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HORACE - Plus grave que « Le Cid »






Le Cid était une tragi-comédie. Corneille prépare maintenant une tragédie : c'était, après l'épopée, le plus noble des genres. Horace est prêt vers la fin octobre 1639- Mais Corneille hésite ; il consulte Chapelain, qui condamne l'acte V. Première représentation devant Richelieu début mars ; puis lecture devant un groupe de doctes (Chapelain, d'Aubignac et d'autreS) qui condamnent de nouveau le dénouement. Corneille hésite encore : la première publique n'a lieu que début mai, tout à fait en fin de saison ; le dénouement est maintenu.



Un genre plus grave, un auteur plus soucieux et qui se raidit sur des positions longuement réfléchies, voilà qui accentue un changement inscrit de toute façon dans les conséquences de la querelle (qui avait fortement condamné l'amour contraire au devoiR) et dans l'évolution générale (marquée par le triomphe de l'abolutisme, du rationalisme, du moralisme, qui imposaient leur sérieuse disciplinE). Le Cid participait encore de la liberté, de l'affectivité du lyrisme de l'époque précédente. Horace a perdu cette vie et ce charme. Le Cid, après les avoir opposés, conjuguait dans l'exaltation l'amour et l'honneur, le désir et le devoir, le plaisir et la nécessité. Horace radicalise la contradiction, au bénéfice d'un héroïsme surhumain jusqu'à l'inhumain.

Le sujet est emprunté à Tite-Live. Mais c'est l'actualité qui a dicté ce choix et qui anime la farouche résolution d'Horace et de son père, les déchirements de Curiace et de Sabine, la tévolte de Camille. La guerre contre l'Espagne continue, exigeant une discipline de fer et de lourds sacrifices. Pour les nationalistes, elle est nécessaire au salut public (14). Mais elle est scandaleusement fratricide pour la reine (sour du roi d'Espagne, accusée de haute trahison en 1637), pour tous les opposants à l'absolutisme, pro-espagnols depuis la Ligue, pour tous les dévots qui voudraient une alliance des puissances catholiques contre les protestants. Plus résolument encore que dans Le Cid, Corneille se prononce pour la discipline et les sacrifices nécessaires au salut public. Là est l'héroïsme ; celui qui cède à l'affectivité a « une fêlure secrète dans sa force morale » (G. CoutoN).



2. Mais moins riche



Horace est plus concentré mais moins riche que Le Cid. La matrice féodale a disparu, de même que la loi du sang avec ses multiples connotations, remplacée par une bourgeoise famille : ce terme passe de 2 à 8 occurrences, maison de 6 à 12, mari de 3 à 9. époux de 5 à 22, frère et sour de 0 à 50 et 43- La fréquence des termes fondamentaux de généreux/générosité tombe de 18 et 3 à 9 et 1. Celle de mots qui expriment la vibrante ardeur des personnalités (15) de 88 à 25- La volonté est ici intense, mais aride. Les deux forces qui travaillaient Rodrigue sont disjointes : d'un côté Horace, de l'autre Curiace et Camille : plus de déchirement intime, de dilemme pathétique ; à peine une évolution des personnages.

La matrice affective se réduit. L'amour est un ressort essentiel du Cid, nécessaire pour que les deux héros puissent assumer leur cruel devoir par le désir de se rendre dignes l'un de l'autre (896-906, 940-942, 955-956). Il anime l'ardeur patriotique de Rodrigue (1103-1106, 1567-15), il s'impose à Chimène et triomphe au dénouement, couronné par un roi qui incarne la justice. L'exigence patriotique venait dépasser et résoudre le conflit entre l'honneur féodal et l'amour. Celui-là éliminé, elle s'oppose au contraire à celui-ci. D'ou"cet Horace presque dénué d'affectivité, qui ne connaît plus le dilemme ni le déchirement. Presque réduit à un mécanisme, si bien que le pathétique n'est possible que par l'artifice d'un premier récit incomplet. Camille, en face, est aussi entière ou simplifiée, si bien que leur confrontation ne peut durer plus d'un instant. Curiace, Sabine, Julie seraient plus riches, mais ils sont dépassés, effacés.



3. Aux limites de l'homme



On comprend que le succès ait été bien moindre que celui du Cid. Corneille parlera d'une « chute ». L'adhésion immédiate ne pouvait être comparable. Mais la réflexion revalorise Horace. Cette tragédie nous montre l'homme confronté à la dure nécessité d'un impératif catégorique qui ne lui laisse que trois possibilités : une révolte sacrilège ; un héroïsme qui nous dépasse au point d'être inhumain ; ou la commune médiocrité. Aucune ne permet d'échapper au malheur. « Telle est notre misère » (564) que l'affectivité de Curiace ne peut que lui être d'une fatale faiblesse et aux autres d'une consolation dérisoire. Celui qui réussit dans cette situation à « conserver encore quelque chose d'humain » (482) doit nécessairement



Mourir ou de douleur ou de la main d'Horace. (536) trahissant, dans les deux cas, par un sacrifice inutile, sa patrie et sa fiancée. Alors, puisqu'» il y faut aller » (542), n'est-il pas préférable de dépasser la douleur et la mort pour n'envisager que la gloire du sacrifice ou du triomphe ? Certains voient dans Horace un fanatique du nationalisme totalitaire : il tue délibérément (par « raison », 1319) son beau-frère et sa sour ; pour lui le comble de l'héroïsme, c'est de « vouloir au public immoler ce qu'on aime » (443) :



Rome a choisi mon bras, je n 'examine rien

Albe vous a nomme', je ne vous connais plus

............... Ainsi reçoive un châtiment soudain

Quiconque ose pleurer un ennemi romain .'(498, 502, 1321-22)



Mais, dans une situation cornélienne, peut-on traiter « en meurtrier » un « homme d'honneur qui fait ce qu'il doit faire », quoi qu'il en coûte ? Peut-on l'accuser, alors que ses victimes avaient choisi la mort, l'un par humaine faiblesse et l'autre pour rejoindre son Curiace ? Pour Louis Herland, les héros de cette tragédie, confrontés à la nécessité, ne sauraient être coupables. « Ici, l'homme est beau : il ne porte ni souillure ni remords, et Camille dans son sacrilège, Horace dans son fratricide conservent comme une incorruptible innocence. De là dans cette tragédie quelque chose d'impitoyable, quelque chose de vierge qui ne se retrouve nulle part ailleurs. » Horace n'est pas une brute, mais « le triomphe de l'Esprit, vainqueur de l'absurdité du Destin ». Il voudrait associer Curiace à ce dépassement de la condition humaine. Il s'exalte à la première personne du pluriel : nous, notre, répétés six fois en vingt vers (431-449). Mais Curiace répond en distinguant la première de la seconde personne : 26 et 6 fois en 30 vers contre 5 nous ou notre. Quant à l'assassinat de Camille, si la patrie est sacrée, celle qui la maudit commet un sacrilège « digne du trépas » (1417) ; la tuer c'est « un acte de justice » (1323) (16). Horace est pleinement absous alors que chez Tite-Live, gracié par le peuple après avoir été condamné à mort par les juges, il doit malgré tout passer sous un gibet symbolique. La conduite d'Horace est donc juste et sublime. Mais elle l'exclut de la communauté des hommes et empiète sur le privilège des dieux. En se donnant pour objet sa gloire, jusqu'à croire que « le sort »



... épuise sa force à former un malheur

Pour mieux se mesurer avec notre valeur, (433-434) jusqu'à se réjouir à la perspective du duel fratricide, Horace commet le péché par excellence : l'hubris de la tragédie grecque, l'auto-idolâ-trie de la religion chrétienne. Pour l'en punir, « le jugement céleste » lui tend un piège. Il lui donne l'occasion de jouer les dieux justiciers, mais par un fratricide sacrilège qui



Outrage la nature et blesse jusqu 'aux dieux et dont « la honte » l'a « déshonoré » ! (1734 et 1414-16)



Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut

Confondre notre orgueil qui s'élève trop haut. (1405-06)



Par son double meurtre, en brisant les structures affectives et sociales qui nous sont essentielles, Horace se rejette hors de l'humanité, voire hors de la vie. Sa femme ne peut se retenir d'une certaine « horreur » (1645) ; pour son père, le meurtre de Camille est à la fois un acte de justice et une « honte » (1416). Lui-même aspire à la mort. Car ce bas-monde ne lui offrira plus l'occasion de renouveler le « miracle ». d'aujourd'hui. Sa « vertu » restera « pareille » ; mais « l'occasion » sera « moindre » et il ne pourra que « déchoir » aux yeux du « peuple qui voit tout seulement par l'écorce ».

L'expérience de l'auteur du Cid, qui, pour avoir trop bien fait, s'était retrouvé seul contre tous, est-elle pour quelque chose dans l'amère solitude d'Horace ? Cette pièce procède d'une réflexion critique sur l'héroïsme, auquel la précédente adhérait spontanément. Corneille a le goût de l'extraordinaire qui permet des effets spectaculaires et nous confronte à nos limites. Le lyrisme épique du Cid exaltait l'héroïsme jusqu'à le rendre séduisant et facile. Horace montre qu'il est à la limite insoutenable pour les hommes et interdit par les dieux. Le sauveur de la patrie reste « au-dessus des lois » (1754) et des crimes (1760). Mais, découverte salutaire dans Le Cid, le nationalisme devient ici porteur d'une tyrannie : nous évoluons vers le sujet de Cinna.

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