Essais littéraire |
Tout être qui se met à penser, et qui, selon Heidegger, passe presque à tâtons les premiers temps de son existence réfléchie en s'efforçant de donner à celle-ci un sens quelconque, commence cette exploration, non pas par la représentation en lui de structures précises, et encore moins par la formation d'idées proprement dites, mais par la conscience d'un obscur substrat de pensées indistinctes qui ont moins pour effet de se faire reconnaître de lui en tant qu'objets définis que de se montrer à lui associées de la façon la plus vague, sans qu'entre lui-même et ce qu'il pense le lien très lâche qui se crée ne lui permette le moins du monde d'établir quoi que ce soit de déterminé. Tout cela ne peut se présenter à lui initialement que comme un ensemble aussi trouble que possible et qui demanderait, en vain d'ailleurs, d'immenses explications. Or, toute explication s'avère ici, dès l'abord, comme impossible, ou, du moins, comme insusceptible d'établir entre lui-même en tant qu'être pensant et lui-même en tant qu'objet de cette pensée, aucun rapport défini que ce soit. Tout ce que l'homme peut faire en présence de cette réalité indéfinissable qui l'entoure, l'occupe et l'assiège sans l'éclairer, c'est se déclarer dénué de tout moyen de se mettre en rapport certain avec elle, et se trouver semblable par conséquent à quelqu'un qui voulant établir une relation avec un être appartenant à une autre planète que la sienne, serait forcé de renoncer à tout contact avec celui-ci en se reconnaissant vis-à-vis de lui comme un total étranger. Etrangers, nous le sommes dès l'abord, et non pas seulement vis-à-vis des autres, quels qu'ils soient, mais vis-à-vis de nous-mêmes, incapables que nous sommes, ainsi que le dit le philosophe, de jamais déterminer notre voie et de nous prendre en charge, de sorte que nous avons le sentiment d'être laissés à l'abandon dans l'existence, sans doute pour toujours. D'où, selon Heidegger, le sentiment initial (mais peut-être aussi définitiF) que nous avons eu en nous découvrant dans cette situation, et qui est celui de la déréliction, ou de l'angoisse fondamentale, anonyme, pesant sur nous comme sur tout être, affectant de la même façon, au fond d'eux-mêmes, tous les êtres humains. Or, cette angoisse, rappelons-le, une fois encore, est entièrement indéterminée. Elle entraîne le désespoir de celui qui se trouve privé de la possibilité d'attribuer la moindre justification a sa propre existence, et condamné, de ce fait, à ne plus pouvoir éprouver vis-à-vis de tout ce qui est, y compris lui-même, que le plus étrange sentiment de découragement et d'indifférence. Tel est l'état de l'être soumis à la constatation du caractère totalement immotivé de sa propre existence, état auquel le philosophe donne le nom de Geworfenheit, mot qui suggère l'idée d'une épave échouée quelque part, sur le sable, sans forme ni destination. Tragiquement appauvri et réduit à rien, l'être ainsi négativement défini, est rendu plus misérable encore par le caractère neutre ou nul, éprouvé à l'égard de ce qui l'affecte. Ce qu'il ressent, ce n'est pas la peur, c'est l'angoisse, c'est-à-dire un sentiment qui, à la différence de la peur, toujours liée d'une façon ou de l'autre à un objet défini qui l'inspire, ne peut jamais désigner dans la conception heideggerienne que des événements non localisables et des dangers anonymes. Comme dit Heidegger lui-même, l'angoisse rend l'être étranger au monde et à lui-même. Il ne sait pas ce dont il est angoissé. Le danger dont il se sent confusément menacé, est bien le pire de tous, puisqu'il ne peut venir d'une direction repérable ni d'une cause définissable. Ce qui le provoque, comme dit l'un des meilleurs commentateurs de Heidegger, n'est rien, on ne peut être identifié avec rien. Cela se révèle dans une expérience qui est purement négative, qui est l'absence de ce qui est. Elle est liée à un vide, et à l'effroi inspiré à celui qui l'éprouve par l'idée qu'il est lui-même une sorte de réalité sans contenu, aussi vide que l'objet qui l'affecte. Est-ce un rien, est-il lui-même un rien ? Il oscille entre l'être et le non-être. Chez certains disciples de Heidegger, ou, en tout cas, chez certains de ceux qui ont été marqués par lui, le côté essentiellement négatif de l'expérience ainsi vécue, en reste à une suspension angoissée de la présence du moi à lui-même : « Quand je àisje, je ne sais pas qui je suis, je suis tout juste assuré d'être. » C'est le cas, par exemple, chez Jaspers ou chez Ricour. Ce qui alors est mis en question, c'est moins l'être même qui est le nôtre, que la capacité qu'il a de déterminer cet être même en qui pourtant il sent tournoyer sa pensée. Mais chez Heidegger lui-même il y a quelque chose de plus grave encore. C'est l'espèce d'horreur qu'il éprouve à l'idée qu'il lui est interdit de posséder son être dans le vide, ou même d'essayer de l'atteindre parce qu'il est vide. |
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