le contreténor, le quintus et le bassus chantent ces vers en français, le ténor psalmodie en latin la mélodie du Requiem. Josquin, maître du contrepoint, semble imiter le style musical d'Ockeghem par ses longs phrasés libres. Comme le rhétoriqueur et le maître verrier, le musicien joue sur les effets de relief. Il fait coïncider la lamentation du « grand dommage » avec les paroles d'espérance du « luceat eis » (que la Lumière brille pour eux !) dans la prière liturgique. La mélodie qui accompagne le texte vulgaire insiste sur le deuil terrestre qui accable l'humanité; celle qui souligne le texte sacré rappelle, par contraste, la montée de l'âme vers la béatitude céleste. Cette superposition de mélodies provoque un effet de séduction pour l'oil, l'oreille et l'intellect. La déploration se termine par les mots requiescat in pace (puisse-t-il reposer en paiX) quand le baryton rejoint les autres voix pour chanter le repos éternel à l'unisson. L'impression de concorde est alors à son comble : le français et le latin, le profane et le sacré, le musicien et le poète se sont rejoints. Et Josquin a opéré ainsi la fusion des modes et des styles pour leur donner ce que la scolastique appelait un aitior sensus et ce que l'humanisme de la Renaissance appellera un « plus haut sens » (Rabelais, p. 6) : syntaxe nouvelle qui assure à l'art sa possibilité de survie. Ainsi, le désir de rassembler les fruits de l'automne dans une énorme corne d'abondance fait bien partie du projet de la « Grande Rhétorique ». Mais cette cornucopia, dont Érasme fait le symbole de la rénovation des lettres, regorge autant de grappes gourmandes que de gousses desséchées. L'idéal humaniste de la sanitas antiqua, faite de sagesse et de rigueur, n'existe jamais à l'état pur ; il est toujours plus ou moins contaminé parles tentations de la corruptio moderna, moins honnête mais à laquelle oblige précisément la modernité. Érasme le savait bien, lui qui était si sensible aux risques de dérive du langage. La croissance contient en elle-même les germes de la gangrène ou, comme dit le proverbe latin cher à l'humaniste de Rotterdam, ubi uher ibi ruber. là où se trouve la croissance se trouve aussi le risque du cancer (Érasme IV-i, p. 239; Cave, p. 165). Lorsqu'ils cultivent le genre narratif, pour déplorer dans leurs épîtres ou célébrer dans leurs chroniques, ces écrivains mettent souvent en scène un sujet énonciateur qui, parlant à la première personne, négocie un jeu compliqué avec le vécu dont il est censé révéler le sens. L'identité de ce sujet locuteur est problématique à plus d'un chef. Par leur position ambiguë en tant que roturiers soumis au bon vouloir du Prince, ils se doivent de produire une poésie de circonstance qui suit généralement le modèle d'un « discours de la gloire » (ZumthoR). En outre, prisonniers d'une tradition littéraire fortement codifiée, ils ont tendance à répéter des motifs, des thèmes et des techniques qui obligent à ressasser sur un mode didactique l'origine de leur aliénation de roturiers à gages. Dès lors, le sujet locuteur qu'ils mettent en scène ne peut rien avoir de personnel; il ne peut être que l'effet linguistique d'une individualité illusoire, marque grammaticale d'une identité composite et d'un je resté étranger à soi-même. Autrement dit, le masque (en latin, personA) reste toujours collé au visage du poète car c'est à travers lui qu'il s'agit de mimer le vécu : perlsonare, la voix de l'acteur est vouée à ne se faire entendre qu'à travers un accessoire de théâtre. Nous le voyons bien dans Les Epîtres de l'amant vert de Jean Lemaire, composées en 1505 el publiées en 1511, qui sont peut-être sa plus belle réussite. On y trouve à la fois l'obsession de la fracture et la recherche d'une belle facture* (Corrtilliat, p. 36). Énumérations et équivoques, répétitions et calembours apparaissent comme autant de nouvelles tentatives pour colmater les interstices du sens tout en revenant inlassablement sur le vide des signes et sur l'incapacité d'accéder pleinement à la vérité des choses. Dans un texte aussi réduit et aussi dense (moins de mille vers pour les deux épîtreS) il est relativement aisé de répertorier les éléments pertinents pour une analyse de je locuteur. En ces premières années du xvic siècle, l'épître n'est pas encore très bien définie comme forme poétique. Le modèle qui s'impose est celui des Héroïdes d'Ovide dont Octovicn de Saint-Gelais avait donné une traduction française en 1500. Or ce qui caractérisait le genre ovidien était son caractère fictif et ce qu'Henri Guy appelait son « impersonnalité » (I. p. 165 sq.) Ariane écrivait à Thésée, ou Pénélope à Ulysse, une lettre de reproches ou d'amour d'où le moi du poète était totalement gommé. L'originalité des rhétoriqueurs aura été de diminuer la part d'artificialité dans le procédé et de composer des lettres qui pouvaient passer pour « naturelles » : lettres à un protecteur, à un ami poète, etc. Les Epîtres de l'amant vert s'inscrivent pleinement dans cette évolution générique. Artificielles, elles le restent puisque, sur le mode héroïdien, elles sont attribuées à un correspondant fictif, le perroquet (« papegay* ») amoureux. Naturelles, elles le deviennent puisque ce curieux personnage n'est pas inventé, mais censé dénoter le perroquet de Marguerite d'Autriche, protectrice de Jean Lemaire. Ce masque sert d'ailleurs à signaler une identification possible entre l'amoureux de la fiction (le perroqueT) el l'écrivain réel (le rhétoriqueuR). Identité composite Au je locuteur qui. toute voilée qu'elle soit par la fiction, se laisse deviner tout au long du poème. Le texte désigne explicitement l'« amant vert » comme le « parfait truchement* » du poète (1, v. 247). Comme le « papegay* », le rhétoriqueur doit être le serviteur hors pair de sa « princesse et dame redoutée » (II, v. 413). Il a dû quitter son pays natal pour aller gagner ses gages en Flandres, dans « cette région froide/Où court la bise impétueuse et roide » (I. v. 234-5). On pense déjà au du Bellay des Regrets, maugréant contre la froideur affective de son exil romain '. On pense aussi à la cigale de La Fontaine, autre figure du poète depuis Platon, qui, « ayant chanté tout l'été », se trouva « dépourvue/Quand la bise fut venue ». Le rhétoriqueur est bien un dépourvu, maintenu dans le lieu aliénant où le retient sa dépendance intellectuelle et sociale. La fiction du perroquet lui permet donc d'adresser, sur le mode de l'ironie, des reproches réels à sa protectrice : mais il ne peut le faire qu'à mots couverts. Les impropères contre la dureté (I, v. 54), contre la cruauté (I, v. 61 ) ne peuvent se lire seulement dans le cadre de la fiction amoureuse. Les métaphores du jeu courtois et déjà pétrarquiste (la prison amoureusE) sont elles-mêmes métaphores d'une condition intellectuelle inséparable de celle de la poésie. Le langage figuré au second degré retrouve son intensité au sens propre : celui qui se décrit comme « serf » de sa dame redonne à ce mot son acception primitive (I, v. 175). Il faut citer les quatre vers où le perroquet-poète maudit le lieu de son asservissement : Est-ce desserte* ? Ai-je ceci méri* ? Ha ! Le Pont d'Ains*. que fusses-tu péri. Lieu exécrable, anathématisc*. Mal* feu puisse être en tes tours attisé ! (I, v. 185-188.) La fiction de la fin'amor se retourne curieusement en discours véridiquc. C'est tout l'art de dire la vérité en faisant croire qu'on ment. On pense à Tartuffe s'avouant ouvertement « scélérat », et « misérable », pour faire entendre à Orgon tout le contraire, et contre toutes les évidences : Ha ! Marguerite (à peu* dirai-je ingratE). Je te puis bien faire ores* mes reproches. (I, v. 172-173.) Qui parle ? Est-ce le perroquet ou son double ? l'amoureux fictif ou l'indiciaire* réel? C'est l'amant vert, dira-t-on. mais son nom rime étrangement avec Jean Lemaire. Le réfèrent reste ambigu même si. parfois, le voile semble se lever. Le « papegay »* se présente alors comme l'« humble secrétaire* » de la princesse (I, v. 40), et la distinction entre l'homme et l'oiseau tend à s'effacer : Et nous, hélas ! innocents, et qui sommes Fort approchant la nature des hommes, Elle nous laisse en pays étranger. (1, v. 167-9.) La « gayeté » dont la couleur verte est le signal chromatique ne doit pas faire illusion : elle est le mode obligé sur lequel doit se jouer l'« estrangement* » et le « mal d'être » du poète. Maurice Scève, qui viendra d'une riche et puissante famille lyonnaise, n'aura plus besoin de cet expédient pour évoquer son propre lien de servitude : il aura trouvé Délie, et ses dons poétiques lui vaudront la gloire, même si, plus lard, la Pléiade l'accusera par jalousie d'être trop « obscur ». Mais Lemaire n'a pas le choix. Marguerite est sa seule raison d'écrire. Les nombreuses déplorations à la mort de ses maris successifs en sont la preuve. Hors d'elle, comme hors des artifices du langage, point de salut : Mon cour se deut*, combien* que d'un vert gay* Soit mon habit, comme d'un papegay*. (I, v. 79-80.) Ce comme est, à la vérité, bien curieux. Si c'est le perroquet qui parle, pourquoi a-t-il besoin de se comparer à un « papegay »* ? Là encore le discours de Lemaire révèle une ambiguïté. Décidément, cet amant vert est une instance narrative bien instable. Et en cette instabilité (d'autres diraient en cette « indécidabilité ») peut se lire une tension entre la nécessité et l'impossibilité d'inscrire une subjectivité privée dans un discours déjà moderne. Jean Lemaire n'est pourtant pas le seul « grand rhétoriqueur » à faire de son existence précaire la raison d'être de ses poèmes. Jean Marot, père du célèbre Clément, montre constamment sa modestie en se présentant comme «le pauvre écrivain de la reine » Anne de Bretagne (Voyage de Gênes, p. 84). A la lecture des liminaires de son ouvre, on peut néanmoins observer une affirmation de plus en plus visible de la personnalité du poète. « Conquête progressive du moi » (Deux Recueils, p. lxxX) finit par déboucher sur une « poétique de la transparence » qui s'alimente ellemême à une « rhétorique de la présence » dont Clément se fera bientôt le champion dans sa propre Adolescence clémentine. On a pendant longtemps cherché à opposer à Jean, cet « attardé » médiéval, un Clément véritable « novateur » des temps modernes. Sans vouloir gommer les différences, des rapprochements s'imposent entre les deux générations en présence. La technique du fils n'est guère différente de celle du père, mais les protestations d'humilité sont absentes (Rigolot, 1977, p. 55-79). Le père, lui, affiche partout sa modestie. Pour se concilier les bonnes grâces de sa noble lectrice, il s'ingénie constamment à rabaisser ses talents ou les mérites de son ouvre. Voyez le prologue de la Vraie Disant Avocate des Dames : « Je, qui suis des petits le moindre, emmailloté au berceau d'innocence, si peu estimable que. sans oser prendre la hardiesse d'imprimer mon nom en mes rudes, inconnus et mal proportionnés écrits..., ai incapax* et non digne de ce faire, entrepris de. selon mon gros* et rural métier, forger et marteler sur l'enclume de mon insuffisance* » (p. 94). Dans le Prologue du Voyage de Gênes, le chantre de Louis XII se dit « indigne et incapable », et parle à nouveau de sa « sourde ignorance ». de son « rural et maternel langage », de sa « lourde et par trop basse forme » et de la « grosseur* de son petit entendement* » (p. 83-84). Dans le Voyage de Venise, il s'adresse au roi Louis XII pour nier toute prétention érudite et limiter ses ambitions à celle de rimeur (depuis Dante, le rimatore ne saurait rivaliser avec le véritable poetA) : « Clerc ne suis, déclare-t-il, mais seulement ai l'art/De rimoyer* » (p. 143, v. 3612-3613). Le fils reprendra cet aveu paternel d'humilité, mais pour s'en moquer joyeusement. Dans la fameuse « Petite Épître au Roi », il se montre plus royaliste que le roi (plus rhétori-queur que les grands rhétoriqueurS). Il y multiplie les « rimes équivoquées ». c'est-à-dire les plus difficiles de la seconde rhétorique, puisque la similarité des sons se prolonge pour former un amusant calembour : En m'ébattant je fais rondeaux en rime Et en rimant bien souvent je menrime*. Bref, c'est pitié d'entre nous, Rimailleurs*, Car vous trouvez assez de rime ailleurs. Et, quand vous plaît, mieux que moi rimassez* Des biens avez et de la rime assez. (OP. I, p. 87.) Le fils se paie le luxe de prendre son père au pied de la lettre en multipliant les synonymes qui désignent Fart du « mauvais rimeur » : rimailler, rimasser, rimonner, rimoyer.... pour faire rire François Ie', lui-même excellent rimeur. Même dans le prologue des Prières sur la restauration de la santé de Madame Anne de Bretaigne Reine de France, Jean Marot se considère encore comme « le moindre disciple et lointain imitateur des meilleurs réthoriciens ». Il ne parle que de son « rustique et très fragile esprit », de son « petit et humble style de bas maternel langage » et de sa « très rude et imbécille* capacité à construire, édifier et composer une ceuvre » (p. 120-121). On pourrait ajouter à ces trois textes le « Prologue à la Reine Anne » attribué à Jean et publié par Clément dans l'édition des Deux Heureux Voyages de 1533. Qu'il s'agisse ou non d'un faux de la main du fils, on y retrouve les protestations d'humilité habituelles : ignorance, inscience* et indignité; « style inférieur et bas », « rural et maternel langage », « description |... | remplie de squalide* et barbare squabrosité* » (Voyage de Gênes, p. 146-147). Cependant, si l'effacement de la personnalité reste de règle, le rimoyeur* prend soin d'inscrire indirectement son nom d'auteur dans la tradition classique. Ainsi, dans le prologue des Prières : « Ouvre, certes, petite quant à la structure et fabrique* composition. Mais, quant au sujet, de telle magnitude* et excellence que un autre Virgile ou Homère, poètes de immortelle renommée, travailleraient beaucoup à l'exécution suffisante* d'icelle* » [composition] (p. 120). Revendication tâtonnante qui révèle néanmoins la trace d'un désir d'autorité. Homère et Virgile sont là. mis à distance et pourtant objets de comparaison. D'autres manifestations de ce phénomène permettent de mieux cerner la représentation indécise de l'intense désir qui anime le poète mais que celui-ci ne peut encore exprimer ouvertement. La production palinodique* de Rouen est un témoignage singulier de cette double postulation de la subjectivité d'auteur. Depuis sa fondation en 1486, le fameux Puy* de Rouen se donnait pour mission de défendre et d'il lustrer, dans un concours public de poésie, la doctrine de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie (Gros, 1993, 1994, HuE). Jean Marot participe à ce rituel exigeant mais avec un bonheur que ses rivaux lui envient, même s'il n'est couronné qu'une seule fois du chapeau de laurier ou de la fleur de lys. Les trois ou quatre « Chants Royaux » qu'il présente au Puy de la Conception à Rouen révèlent des ambitions secrètes chez celui qui dit toujours être « très humble parmi les très humbles » et « le pauvre écrivain de la Reine » (Voyage de Gènes, p. 143 et 84). Dans le Chant Royal qui lui valut le deuxième prix en 1521 («Pour traiter paix entre Dieu et Nature», Deux Recueils, p. 181-184), le thème de la création poétique est clairement associé au mythe de Pygmalion. On y lit que le « Facteur*, contemplant sa facture*,/D'amour épris, nous fit un haut bienfait» (p. 183, v. 36-37). Cette apparition d'un Dieu amoureux de sa Création rappelle le refrain de la Genèse : « Et Dieu vit que cela était bon » (Gen. 1 :4,10,12, 18, etc.). Le poème tout entier représente « l'acte créateur en soi ». Le « facteur » n'est pas seulement le Très-Haut mais aussi notre très-bas poète (p. 461 ). Une analogie concurrentielle se profile ici entre le thème religieux du chant et l'intention du poète, fier de manifester, sans le dire, la perfection d'un art qui devrait lui valoir le prix de poésie. Le Mystère de l'Incarnation, qui est au centre du poème, se trouve résumé et répété six fois dans le refrain : « L'humanité jointe à divinité » (v. 11, 22, 33, 44, 55, 61). Dans son Grand et Vrai Art de pleine rhétorique, le Normand Pierre Fabri précisera que le mot « palinod* » signifie «semblable consonance» (II, p. 77). Le récit de l'Incarnation pas n'appartient pas à Jean l'Évangélistc mais, désormais, en français, à Jean le Palinodiste. Dans les poèmes à la Vierge, l'ornement poétique devient le symbole patent de la perfection qu'autorise le thème de l'Immaculée Conception (Cornilliat. p. 483). Contamination de l'excellence du sujet. Conception « sans macule* » de l'Immaculée qui est scévienne avant la lettre : comme Délie, la Vierge est un « objet de plus haute vertu » mais, surtout elle reporte son ineffable splendeur sur le poème qui en célèbre la perfection. Façon détournée pour le poète de dire : « J'existe, mon art est parfaitement adéquat à son sujet, et je mérite de recevoir le prix. » Revendication d'auteur, qu'on peut juger inconsidérée, mais qui se trouve confirmée par d'autres Chants^Royaux de la fournée rouennaise. Le poème que présente Jean Marot l'année suivante, en 1522, au Puy de Rouen (« Après que Dieu eut les hauts ciels parfaits* », p. 184) ne sera pas primé. Il était pourtant tout fait pour l'être. Dans le «renvoi» final adressé à Dieu, l'auteur s'arrangeait pour associer grammaticalement son nom à la doctrine de l'Immaculée Conception : RENVOI Prince, tu as fait ta mère apparaître Digne trop* plus que paradis terrestre. Anges ni cieux : car tu l'as démontrée, En son concept*, pour plus ta gloire accroître, La porte close où péché n'eut entrée. Par Maître Jehan Marot. (Deux Recueils, v. 56-60. p. 186.) Pouvait-on se tromper sur l'objet de cette conception parfaite ? La construction était ambiguë : « Maître Jehan Marot » était l'agent qui tenait, par ses vers, « la porte close » au péché. Dans la signature finale, la préposition «par» signifiait que c'était grâce au poète que ce miracle se produisait ou se renouvelait, ici, en Normandie. La fermeture du poème reproduit mimétiquement celle de la « porte » sublime qui a préservé la Vierge du péché originel. On retrouve cet usage de la signature à des fins publicitaires dans de nombreux autres poèmes en l'honneur de la Vierge. Tout se passe comme si Jean Marot prêtait au Prince du Ciel le discours qu'il aurait aimé entendre du Prince du Puy*, c'est-à-dire du juge au concours de poésie. L'humble « facteur» s'est hissé au niveau du vaste projet divin, devenant pour ainsi dire coauteur du Mystère mariai. La fête de l'Immaculée Conception avait essentiellement pour mission de promouvoir une vérité théologique qui n'avait pas encore été érigée en dogme. Mais elle avait aussi tout un côté littéraire. Le jury du concours n'était pas composé uniquement de théologiens : les rhétoriciens y avaient leur représentants (Gros. 1993, p. 112). Pierre Fabri, qui était lui-même à la fois prêtre et docteur es arts, avait écrit son livre de poétique pour le profit des «dévots facteurs* du chant royal du Puy de l'Immaculée Conception de la Vierge » (II, p. 2). Autrement dit, c'est dans l'institution même du concours que se trouvait concrétisée l'union entre la rhétorique et la théologie. À cela s'ajoutait sans doute la vanité provinciale. Le Puy de Rouen aspirait à un rayonnement national, et le poète qui convoitait le prix ne pouvait mieux « se placer » qu'en jouant habilement sur les ambitions légitimes des notables de la cité normande. C'est en ce sens qu'il faut lire l'envoi d'un autre Chant Royal adressé aux Rouennais (« Le grand Pasteur jadis en ce bas être ») où Jean Marot réactive magnifiquement les armes de la ville qui va le juger : ENVOI Vous Rouennais, vrais amateurs de Celle Qui enfanta, vierge, mère et pucelle*. L'agneau duquel portez la portraiture*, Sur votre ccu* en métal et peinture. Je vous suppli'que, à trompe et bucine*, Fassiez savoir à toute créature Que Marie est, outre* loi de nature, Parc virginal exempté de vermine. (Deux Recueils, p. 181, v. 66-74.) Nouvelle « Annonciation » tapageuse où le rhétoriqueur convoque les trompettes locales pour célébrer, semble-t-il. autant sa propre victoire que celle d'une doctrine thcologique. La destinée personnelle de Jean Marot, rhétoriqueur et poète, s'éclaire au regard de sa situation de courtisan. Celui-ci utilise le scénario divin à ses propres fins. Anne de Bretagne, fidèle à l'esprit de l'Évangile, ne pourra qu'exalter celui qui s'abaisse et fournit tant de preuves d'abnégation. La soumission sublime aura été poussée jusqu'à sa conclusion logique. On ne saurait conclure que la promesse de gloire, chère aux écrivains de la Renaissance, s'exprime déjà explicitement dans les poèmes de Jean Marot. On peut cependant déceler une marque personnelle dans un genre caractérisé par la reprise et le ressassement. Que ce soit par pure négligence ou. comme on l'a suggéré par une « scrupuleuse éthique de service » {Deux Recueils, p. lV), l'écrivain de la reine ne s'intéresse pas à livrer ses ouvres au public. Il n'est pas encore un véritable « auteur » au sens moderne. Pour lui, comme pour la plupart de ses confrères rhétoriqueurs, la recherche de protecteurs puissants l'emporte encore sur le désir de s'illustrer en publiant une ouvre à soi. À cet égard, la différence est considérable avec l'activité de Clément Marot, enfant prodige dont la carrière se définira par rapport à une pratique éditoriale consciemment négociée. |
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