Essais littéraire |
Autre visage étonnant du romantisme que celui de Gérard de Nerval, à la fois si proche et si éloigné de Hugo. Proche par l'ardente admiration dont il fit preuve pour le Maître au Cénacle, proche par une même aptitude à pressentir les mystères cachés du moi et du monde, proche enfin par les dates de son oeuvre poétique qui, comme celle de l'auteur de La Légende, survit au mouvement romantique à l'aube de la seconde moitié du siècle. Mais les rapprochements s'arrêtent là. Car Nerval ne peut opposer à la masse imposante de l'oeuvre hugolienne que la plus mince de toutes les ouvres poétiques du romantisme. Est-ce à dire qu'elle en est la moindre ? Certes non. Si le malheureux Gérard Labrunie est resté plus grand poète aux yeux de la postérité qu'une Marceline Desbordes-Valmore ou qu'un Sainte-Beuve, c'est que ses textes sont d'une importance qui excède le phénomène romantique même. Hugo avait épuisé le romantisme et achevé un âge poétique. Nerval en ouvre un autre qui sera celui de Baudelaire et de tous les modernes. Et pourtant ce Gérard Labrunie n'a été longtemps pour ses amis du Cénacle qu'un dandy parmi d'autres, qu'une figure de cette « Bohème littéraire » dont nous parleront ses Petits Châteaux de Bohème (1853). C'est dans ces années d'enthousiasme romantique qu'il s'adonne à la composition d'aimables odelettes ronsardisantes et aux traductions très réussies du Faust de Gothe ou des Contes d'Hoffmanu. Dès cette période de son existence un texte daté de 1831, Fantaisie, annonce pourtant par l'inquiétude discrète de son ton tout le thématisme de son ouvre à venir. Le poète fredonne dans le premier quatrain de cette romance une étrange « musique » qui sera désormais celle de ses vers : Il est on air pour qui je donnerais Tout Rossini. tout Mozart et tout Weber, Un air très vieux, languissant et funèbre. Qui pour moi seul a des charmes secrets, et dans la dernière strophe apparaît déjà le visage de cette femme mystérieuse que sa vie et ses rêves ne cesseront désormais de poursuivre : Puis une dame à sa haute fenêtre. Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens... Que, dans une autre existence, peut-être J'ai déjà vue - et dont je me souviens ! Cette femme, la vie va la lui faire rencontrer en 1836. Ce sera comme pour tous les romantiques la muse inspiratrice : Jenny Colon, une actrice. Mais la passion va vite déboucher sur le drame : Jenny sera infidèle, abandonnera Nerval, et se mariera. Lui qui avait cru trouver en elle l'incarnation de cette éternelle figure féminine qui le hante, sombre une Première fois en 1841 dans l'égarement mental. ,a mort de Jenny en 1842 aggravera le traumatisme. Ni son voyage en Orient en 1843, ni ses séjours en clinique chez le Dr Blanche n'y feront rien. A partir de 1851 Nerval n'a plus que des instants de raison dans sa nuit de folie qui le mènera à la pendaison un matin de janvier 1855. Et pourtant ce sont dans ces intervalles d'une éblouissante lucidité qu'il nous a laissé les témoignages ardents de son drame intérieur maîtrisé et transfiguré : Sylvie (1853), les nouvelles des Filles du feu (1854), les douze sonnets des Chimères (1854) et Aurélia (1855) Le drame est terrible chez lui ; c'est celui du déchirement vécu de la chair et de l'esprit. Mais l'ouvre, qu'elle soit en vers, qu'elle soit en prose, ne se laisse jamais déborder par le drame. Comme Vigny, Nerval refuse l'épanchement pur et simple des sentiments dans le langage ; mais là où l'auteur des Destinées n'usait que du symbole, l'auteur des Chimères élabore tout un art de la condensation et de la cristallisation de l'émotion. Cristallisation réussie d'abord par la maîtrise parfaite de ces petites formes concises que sont le sonnet ou l'odelette. Comme plus tard chez Mallarmé, chaque vers est travaillé dans ces structures rigoureuses comme un précieux « bibelot » sonore dont la première qualité est Ja parfaite cadence rythmique, que soulignent une ponctuation et une graphie originales : Je suis le Ténébreux - le Veuf - l'Inconsolé, Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie : Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie (El Desdichado.) et la seconde, l'euphonie idéale des mots qui s'appellent dans une mutuelle harmonie : Toujours sous les rameaux du laurier de Virgile Le pâle Hortensia s'unit au Mvrte Vert. (Myrtho.) Mais la cristallisation n'est pas seulement technique, elle est aussi thématique. Le drame de Nerval, nous l'avons dit, est celui du déchirement, de la perte d'identité. Ainsi parle en vers le chevalier déchu : Suis-je Amour ou Phobus... Lusignan ou Biron ? » Ainsi parle dans une admirable prose poétique le narrateur d'Aurélia qui ne distingue plus en lui et en sa parole le réel de l'imaginaire : « Ici commence l'épanchement du songe dans la vie réelle. » Et pour Nerval s'il y a déchirement c'est qu'il y a eu faute. La mission de la poésie sera donc une mission d'expiation et de réconciliation. C'est à cette cristallisation mythique qu'il fait servir tout ce que lui ont appris ses travaux sur les histoires ou les légendes anciennes, ses recherches sur l'ésotérisme oriental ou européen, ses études sur le syncrétisme religieux. Sylvie s'incarne ainsi par instants dans une vision d'éternité, celle de « la fée des légendes, éternellement jeune » ; Aurélia, figure vivante inspirée du souvenir de Jenny, évoque aussi tous les visages de la Femme mère, épouse et médiatrice : « Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières te confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des Chrétiens. » Ainsi encore dans les Chimères, le poète se recrée-t-il et se retrouve-t-il successivement dans les personnages d'Horus, d'Orphée, et du Christ, autant de figures de la rédemption salvatrice. C'est que la délivrance est à ce prix pour Nerval : fondre les instants retrouvés du passé ou les vertiges éprouvés du présent dans l'intemporalité de l'histoire ou des mythes ; le creuset de l'expérience étant celui du langage. On comprend mieux dès lors comment Nerval le romantique, avec ses désespoirs et ses inquiétudes, est déjà poète d'un autre âge. La poésie ne sert plus seulement chez lui de moyen d'expression à une intimité douloureuse ; elle a mission de création ou tout au moins de « recréation » d'un être et d'un univers. Travail esthétique, elle est toujours en même temps restructuration existentielle. On voit ainsi comment l'auteur des Chimères a pu apparaître aux yeux de ses successeurs comme un génial précurseur. Par son extraordinaire sensibilité, par sa facilité à comprendre le mystère et le langage du monde, c'est lin, mieux que Hugo, qui annonce Baudelaire : Chaque fleur est une âme à la nature éclose. Un mystère d'amour dans le métal repose. Tout est sensible. Et tout sur ton être est puissant. (Vers dorés.) Par son aisance à manier le verbe, à en saisir les harmonies, à en produire un univers magique, c'est Rimbaud qu'il préfigure déjà. Tel passage d'Aurélia par exemple n'évoque-t-il pas la diabolique « alchimie verbale » des Illuminations où toutes choses naîtront ainsi dans l'envoûtement vertigineux du langage : La darne que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements, tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. « Les surréalistes enfin le voudront aussi pour ancêtre génial, lui qui avouait à propos de ses Chimères : « Ce sont des sonnets composés dans cet état de rêverie supernaturaliste. » Et pourtant, c'est sans doute lui-même qui a donné de son existence et de sa création, désenchantées et énigmatiques, la meilleure image dans les vers simples mais émus qu'il a voulus pour Epitaphe : Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet. Tour à tour amoureux insoucieux et tendre. Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre. (...) Et quand vint le moment où. las de cette vie. Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie. Il s'en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? |
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