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HENRI LOPES - L'avance






«Et puis elle a repensé à tout ce que Madame lui a dit. Jamais elles ne se comprendront. Elle passe plus de temps avec elle qu'avec son fils. Madame lui fait entièrement confiance quand elle prend soin de sa fille et pourtant Carmen ne peut comprendre les réactions de Madame ni celle-ci découvrir ce qui se passe en sa bonne et le monde dans lequel celle-ci se débat. Carmen est pour elle une éternelle insouciante et une fille peu sérieuse.

«Comment vouloir que je fasse des économies avec cinq mille francs ? D'ailleurs, le mois dernier elle ne m'a remis que quatre mille francs. Elle m'a retenu - comme tous les mois depuis six mois - les cinq cents francs avec lesquels je lui rembourse ma montre. Ma seule folie.



Ensuite j'ai dû donner mille francs à la «tontine» de notre société, mille francs à ma mcrc, mille francs pour payer le retour au village de la tante et des cousins qui s'étaient incrustés chez nous depuis un mois. 11 ne me restait que mille francs. Qu'est-ce que c'est mille francs ? Madame les dépense rien qu'en nourriture chaque jour. »



Les voitures passaient dans les rues mal éclairées. Celles qui croisaient Carmen l'éblouissaient, celles qui allaient dans le même sens qu'elle manquaient de l'écraser, et personne ne s'arrêtait pour la prendre. Et elle savait qu'au moins une voiture sur deux était conduite par un nègre comme elle. Aujourd'hui chacun va sa vie.

Ah! pourvu que Madame n'oublie pas de lui donner l'argent des médicaments demain...

En entrant dans la rue Biza, elle entendit des cris de femmes dans le noir.

Mwcma mounou mê kouenda hé

Hector hé

Mwcma mounou mê kouenda hé Elle comprit que, médicament ou fcticheur, il était trop tard.

Ah! mon fils s'en est allé O mon Hector

Ah! mon fils s'en est allé.»

(Les Tribaliques, Yaoundé (CamerouN), 1971, p. 92-93)



Homme d'Etat et écrivain congolais, né en 1937 à Kinshasa (ZaïrE), Henri Lopes est un mulâtre issu de mulâtres (ses grands-parents et ceux de sa femme étant les Commandants blancs en place à ce moment et des filles noireS), ce qui lui fait affirmer, dans une conférence présentée à Montréal le 5 avril 1993, qu'il était «un écartelé, les membres attachés aux quatre points cardinaux». Quand, «un peu plus tard, le maître nous enseigna que nos ancêtres sont les Gaulois, moi je ne souris pas. Il y a dans mon cas un peu de vrai, pour peu qu'on ne s'embarrasse pas de nuance». Il obtient une licence et son DES d'histoire à la Sorbonne (PariS) où il découvre le mouvement de la négritude suscité par l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Scnghor, avec la préface, Orphée noir, de J.-P. Sartre, et dévore les ouvres de «la bande à Scnghor»: Aimé Césairc (à la voix «pure comme l'oxygène naissant»), Guy Tirolien, Birago Diop, Jacques Roumain, L. Laleau, Léon-Gontran Damas. Il est convaincu de la nécessité de ce mouvement qui a fourni leur légitimité aux Écrivains Noirs qui suivront, mais il sait, comme Soyinka, que «le tigre n'a pas besoin de crier sa tigritude, il la vit». «À ne cultiver qu'une seule identité culturelle l'écrivain risque de perdre son âme, dit-il dans la conférence citée. Je me réclame, moi, de trois identités. Une identité nationale, une identité internationale, une identité individuelle».



Henri Lopes a une belle carrière: professeur à l'ENS de Brazzaville (1965-1966), directeur général de l'Enseignement du Congo (1966-1968), ministre de l'Éducation nationale (1969-1971), des Affaires Etrangères (1972), premier ministre (1973-1975), ministre des Finances (1977-1980), sous-dirccteur général pour les programmes généraux et le soutien du programme à l'UNESCO (1982-1985), sous-directeur général pour la culture et la communication (depuis 1986 jusqu'à sa retraitE), membre du Haut Conseil de la Francophonie. Il est Commandeur de l'ordre du Mérite congolais et Grand Officier du Mérite sénégalais. Il a reçu le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie française en 1993.



- Tribaliques (1972)

- nouvelles

(- Grand Prix de la littérature d'Afrique noirE)



Romans



- La nouvelle romance ( 1976)

- Sans tam-tam ( 1977)

- Le pleurer-rire ( 1982)

- Le Chercheur d'Afriques (1990)

- Sur l'autre rive (1992)



Les tribalique (néologisme forgé par Lopes à partir de «tribalisme» ou de «tribal») est un recueil de huit nouvelles racontant des histoires fortes, variées, sur des thèmes essentiels de l'Afrique moderne: le tribalisme, le féminisme, le néocolonialisme, le fétichisme, la torture, la culture, la danse. L'auteur lui-même affirme (dans l'entretien avec Guy DaninoS) que le livre «est surtout un dialogue avec l'Afrique tout entière. C'est une manière de lettre parabolique adressée à tous les camarades avec lesquels je militais au temps des études à Paris et qui se trouvaient, au moment où j'écrivais Tribaliques, dans tous les États nouvellement indépendants d'Afrique».

La nouvelle «L'Avance» présente l'exploitation des domestiques, le parasitisme et le fétichisme. Le ton est nouveau à l'époque et courageux. Carmen, une jeune Noire qui travaille chez des Européens comme bonne d'enfants, ne peut cesser de penser à son fils, gravement malade et elle demande une avance pour payer les médicaments; de mauvaise grâce, sa patronne finit par y consentir, mais ne lui remettra l'argent que le lendemain. Carmen rentre à pied chez elle pour y apprendre la mort de son fils.



Carmen n'est pas seulement exploitée par ses patrons, mais aussi par les siens: sur l'argent gagné elle doit prélever des sommes importantes (pour payer le retour au village de la tante et des cousins qui vivaient à ses crochets, pour payer la consultation du féticheuR).



Commentaire suivi



Le début du fragment nous présente une situation généralisée dans la société du temps: l'absence, l'impossibilité de la communication, l'incompréhension (dans les deux senS). Jamais elles ne se comprendront. Verdict définitif, parce que chacune, aussi bien Madame que Carmen, a ses propres conceptions, ses propres valeurs, ses propres buts.

Oui, la patronne a pleine confiance en se remettant à Carmen pour prendre soin de sa fille, mais ses réactions restent indéchiffrables pour Carmen. Elle est tourmentée à la pensée qu'elle passe plus de temps avec Madame et sa fille et néglige son propre fils. Et pourtant la patronne ne découvre pas (ne veut découvriR) ce qui se passe en sa bonne et ne s'intéresse nullement au monde dans lequel celle-ci se débat. Les gros problèmes qui s'accumulent n'existent pas pour la patronne qui, conséquemment, considère Carmen une éternelle insouciante et une fille peu sérieuse. On pourrait se demander alors comment elle ose s'en remettre à Carmen pour le soin de sa fille.



Les paroles de Madame, quand elle lui avait demandé une avance sur son salaire, lui trottent dans la tête, car elle n'arrive pas à saisir l'épaisseur de l'entendement de sa patronne. La somme qu'elle reçoit est de cinq mille francs par mois (qui ne sont, depuis six mois, que quatre, parce qu'elle doit rembourser les cinq cents que lui avaient coûtés l'achat d'une montre nécessaire pour ne plus se voir rabrouée d'arriver en retarD). Sur celte somme elle doit encore prélever mille francs pour les donner à la «tontine» de leur société.



(La tontine est une association de personnes versant régulièrement de l'argent à une caisse commune dont le montant est remis à tour de rôle à chaque membre.) Elle doit y prélever encore mille francs pour payer le retour au village de le tante et des cousins qui s'étaient incrustés, depuis un mois, chez elle (ce qui signifiait les nourrir quotidiennemenT). Il ne lui restait que mille francs. C'est une somme dérisoire qui ne permet pas de vivre, surtout si on la compare à la même somme que Madame dépense rien qu 'en nourriture chaque jour.



Elle rumine toutes ces pensées en rentrant chez elle, à pied, dépassée par les voitures dans les rues mal éclairées, éblouie par celles qui la croisaient, au péril de se faire écraser par celles qui allaient dans le même sans qu'elle et dont aucune n'aurait pensé arrêter pour la prendre. Le pire est qu'il ne s'agissait pas seulement de voitures conduites par des Blancs {au moins une voiture sur deux était conduite par un nègre comme ellE). Mais il n'y a pas de solidarité entre riches et pauvres, malgré la même couleur de peau. L'entraide traditionnelle est remplacée par l'individualisme et par l'insouciance égoïste {Aujourd'hui chacun va sa viE). Peu importe ! L'important, c'est que Madame n 'oubliepas (!) de lui donner, le lendemain, l'argent des médicaments ...



En rentrant dans sa rue, elle est accueillie par des cris de femmes dans l'obscurité, des cris révélateurs, dans sa langue, qui lui annoncent la mort de son fils Hector. Sans donner une description mélodramatique de la douleur de la mère qui perd son enfant, Lopes esquisse une certaine forme de stoïcisme (si différente des lamentations des femmeS): Elle comprit que, médicament ouféticheur, il était trop tard.



A consulter



1. Abdoulay Berthé, «Henri Lopes et Williams Sassinc: métis et romanciers mégro-africains», dans Éthiopiques, no. 62, 1er semestre 1999.

2. Chevrier, Jacques, «Tendances nouvelles de la littérature africaine», dans Notre librairie, no. 39, nov.-déc. 1977.

3. Corncvin, Robert, Littératures d'Afrique noire de langue française, Paris, PUF, 1976.

4. Daninos, Guy, Tribaliques d'Henri Lopès, Paris, éds.

Saint-Paul, 1987.

5. Jacquey, Maric-Clotilde, «Henri Lopes: africain, métis et congolais», dans Notre librairie, no. 85, avril-juin 1986, p. 47-51.

6. Pageard, Robert, Littérature négro-africaine d'expression française, Paris, L'École, 1979.

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