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HAWTHORNE






Quand on lit les Cahiers de Hawthorne, on ne peut s'empêcher d'être déprimé par la constante monotonie des expériences quotidiennes qui y sont notées. Rien n'est plus différent du journal intime tenu approximativement à la même date et dans la même région par Thoreau. Il y a chez ce dernier une admirable volonté de tirer de chaque moment un maximum de ressources. On chercherait en vain chez Hawthorne un zèle ou un pouvoir équivalent. Dans son journal à lui les moments se succèdent, chacun apportant sans doute sa part de sensations ou d'émotions, mais sans que l'auteur se mette en frais pour les accueillir, ou exprime de grands regrets à les voir passer. Ils s'en vont en file indienne chacun à tour de rôle, occupant sa place au bout de la ligne et présentant plus ou moins le même aspect que les autres. A l'inverse d'Emerson, par exemple, il ne vient jamais dans l'esprit de Hawthorne que le moment présent est le siège d'une manifestation divine pendant laquelle le temps s'interrompt de couler. Au lieu de vivre dans un présent éternel toujours renouvelé, il se résigne, assez malaisément d'ailleurs, à la dépossession régulière de chaque moment par un autre. « Ce n'est que pour un bref instant, écrit-il, que quoi que ce soit paraît surprenant ou soudain. » Chacun de ces moments quand vient son tour, se hâte de se confondre avec les voiles plutôt grisâtres que revêtent les événements graves ou joyeux du passé. Ces voiles grisâtres, vêtant indifféremment les tristesses et les joies de jadis, composent pour Hawthorne la substance même de la durée. Le temps est fait de passé. L'avenir n'existe pas. Le présent existe à peine. Le passé est donc la seule vraie durée, puisqu'il est l'espèce de remise où tout finit par être rangé. Dès que les événements révolus y trouvent asile, ils perdent ce qui les distingue et se ressemblent tous. Amoindris, ternis, ayant perdu leur fraîcheur, ils sont tous soumis au même processus de décoloration :



Les silhouettes que l'on percevait ressemblaient aux fantômes des joies éteintes et enterrées. Plus elles ressemblaient aux formes heureuses de naguère, plus elles se montraient lugubres maintenant. Car il en va ainsi : il suffit d'un changement à peine perceptible pour que les choses et les existences les plus gaies deviennent de plus en plus tristes. L'espoir se change en désappointement, la joie s'assombrit, les splendeurs de la fête se transforment en teintes crépusculaires, révélant ainsi, comme conclusion morale de ce qui leur arrive, la sombre découverte de l'identité qui existe entre les choses gaies et les choses tristes. Encore un tout petit peu de temps, et elles seront toutes semblables.



Le temps est donc pour Hawthorne une sorte de bain décolorant qui absorbe et unifie tout. On ne peut pas dire, il est vrai, qu'il est immobile. Il coule un peu. Le ruisseau du présent lui apporte un mince filet d'eau. Mais tout ce qui s'y déverse, pâlit, s'assombrit, et ne peut plus être distingué de la masse à peine fluente. L'existence dépend d'un principe essentiel : c'est l'engouffrement de tout ce qui y a vécu. L'être que nous étions disparaît, non par extinction, ni par évaporation, mais par submersion dans des régions indéterminées, où la lumière du jour perd toute sa force illuminatrice. Comme une flottille de voiliers condamnés à sombrer l'un après l'autre, nos moments de joie ou de chagrin s'enfoncent dans l'eau grise. Celle-ci se referme sur nos secrets. Elle cache le lieu où nos trésors et nos hontes viennent s'enfouir. Elle tire sur eux le rideau d'une nappe d'eau trouble. Cette nappe, c'est l'oubli, le fleuve du Léthé :



Non loin de l'entrée, ils arrivèrent à un pont qui paraissait de fer. Pluton arrêta le char et pria Proserpine de regarder le cours d'eau qui coulait si paresseusement en dessous. Jamais elle n'avait rien vu d'aussi torpide, d'aussi noir, d'aussi boueux que ce ruisseau. Ses eaux ne reflétaient aucune image, et il se déplaçait si languis-samment qu'on l'aurait dit avoir oublié de quel côté il devait couler et préférer stagner plutôt que de s'écouler d'un côté ou de l'autre.



Pourtant cette surface molle est de temps en temps remuée par la réapparence de ce qui gisait dans ses profondeurs. Ainsi certains parfums, certaines saveurs, agissent comme des objets magiques, grâce auxquels, du fond vaseux où elles gisaient endormies, les émotions réveillées remontent parfois à la surface. C'est ce qui a lieu, par exemple, pour un vieil homme dans un roman de Hawthorne :



La saveur de ce vin, et son parfum, plus encore que son goût, me firent souvenir que jadis j'avais été jeune.



Et voici le commentaire



C'était merveilleux l'effet que produisait cet inoffensif jus de raisin sur lui. Le motif n'en était pas le vin lui-même. C'étaient les pensées qui s'y trouvaient associées.



Le même phénomène est déterminé par l'apparition d'une femme :



Ce pauvre malheureux voyageur, venu des îles dans un frêle esquif sur une mer démontée, avait été jeté par la dernière grande vague dans un port paisible. Là, comme il gisait presque sans vie sur le sable, le parfum d'un bouton de rose était parvenu jusqu'à ses narines, et, comme il en va avec les odeurs, avait déclenché en lui toutes sortes de réminiscences ou de visions de la beauté vivante et exaltante parmi lesquelles il aurait aimé avoir sa demeure.



C'est ainsi que le charme particulier aux odeurs, aux sons, aux goûts, parfois aussi, mais moins souvent, aux visions oculaires, détermine, chez Hawthorne comme chez son contemporain Baudelaire, ou, plus tard, chez Proust, le phénomène de la mémoire affective. Sous l'influence du rapprochement, souvent involontaire que fait la pensée entre des expériences sensibles appartenant à des époques éloignées les unes des autres, une série d'associations troublantes se produit dans l'esprit. En voici un exemple :



L'odeur d'une plate-bande lui revenait avec toute l'intensité de jadis, apportée par le vent, en traversant les longues années écoulées depuis que les fleurs s'étaient fanées. Devant l'assaut de tous ces souvenirs éveillés par le parfum de fleurs depuis longtemps disparues, elle se sentit défaillir. C'était comme quand on ouvre un tiroir où toutes sortes d'objets ont été rangés, et chacun d'eux fleurant la lavande ou les pétales de rose desséchés.



Il arrive cependant parfois aussi que le phénomène en question se produit, sans qu'il ait de contrepartie précise, par exemple dans un moment de crise suprême, où se déroule le panorama d'une vie entière. Il en est ainsi pour Hester Prynne sur l'échafaud :



Réminiscences de l'espèce la plus fortuite, journées passées à l'école, jeux, querelles enfantines, les petits faits domestiques de la vie d'une jeune fille, s'élevaient en essaim dans sa pensée, mêlés aux actions les plus graves de sa vie subséquente... L'échafaud, le pilori, était pour elle une sorte de promontoire, d'où elle découvrait l'entièreté du chemin parcouru par elle depuis son heureuse enfance.



En se penchant ainsi sur le miroir où le passé tout entier, semble-t-il, se reflète, la personne qui se trouve ainsi affectée ne distingue pas seulement des images, des actions, des sentiments, des faits. Elle découvre qu'en se dérobant à l'actualité où chacune de ces expériences avait son rôle, au lieu d'entièrement disparaître, elles se sont secrètement associées dans les profondeurs de l'être. Là elles ont conservé le portrait indélébile de celui-ci. Soudainement tous ces traits réveillés, en se démasquant, nous démasquent. Dans notre état actuel, nous nous découvrons comme le dernier chaînon d'une chaîne. C'est comme si l'ensemble de notre passé, composé de traits depuis longtemps oubliés ou négligés, venait tout d'un coup se déployer devant nous, sortant d'un compartiment obscur de nous-mêmes, dont nous aurions perdu la clef. Cette irruption inattendue d'un passé depuis longtemps relégué dans l'ombre est un des thèmes les plus souvent repris par Hawthorne. L'essentiel de la révélation qu'il apporte consiste moins dans la richesse de détails qu'il contenait que dans sa substance même, ignorée et profonde, ensevelie dans les ténèbres presque impénétrables de nous-mêmes. D'où toute la force de surgissement qui est la sienne :



Tant que le mot n'a pas été prononcé, la causerie familière se poursuit tranquillement comme un ruisseau qui murmure et scintille au-dessus de quelque objet caché dans son lit. Mais il suffit d'un mot pour que tout change. C'est comme si on ramenait a la surface le corps d'un noyé, retiré d'un des trous les plus profonds, dissimulés dans le sein de la rivière.



Ce thème tient si fort à cour à l'auteur qu'il le reprend pour lui donner toute son ampleur et sa profondeur :



Au fond de chacun de nous, il y a une tombe et un donjon, même si les lumières, la musique, les fêtes qui se déroulent au-dessus nous font oublier leur existence, et le cadavre ou les prisonniers qui se trouvent là enfermés. Parfois pourtant ces sombres réceptacles s'ouvrent complètement... Vous souvenez-vous de chaque folie que vous avez commise et dont vous rougiriez même dans la plus lointaine caverne de la terre ? Alors, reconnaissez votre honte.



Il va de soi que cette sorte de relation, équivoque et occulte, entre passé et présent, n'est pas particulière à Hawthorne. On la trouve chez Baudelaire, et même chez Proust. Chez ce dernier, par exemple, le temps intermédiaire s'efface, et de la confrontation de deux moments séparés jusqu'alors l'un de l'autre, naît un sentiment d'existence « retrouvée », se manifestant dans une sorte d'intem-poralité. Mais, chez Hawthorne, il n'y a pas d'expérience de l'intemporalité. Il y a, au contraire, la découverte du temps vécu comme celle d'une époque occulte mais toujours vivante au fond de nous et susceptible de réapparaître un jour à la surface : plus redoutable parfois peut-être pour être demeurée longtemps ignorée au fond de nous. Ainsi l'être hawthornien voit-il se manifester à maintes reprises en lui-même l'existence d'un monde souterrain, hanté par un étranger qui est son moi, et qui est aussi un criminel. Entre l'acte accompli et la conscience actuelle de cet acte, il y a donc un décalage. Si bref que puisse être l'intervalle qui les sépare, il crée entre eux une brisure. Un hiatus se révèle qui, pour un temps, interdit à la pensée de percevoir une liaison ininterrompue entre l'action passée et le moment actuel. Cet hiatus peut être très court, mais, dans un sens, il est toujours immense, car il contraint l'être qui en fait l'expérience à ne plus voir en lui-même une continuité factice, mais, au contraire, un trou, une solution de continuité, en somme, une espèce de néant. - Ou bien, ce qui est pire, c'est la révélation d'un moi radicalement différent de nous-mêmes, un moi inconnu, incompréhensible, inassimilable, donc, à nos yeux, totalement indéterminé. Tel est, dans l'occurrence, ce qu'on peut se risquer à appeler le « mystère de l'être », en soulignant qu'il ne s'agit nullement ici de l'être défini en ces termes par Gabriel Marcel, mais du caractère « mystérieux », donc non dêterminable de notre être profond, perçu par nous dans de certaines circonstances. Cet être mystérieux, les jansénistes l'ont connu (surtout Pascal et NicolE), les puritains d'Amérique aussi. Haw-thorne qui dérive directement de ces derniers rêve sans cesse de l'obscurité qui existe en nous et qui nous fait douter de notre identité propre. Le personnage hawthor-nien se demande plus d'une fois si, au fond de lui, ne se cache pas un criminel. Un conte admirable de l'auteur relate cette incertitude. Sur un certain portrait du temps passé s'est déposée une patine impénétrable. Or, voici qu'il est un jour débarrassé de son enduit. Que découvre-t-on ? Le visage d'un misérable dans l'exécution de son crime :



On aurait dit que le portrait longtemps dissimulé derrière la patine des âges avait acquis au cours des années une profondeur et une impénétrabilité toujours de plus en plus intenses, jusqu'à ce qu'enfin il se mît à luire de nouveau et à projeter son sinistre message sur l'heure présente.



Il y a là un renversement de situation, et surtout d'identité, qui exprime admirablement le caractère tragiquement incertain de la conscience de soi dans l'éthique puritaine. Ce renversement s'accomplit d'ailleurs parfois aussi en sens inverse dans l'ouvre hawthornienne. Dans un texte moins connu de l'auteur, on peut trouver le passage suivant :



Il m'arrivait dans mon enfance de retourner une planche ou une vieille bûche, restée trop longtemps dans la terre humide, pour découvrir en dessous une multitude grouillante d'insectes immondes et diaboliques qui se sauvaient de tous côtés.



Et quelques lignes plus bas, modifiant légèrement cette vision, l'auteur se, décrit lui-même imaginairement, comme plongeant dans un étang profond, stagnant et fétide, pour en arracher le corps .d'un enfant à demi noyé. Les deux visions ne coïncident pas exactement, mais elles se font pendant. D'un côté se dévoile une réalité immonde, dissimulée dans une profondeur ténébreuse; de l'autre, la même réalité comme un lieu où l'on plonge, mais d'où il faut à tout prix s'échapper en ramenant avec soi au jour, pour le sauver, le fantôme de l'être qu'on avait été.



HAWTHORNE : TEXTES



Un homme cherche quelque chose d'excellent, mais il le cherche d'une mauvaise façon, dans un mauvais état d'esprit. Il cherche un trésor et trouve le corps d'un noyé; il cherche l'or enfoui et déterre des péchés accumulés. {Carnet des années 1842-1843.)



C'est ainsi que la douleur du moment passager assume une individualité et un caractère d'apogée, qu'elle est destinée à perdre et à laisser se dégrader dans la trame grise et sombre, commune aux événements tristes et joyeux du temps jadis, (ha maison aux sept pignons.)



Le mal est dans tous les cours, mais il peut se faire qu'il y reste à l'état latent pendant toute l'existence. Parfois pourtant certaines circonstances l'éveillent et l'activent. {Carnet 1842-1843.)



Mon imagination est un miroir terni. Il ne reflète plus qu'avec une indistinction déplorable les figures dont j'avais fait de mon mieux pour le peupler. (La lettre écarlate.)



Et parfois il me semble que je suis déjà dans la tombe, avec juste assez de vie pour avoir froid et être engourdi. {Lettre à sa fiancée, 1840.)



Le livre que je Usais était fort morne, mais non sans une sorte de mouvement languissant, pareil à celui d'un fleuve où les barques s'échouent aussi souvent qu'elles flottent. (Blitbedak.)



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