Essais littéraire |
En 1507, le pédagogue et compositeur tyrolien. Peter Tritonius, élève de l'humaniste Konrad Celtis, écrivait dans ses Melopoiae, ouvrage fondateur qui inaugurait ce « style d'ode », d'où est dérivé le choral évangélique allemand : « Humanistes et musiciens sont frères et doivent se donner la main. » Et, pris d'une belle exaltation lyrique, il ajoutait : La Musique, c'est l'art divin, le beau don de Dieu ; elle chasse les tentations et les mauvaises pensées. Voyez comme David, par ses chants, calme les transports du roi Saiil ! C'est un baume pour les cours troublés, elle apaise l'âme, elle la rafraîchit. Elle apporte partout la paix et la joie. La colère, l'impureté, l'orgueil, le vice disparaissent devant elle. Après la théologie, c'est la meilleure et la plus haute des sciences ; aussi David et tous les saints ont-ils mis en musique leurs divines inspirations... Les enthousiastes méprisent cet art ; je les en blâme, car c'est un merveilleux bienfait de Dieu ; elle est une discipline dans la vie, elle adoucit les mours, elle rend les hommes meilleurs '. Quant à Martin Luther, qui personnalisait la musique en l'appelant Frau Musika et en lui consacrant un poème qui exprimait à la fois sa conception religieuse de la musique et l'exaltation de la Renaissance, associant étroitement la foi, la culture et l'art, il écrivait encore dans un texte de 1538, Ûber Musik, qui servait de préface à ses Harmoniae de passione Christi : Je souhaite de tout cour que chacun considère la divine musique comme un don de Dieu... La musique, dès le commencement du monde, a été infusée à toutes les créatures. Il n'existe rien à sa mesure : ni un son ni un mot... Même l'air est un mouvement sonore que l'on peut ouïr et sentir... Plus merveilleuse est la musique chez les animaux, en particulier chez les oiseaux. Le roi David, ce grand maître-musicien, ce saint psalmiste, exalte la merveilleuse science des oiseaux dans leur chant... Mais comparé à la voix humaine, tout a l'air d'être dépourvu de sens musical... Cette glorification et même cette divinisation de la musique sont universelles, et il n'est guère d'humanistes de la Renaissance qui ne les aient exprimées à leur façon, même en dehors d'un contexte proprement religieux. Chez Thomas More, l'ami cher entre tous d'Érasme, on pratique la musique de chambre ; un célèbre dessin d'Holbein 3 nous montre, accrochés au mur, des instruments de musique, luth, guitare, clavicorde, objets familiers faisant partie du cadre de la vie quotidienne. Et Érasme, dans une lettre de juillet 1519 4 au chevalier franconien Ulrich von Hutten, admire son ami, qui, malgré le poids de ses charges, donne des leçons de musique à sa seconde épouse. Dame Alice Middleton, pour qu'elle devienne, sous sa direction, l'Euterpe du foyer : « Il lui a appris à jouer de la guitare, s'émerveille Érasme, du luth, du monocorde et de la flûte, et elle consent à réciter chaque jour la leçon de musique que lui a assignée son mari »5. L'ami bâlois du même Érasme, le juriste Boniface Amerbach6, familier de l'imprimeur Froben et membre éminent du cercle humaniste de Bâle, joue du clavicymbalon et du clavicorde, instruments fort appréciés alors, et l'on peut supposer que le « prince de l'humanisme » n'était pas insensible à l'élégante spontanéité dont son ami faisait preuve en improvisant au clavicorde ou en suivant quelque partition du riche répertoire de l'école allemande. Évoquons encore, pour rester en Suisse, l'humaniste Glaréan 7, au savoir universel, célèbre, entre autres, comme théoricien de la musique, auteur de ïlsagogè in musicen (Bâle, 1516) et surtout du Dodecachordon (Bâle, 1547), où il disserte sur les huit modes ecclésiastiques anciens : sans doute les rapports familiers d'Érasme et de Glaréan n'étaient-ils pas fondés principalement sur la théorie musicale (bien qu'Érasme ait fait preuve, dans l'un de ses adages 8, d'une connaissance assez poussée en la matièrE), mais dans plus d'une circonstance, il eut à vanter les mérites de son ami comme musicien et musicologue. La Renaissance, chacun le sait, a été un grand siècle musical. Les Cours d'Europe, à l'exemple de la Cour de Bourgogne, patronnent volontiers les compositeurs, et les rois eux-mêmes se font poètes et musiciens. A la Cour du pape Léon X, né Médicis, la musique prend le pas sur les autres arts, et à celle de Ludovic le More, à Milan. Léonard de Vinci (nous apprend Vasari 9) se présente à titre, non pas de peintre ou d'ingénieur, mais de musicien. Henri VIII d'Angleterre joue du luth et compose plusieurs motets, tandis que sa fille Marie, âgée de onze ans, se distingue au virginal. Plus tard, l'ambassadeur d'Ecosse, James Melville, sera surpris de la virtuosité d'Elisabeth sur ce même instrument. François Ier. le Roi Très-Chrétien, compose des sonnets amoureux que les musiciens de sa Cour mettent rapidement en musique. Quant à Ronsard, c'est ainsi qu'il présentait au roi Charles IX les Six vingts chansons qui composent son Livre des Meslanges '" : Sire, celuy, lequel oyant un doux accord d'instruments ou la douceur de la voyx naturelle, ne s'en rejouist point, ne s'en esmeut point, et de teste en pieds n'en tressault point, comme doucement ravy, et si ne sçay comment dérobé hors de soy, c'est signe qu'il a l'ame tortue, vicieuse et dépravée, et duquel il se faut donner garde, comme de celuy qui n'est point heureusement né. L'attitude d'Érasme à l'égard de la musique 12 est très différenciée, et il faut bien reconnaître qu'il n'a accordé qu'un intérêt distrait, et souvent fort critique, à deux des phénomènes socio-culturels les plus importants de son temps, le développement de la polyphonie en Europe et celui de la musique instrumentale : nous y reviendrons. Il faut ajouter que les jugements qu'il porte sur la musique vocale ou instrumentale, et notamment sur les instruments de musique eux-mêmes, sur les chansons, sur la pratique du chant à l'église, sur les chours des musiciens d'église ou de Cours princières, ne sont, pour ainsi dire, jamais inspirés par des réactions de nature esthétique, mais par des considérations d'ordre moral, social ou religieux. On a pu dire - il l'a dit lui-même avec humour - qu'il avait une oreille « batave » (pour parodier l'un de ses adages l3) un peu sourde, en dépit de la vogue de la musique et des chansons flamandes. En fait, fils spirituel de ce mouvement mystique connu sous le nom de « dévotion moderne » l4, ayant passé une partie de sa jeunesse entre les murs d'un couvent15, il est surtout sensible au plain-chant, toujours pour des raisons qui ne sont pas fondamentalement esthétiques ou musicales. Il pense que cette musique grave et monodique est celle qui exprime le mieux la pureté et la sublimité des textes sacrés. L'attitude des chanoines réguliers de l'ordre de Saint Augustin, auquel il appartenait, était certainement commandée par le goût du silence, de la solitude et de la méditation, qui était la règle non écrite de la Congrégation de Windesheim 16 dont s'inspirait cet ordre, depuis la lointaine fondation du monastère de Windesheim par Radewijns au XIVe siècle. Ce goût, partagé par Érasme, était incompatible avec celui des somptuosités polyphoniques et des sonorités instrumentales. Érasme ne préférait-il pas, sur un autre plan (mais qui n'est pas si éloigné de son aversion pour la musique savante et le mélange des voiX), à la confession traditionnelle au prêtre, souvent gênée par la proximité d'une foule agitée et bruyante, la confession silencieuse, directement adressée à Dieu " ? Il faut savoir également que les moines augustins, et notamment les premiers prieurs de l'ordre, avaient strictement réglementé l'usage de la musique vocale et surtout de la musique instrumentale à l'intérieur de leurs maisons. C'est ainsi qu'Érasme, réagissant à la fois en humaniste et en chrétien, condamne ce mélange des voix qui obscurcit la claire perception des paroles, surtout quand il s'agit des chants à l'église, les seuls qui l'intéressent véritablement. Il est avant tout l'homme de l'écriture et le praticien de textes qui s'adressent d'abord à l'intelligence. Si les voix humaines marquent avec force et clarté les syllabes et les mots dont l'enchaînement constitue un discours, un fragment de psaume, le canon de la messe, il en reconnaît le mérite ou l'efficacité. Mais le plus souvent, se plaint-il à maintes reprises, leur effet n'est qu'un brouhaha sonore, qui ne permet pas au fidèle de suivre le texte sacré, et qui le distrait plutôt de ses préoccupations religieuses. L'un des textes les plus significatifs par lequel Érasme a exprimé son hostilité à l'égard de la musique religieuse polyphonique, se trouve dans l'une de ses Paraphrases de Saint Paul : YÉpître aux Corinthiens I, 14 19. Il y traite du problème de l'intelligibilité de la parole dans la prédication. On citera quelques lignes caractéristiques de ce passage : On s'étonne de voir à quel point se sont transformées les habitudes de l'Église. Saint Paul préfère cinq paroles intelligibles à dix mille paroles en esprit. Mais aujourd'hui, dans plusieurs contrées, on psalmodie en esprit à longueur de journée, et ce sont des chants démesurés et interminables... Une espèce de musique s'est introduite dans le culte divin au point qu'il n'est même pas loisible de percevoir un seul son avec limpidité. Quant aux chanteurs, ils n'ont pas loisir de suivre attentivement ce qu'ils chantent. Ce n'est qu'un tintement de voix qui frappe les oreilles, le tout petit plaisir d'un chatouillement qui va bientôt mourir... Qu'entendons-nous dans presque tous les monastères, les collèges ou les églises, si ce n'est un grondement de voix ?... Jusqu'ici la langue dans laquelle étaient chantés les versets de l'Oraison Dominicale était comprise indistinctement par la foule des fidèles qui répondaient Amen. Mais aujourd'hui, qu'entendent-ils en dehors d'expressions vocales dépourvues de toute signification ? Et telle est encore (ou peu s'en fauT) la nature de ce mode d'expression que ce ne sont plus des voix que l'on entend, mais un brouhaha qui frappe les oreilles. Plus grave encore, l'attachement des prêtres à l'exécution de ces chants est presque plus étroit que celui qui les lie aux prescriptions du Christ... Au nom du Ciel, que pensent du Christ ces gens [les fidèles] dont l'idée est qu'il prend plaisir à un tel braillement vocal (vocum strepitU) ?... Mais il y a encore plus grave que ce brouhaha sonore inintelligible. C'est l'adjonction à ces voix d'instruments de musique qui augmentent le vacarme et transforment l'église en une sorte de théâtre ou de foire : c'est ce qu'Érasme appelle une musique artificielle et théâtrale (« operosam quamdam ac theatricam musicam »). Écoutons-le, dans sa belle indignation : Tout n'est qu'un vacarme de clairons, de trompettes, de flûtes et de harpes, et avec elles encore rivalisent des voix humaines. Il faut savoir que, dans sa discrimination des instruments de musique - que l'on trouve d'ailleurs, avec quelques différences, chez les autres humanistes, notamment Rabelais 22 - Érasme oppose aux « bas » instruments, tels que les grossières et obscènes cornemuses, les instruments « hauts » ou nobles, comme le luth et la harpe, normalement voués (surtout la harpE) aux louanges du Seigneur. Il déteste en outre tous les cuivres, clairons, trompettes, instruments à percussion qui évoquent à ses yeux la musique militaire et guerrière. On songe à l'« Enfer musical » de Jérôme Bosch qui constitue la partie inférieure du volet droit du célèbre triptyque du Jardin des Délices conservé à l'Escorial : parmi les instruments de supplice qui sont réservés aux créatures humaines dont la vie a été vouée au seul démon, et par une sorte de renversement symbolique, la harpe et le luth ajoutent aux tourments des malheureux pécheurs qui les avaient négligés au cours de leur vie terrestre. Quant au monstre alchimiste, thème majeur de l'Enfer, sa tête blafarde, surmontée d'un disque plat du même ton, il est associé à une énorme cornemuse rouge pâle ! Nous sommes loin de Y Éloge de la musique de Jan Stradan 24, qui occupe l'axe de la gravure Musica : une jeune femme (la MusiquE) ouvre largement un livre de musique (il s'agit d'une polyphonie à six voiX) ; elle est assistée à'Harmonia, à sa droite, et de Mensura, à sa gauche. Le fond de la gravure est littéralement tapissé par toutes les variétés d'instruments de musique, instruments à vent, à cordes, à percussion. Il s'agit, évidemment, dans l'esprit du graveur, de haute musique, et précisément de la musique sacrée, dont les versets célèbres du Psaume 150 donnent le ton : Laudate eum in sono tubae, laudate eum in psalterio et cithara, Laudate eum in tympano et choro, laudate eum in chordis et organo. Laudate eum in cymbalis bene sonantibus, laudate eum in cymbalis [jubilationis. Mais revenons à Érasme. L'un des instruments qu'il abhorre le plus, et auquel sa nouveauté donnait un charme particulier, à l'église comme à la ville, est l'orgue. Il ne s'agissait pas encore des grandes orgues que nous connaissons aujourd'hui dans la plupart des églises et des temples, mais plutôt de ces orgues « portatifs » dont la vogue était grande surtout dans les régions rhénanes à la fin du XVe siècle et au début du XVIe . Sans doute Érasme admettait-il une utilisation modérée (et privéE) de cet instrument dont les multiples tuyaux lui rappelaient fâcheusement des images guerrières, et il est possible que l'organiste strasbourgeois Hans Kotter, qui s'était rendu célèbre par sa nouvelle Tablature pour orgue et clavicorde, publiée à Fribourg en 1513, lui ait fait entendre à Fribourg en Suisse l'une ou l'autre de ses pièces. Mais que dire de l'orgue à l'église ? Dans de nombreux textes, il dénonce ce qu'il appelle le hennissement sonore (« hinni-tus ») de ces orgues auxquelles il attribue la plupart des maux dont souffrent les cérémonies du culte, le vacarme qui couvre la voix du prêtre ou même des chanteurs, les « variations » fantaisistes auxquelles se livrent compositeurs ou exécutants, le prix considérable qu'il a fallu payer aux facteurs d'orgue, aux maîtres de chapelle, etc., prélevé sur la santé ou même sur la vie de milliers de pauvres gens. Dans son hostilité à l'orgue, il condamne d'un même refus les modernes bombardes aux sons troublants, dont le nom lui-même évoque la guerre et ses destructions. Que dire lorsque se mêlent à des organa ces flûtes et ces tambourins, détournés de leur office paisible ou champêtre ? Écoutons-le plutôt dans une lettre qu'il adresse de Bâle à Nicolas Varius (ou Wary, de MarvillE), président du Collège Trilingue de Louvain, le 26 septembre 1526 : Jadis les Corybantes, par le vacarme de leurs tambourins et de leurs flûtes, excitaient les humains à la rage. Ces sonorités ont en effet un pouvoir étonnant pour remuer les passions. Mais le son de nos tambourins est encore plus horrible quand ils retentissent, tantôt sur des anapestes, tantôt sur des pyrrhiques. Et ce sont eux qu'aujourd'hui, au lieu de trompettes, nous employons à la guerre, nous des Chrétiens, comme s'il ne suffisait pas d'y être courageux, mais qu'il fallût y mettre de la fureur ?... A l'heure actuelle, cette variété de musique en usage dans les églises, qui est produite à la fois par le souffle et par la vibration de cordes, ne plaît à certains qu'à la condition de dominer de loin la trompette guerrière ; et ces sonorités sauvages sont entendues par les religieuses pendant l'accomplissement du service divin. Ce n'est pas encore assez : le prêtre règle sa voix sur ce fracas de tonnerre, et nul autre officiant n'est davantage apprécié d'un certain nombre de princes allemands. Ne quittons pas encore l'église, puisque aussi bien le chrétien Érasme est surtout sollicité par cette nouveauté que représente dans les offices, cette introduction de la polyphonie et des instruments de musique. Ce qu'il déteste souverainement - et il n'est pas le seul, tant chez les catholiques romains que parmi les Réformés - c'est le mélange des genres, la confusion du sacré et du profane, comme il arrivait de plus en plus souvent que, sur le rythme d'une chanson populaire (et parfois, ô scandale, d'une chanson erotique ou obscènE), on introduisait des paroles sacrées, ou au contraire que des compositeurs se servaient de chants liturgiques pour les métamorphoser en chansons à la mode. « On y entend (à l'églisE), se plaint-il encore dans sa paraphrase de l'Epître aux Corinthiens, d'écourantes chansons d'amour, bonnes pour des danses de courtisanes et de saltimbanques. On accourt de partout à l'église, comme on irait au théâtre, pour la délectation des oreilles... » . Peut-être la verve satirique et l'indignation d'Érasme noircissent-elles un peu le tableau, mais les historiens de la musique savent bien que l'humaniste a montré du doigt une pratique courante à la fin du XVe siècle et dans les premières décennies du XVIe. D'ailleurs cette confusion du profane et du sacré sera nettement condamnée par le Concile de Trente, dans l'une de ses sessions, et Érasme peut être à cet égard considéré comme un précurseur. Cette vieille querelle de la musique à l'église déborde d'ailleurs de loin la position d'Érasme, comme celles de Luther et de Calvin qui, sur ce point, ne pensaient pas très différemment de lui : il nous suffira de rappeler le fameux Motu proprio de 1903, complété en 1912 par le Graduel et l'Antiphonaire Vatican, et plus près de nous, l'ordonnance de 1962 du Cardinal Feltin, prise en marge des travaux du Concile de Vatican II et visant à réglementer l'emploi de la musique dans diverses cérémonies du culte. Pour en rester au temps d'Érasme, et à l'habitude d'emprunter le thème de la messe à une chanson profane, chacun connaît la messe de YHomme armé ou Se la face ay pale, et surtout ces adaptations en messe, à coups de ciseaux, de chansons profanes à peine transformées, comme la fameuse La Bataille, d'après La Bataille de Marignan de Clément Janequin 30, dont on peut supposer qu'elle était doublement honnie de notre humaniste. Ces messes ont d'ailleurs été qualifiées de messes-parodies. L'érudit Érasme n'est pas hostile, d'un point de vue littéraire et rhétorique, à la parodie, et son Éloge de la Folie constitue, à bien des égards, une parodie de sermon religieux : mais ne confondons pas une satire qui se veut telle et qui s'adresse à des érudits capables de « décoder » les allusions et d'« entendre » les sous-entendus, et un office religieux, qui exige des fidèles, en un temps de laisser-faire et de laisser-aller, un pouvoir d'attention et de concentration morale et religieuse. Mais Érasme ne passe à l'église qu'une petite part de son temps : ses voyages et ses « travaux d'Hercule » occupent la plus grande partie de sa vie. Curieux de tout, il ne manque pas d'être attentif aux spectacles de la rue, aux propos échangés dans les auberges ou sur la place du marché, même s'il se contente d'écrire et de publier en latin. C'est ainsi qu'il a pu assister personnellement en pays flamand à des danses paysannes ou entendre - ne fût-ce que d'une oreille, et la rage au cour - ces chansons populaires à la mode, qui étaient publiées (ou le seraient bientôT) sous différents titres, tels que Chansons musicales (Attaingnant, 1530), Chansons nouvellement composées (recueil Bonfons de 1548), Le recueil de toutes sortes de Chansons nouvelles, tant rustiques que musicales (Georges Poncet, vers le milieu du sièclE). Une condamnation sans appel de ces mours musicales et éditoriales modernes révèle bien le caractère du Rotterda-mois : il n'a pas peur des mots, appelle un chat un chat, et ne trouve d'obscénité que dans les intentions, dans l'esprit de celui qui veut insinuer dans l'âme du lecteur ou de l'auditeur des pensées ou des sentiments dégradants. C'est bien là ce qui le choque dans la vogue de ces chansons flamandes, de ces chansons d'amour (au sens le plus trivial du termE). Et c'est dans la Préface d'un ouvrage consacré au mariage chrétien - l'Institutio christiani matrimonii -, dédié à Catherine d'Aragon et datant de 1525, qu'il laisse éclater sa fureur : Aujourd'hui, dans certains pays, c'est une coutume de publier tous les ans des chansons nouvelles, que les jeunes filles apprennent par cour. Le sujet de ces chansons est à peu près de la sorte : un mari trompé par sa femme, ou une jeune fille préservée en pure perte par ses parents, ou encore une coucherie clandestine avec un amant. Et ces actions sont rapportées d'une façon telle qu'elles paraissent avoir été accomplies honnêtement, et l'on applaudit à l'heureuse scélératesse. A des sujets empoisonnés viennent s'ajouter des paroles d'une telle obscénité que la honte en personne ne pourrait s'exprimer plus honteusement. Et ce commerce nourrit un grand nombre de gens, surtout dans les Flandres. Si les lois étaient vigilantes, les auteurs de telles pitreries devraient être frappés à coups de fouet et soumis au bourreau, et au lieu de chansons lascives, contraints à chanter des refrains lugubres. Mais ces gens qui corrompent publiquement la jeunesse vivent de leur crime. On trouve même des parents pour croire que la civilité consiste, pour une part, en ce que leur fille n'ignore pas de tels chants. Les Anciens ont estimé que la musique convenait aux disciplines libérales. Mais comme ces nombreux sons ont un grand pouvoir pour mettre l'esprit humain dans telle ou telle disposition... les Anciens ont distingué soigneusement les genres de musique, préférant le dorien à tout autre. La chose revêt à leurs yeux une telle importance qu'ils jugent nécessaire de faire des lois pour veiller à ce que ne soit pas accueillie dans une cité une musique qui corrompe les sentiments des citoyens. Or, dans la musique qui se pratique chez nous, en admettant que nous négligions l'obscénité des paroles et des thèmes, que de légèreté, et même, que d'insanité ! Il existait jadis un genre d'action dramatique qui, sans aucune parole et par la seule gesticulation des corps, permettait aux acteurs de représenter tout ce qu'ils voulaient. De même, dans nos chansons modernes, même si les paroles se taisaient, on découvrirait pourtant, par la seule considération de la musique, le caractère ordurier du thème... Ce texte se passe de commentaire, mais on ne soulignera jamais assez la finesse de perception et d'observation d'Érasme, qui ne s'exerce pas seulement sur un texte de Lucien ou de Cicéron, ou dans une controverse théologique avec un adversaire subtil, mais à propos de « choses » vues ou entendues. On a pu remarquer aussi ses références constantes aux anciens, et notamment à la culture et à la philosophie grecques : les modes musicaux 32 ont été repris des Grecs et adaptés avec des fortunes diverses par les humanistes et par les musiciens de la Renaissance qui se sont exercés à mettre en musique les Odes d'Horace 33 ou les chours des Tragiques grecs. Et l'allusion aux lois des Anciens réglementant très strictement l'usage des modes musicaux, admettant les uns et rejetant les autres à l'intérieur de la cité, se réfère implicitement aux Lois 34 de Platon et aux préoccupations du philosophe concernant les effets moraux de la musique, et peut-être aussi aux Pères de l'Église 35, en particulier à saint Augustin 36, qui, sur ce point, n'ont été que les continuateurs de Platon. Le texte suivant d'Érasme, tiré de son Commentaire du Psaume XXXVIII37, et datant de 1532, où il est question des pouvoirs thérapeutiques de la musique, et, d'une façon plus générale, de toutes sortes d'effets musicaux, ne représente pas à cet égard une grande originalité : tous les humanistes y souscriraient, à supposer qu'il n'ait pas emprunté lui-même ce développement à l'un d'entre eux : La littérature antique a révélé l'existence de modes déterminés de la flûte qui atténuent les tourments des personnes atteintes de sciatique : c'est grâce à ce remède que le Thébain Isménias a, selon la tradition, porté secours à un très grand nombre de Béotiens ; c'est par leurs chants que Terpandre et Arion auraient délivré les gens de Lesbos et d'Ionie des maladies les plus graves. Encore, de nos jours, en Italie, c'est une coutume d'assister, grâce à des mélodies déterminées, ceux qui ont été terrassés par une piqûre de tarentule (qui est une espèce d'araignée phalangitE). De même, en Allemagne, des personnes atteintes d'épilepsie se relèvent et guérissent au moyen d'un chant. A ceux qui souffrent d'insomnies et qui sont prédisposés au délire, la musique procure le sommeil. C'est un fait bien connu que des bébés qui pleurent sont invités insensiblement au repos par des accords suaves. Certains modes, comme les modes phrygiens, poussent à la fureur : il y en a, inversement, qui disposent un furieux à la modération, comme l'a fait Pythagore, à ce que l'on raconte, avec un jeune homme de Tauroménium, en l'invitant à jouer sur sa flûte un air spondaïque au heu d'accords phrygiens. Personne n'ignore que le chant excite les guerriers au combat. C'est encore une vérité patente qu'il n'est point d'âge ni de sexe qui ne ressente la force de la musique, même s'il ignore en quoi consiste cet art. La raison en est, pense-t-on, que l'âme du monde, d'après Platon, a été agencée selon des proportions musicales. D'où il se fait que, par un sens naturel, l'âme de chaque créature se réjouit d'accords mélodieux, et est choquée par l'absence d'harmonie. On est allé jusqu'à croire qu'il existe des modes au rythme desquels bondissent des sources, à la manière des danses saliennes, fait plus étonnant que l'épisode célèbre d'Arion et du dauphin. Et ce qu'écrit Virgile n'a absolument rien de fabuleux : « Le chant fait jaillir dans les prés un serpent glacé... Et Érasme poursuit en évoquant, comme on pouvait s'y attendre, le cas d'Orphée et de sa cithare : « Qui a jamais eu l'audace d'exprimer ainsi la force de la musique ? » On comprend ainsi que le moraliste chrétien ait été particulièrement sensible et indigné à l'audition de chansons du type de celles qu'apprécient moins sévèrement que lui les amateurs contemporains de vieilles chansons françaises ou franco-flamandes, que l'anthologie d'Henry Poulaille, les disques ou les concerts ont popularisées : Mon père m'y marie. Au joli jeu du pousse-avant, La la la l'oisillon du boys, Adieu ma mie, adieu ma rose. Il estoit une fillette, et autres jeux musicaux et corporels des Jeannot et des Marion. Non, Érasme n'approuvait ni ne pouvait apprécier ces chansons « nouvelles », grivoises ou obscènes, dont il estimait, en tant que pédagogue chrétien, l'effet déplorable sur les mours ou l'esprit de la jeunesse. Et c'est un poète français, Ronsard (déjà cité), qui se faisait, sans toutefois prendre parti, dans la préface à un Mellange de chansons, tant des vieux autheurs que des modernes 4I (publié en 1572), le colporteur de cette fameuse légende, connue de tous les humanistes. d'Agamemnon qui « allant à Troye, laissa en sa maison tout exprès je ne sçay quel musicien dorien, lequel, par la vertu du pied anapeste 42, moderoit les efrenées passions amoureuses de sa femme Clytemnestre, de l'amour de laquelle Égiste enflammé ne put jamais avoyr joyssance. que premièrement il n'eut fait meschamment mourir le musicien ». Et l'on sait que, quelles que fussent les paroles ou l'absence de paroles des airs exécutés par le musicien ionien qui avait remplacé le dorien, la lascivité du mode ionien eut raison de la fidélité conjugale de Clytemnestre ! La position d'Érasme à l'égard de la musique n'est donc pas, comme on l'a vu, unilatérale, et encore moins systématique. C'est l'humaniste, imprégné de la culture gréco-latine, et l'humaniste chrétien, investi non seulement par l'omniprésence de la Bible - et surtout du Nouveau Testament - et des Pères de l'Église, qu'il a passé sa vie à traduire, commenter ou éditer, mais aussi par le sentiment d'une obligation impérieuse de réforme à l'intérieur de l'Église romaine, qui réagit chaque fois qu'il est question de musique. Nous avons déjà souligné son attirance pour les instruments « nobles », tels que la lyre - qui lui rappelle Apollon, Orphée et toute la culture poétique et musicale grecque - ou la harpe, qui le fait immédiatement songer au « divin harpiste », le Roi David. Il partage également sur ce point le sentiment des poètes ou des prosateurs chrétiens de la Renaissance, qu'ils soient restés au sein de l'Église romaine ou qu'ils soient passés à la Réforme, tous admirateurs, et souvent commentateurs, traducteurs ou éditeurs des Psaumes 43. Érasme a, pour sa part, commenté, de 1515 à 1536 - l'année de sa mort - onze des cent cinquante psaumes davidiques 44. Certes, dans ses commentaires - qu'il s'agisse du ps. 1 Beatus vir, dédié à son ami Beatus Rhenanus, ou du ps. 83, dans lequel il traite de l'ocuménisme, et qui est connu sous le titre de De amabili Ecclesiae concordia - il n'est question de musique que d'une manière épisodi-que. mais les remarques d'Érasme sont suffisamment claires et insistantes pour que nous puissions les rapporter à une conception humaniste et chrétienne de la spiritualité ou de la spiritualisation de la musique. A ce titre, les remarques d'Érasme sur la musique se rattachent à sa conception générale de la pietas45, qu'il estime, avec la grande tradition chrétienne, intrinsèquement unie à ce qu'il a appelé la « vraie » théologie dans sa Ratio verae theologiae 46. C'est toute une conception de la musique céleste, opposée à la musique terrestre, qu'il expose en quelques textes vibrants de passion religieuse, qui transparaît à travers quelques-uns de ses commentaires des psaumes. Conception empruntée essentiellement, ajouterons-nous, à la tradition patristique 47. celle d'Augustin, d'Ambroise, de Chrysostome, d'Ar-nobe. C'est d'ailleurs dans la préface à un commentaire des Psaumes par Amobe le Jeune 48, adressée au nouveau pape, son compatriote et ancien collègue Adrien VI, qu'il développe des considérations sur la musique, que nous retrouverons dans ses propres Commentaires. Après avoir insisté sur les effets de la « musique humaine » (dont nous avons parlé), il réaffirme son goût pour la seule musique dont il reconnaisse la valeur absolue : la musique divine, toute symbolique et intérieure, celle qui s'adresse au cour et qui part du cour, ou qui n'est sensible qu'aux « oreilles de l'esprit ». A la différence de Luther, qui a su dégager ce que la musique humaine et, si l'on peut dire, chamelle, peut contenir de divin, Érasme maintient une dualité radicale entre les modes « physiques » ou « extérieurs » d'une musique humaine, et les modes « métaphysiques » ou « intérieurs » d'une musique divine. Et pourtant, pourrait-on lui objecter, le chant des Psaumes - sa référence suprême en matière de musique - ne passe-t-il pas d'abord par les oreilles du corps ? Angoissant problème que celui de l'union de l'âme et du corps ou de la situation métaphysique de l'homme, qui apparaît à l'horizon de ces remarques, mais qu'Érasme n'a pas su poser ici dans les termes philosophiques convenables auxquels on aurait pu penser que son anthropologie ait permis d'accéder. Mais si la musique humaine possède une telle force pour transformer les passions de l'âme et du corps, combien devons-nous croire qu'est plus efficace cette musique céleste et divine pour purger nos âmes des maladies spirituelles et des idées pernicieuses de ce siècle ! C'est une terrible maladie que l'ambition, et la jalousie ou la haine sont les sentiments les plus vils. Or tel est le genre d'infections qui étreint la majorité des chrétiens, et ceux-là même qui devaient porter remède aux autres, n'en sont souvent pas affranchis (...) La musique du Christ n'aurait pas de mots et de paroles pour désenchanter nos âmes de l'amour des choses passagères et nous enchanter de l'amour des choses célestes ? (...) Le psalmiste chrétien n'aurait pas de modes pour rappeler à l'amour de la paix des princes qui créent entre eux un état trouble permanent en se livrant les guerres les plus insensées ? Mais c'est nous-mêmes que nous devons guérir par cette musique avant de songer à guérir les autres de leurs maladies. Il n'est pas un seul passage de l'Écriture qui ne possède ses modes efficaces, pourvu que nous ne bouchions pas nos oreilles, comme des vipères sourdes, afin que ne pénètre pas en nos âmes la force de l'incantation divine. Mais à mon avis, aucun mode musical n'est plus efficace que ceux des Psaumes, où l'Esprit Divin a voulu que soient enfouies pour nous les plus secrètes délices de ses mystères, et il y a disposé certains modes des plus efficaces pour transformer nos sentiments d'une manière digne du Christ, pour peu que l'on trouve une personne capable d'émouvoir habilement les cordes de ce psaltérion. Ce langage symbolique ou allégorique, c'est celui des Psaumes ; c'est aussi celui d'Érasme, soit qu'il commente le commentaire d'Ar-nobe le Jeune, soit qu'il se livre à ses propres commentaires. Chacun, répéte-t-il à loisir, doit être pour lui-même un « psalmiste du Christ », en lui chantant la « musique divine et céleste ». Mais, trait caractéristique du christianisme érasmien, c'est à une véritable conversion individuelle ou personnelle, à une ascèse spirituelle particulière ou spécifique qu'Érasme invite chacun de ses lecteurs ou auditeurs chrétiens. Il emprunte au lyrisme des Psaumes les symboles musicaux et spirituels qu'il adapte, en psychologue et en théologien, à l'intention du « miles Christianus », ce soldat chrétien qui a fait l'objet, dès le début de sa carrière, de ses recommandations et de ses prescriptions, dans l'Enchiridion militis Christiani , ou Manuel du soldat chrétien, le terme grec d'enchiridion désignant, au sens propre, une arme de poing ou un poignard, avant de désigner le manuel : poignard, bien évidemment spirituel, car cette arme est constituée par les préceptes de l'Évangile, et sert de parade aux attaques du démon. Dans le commentaire ou « enarratio » (enarratio allegorica in primum psalmum Beatus vir52), les métaphores musicales se multiplient pour exprimer la conversion des mours et la puissance de l'amour, considéré comme le mouvement fondamental de l'esprit humain. Il en va de même dans son commentaire du psaume 2 « Quare fremuerunt gentes » 53. Mais la plus riche moisson des images et des métaphores se trouve cependant dans le commentaire du commentaire d'Amobe, où le monde est opposé au ciel, comme les deux types d'instruments : Le monde a ses propres instrument, mais comme ils viennent d'en bas, ils rendent un son désagréable. Comment s'exprime en effet la lyre de la colère ? « Venge-toi, pille, chasse, tue ! » Quel son le nerf de l'ambition émet-il ? « Étends ta puissance, tiens pour négligeables serment et piété, chaque fois qu'il s'agit de dominer ! » Comment la corde de l'avarice vibre-t-elle ? « Vois-tu, personne n'est heureux à moins de posséder le plus ; par des moyens licites ou non, entasse, rafle, conserve ! » Et la corde de la mollesse et de la jouissance, quel son émet-elle ? « Vis agréablement ici-bas, ignorant ce qu'il doit t'advenir après cette vie. » De même la corde de l'envie et de la haine rend la pire mélodie. Telle est assurément la musique du monde qui, par le moyen de ces modes on ne peut plus mauvais, nous sussure des désirs pestilentiels et, à la manière des Sirènes, nous enjôle avec malice par de douces chansons jusqu'à consommer notre ruine. Rendus ivres et furieux par ces modes, c'est ainsi que nous nous livrons à des combats, à des actions tumultueuses, à des intrigues, à des rapines, à des actes de vengeance, et que nous nous déchirons tour à tour. Ainsi la musique subit-elle, après être passée par le singulier instrument de conversion et la puissance de métaphorisation de l'humanisme érasmien, le même sort que la théologie, la rhétorique ou le cicéronisme : de même que, pour Érasme il y a théologie et théologie, autrement dit, une théologie qui se contente de répéter des prescriptions consignées dans la tradition scolastique et une vraie théologie, qui est l'Évangile en acte 55, de même il y a une rhétorique (qu'il condamnE), celle des sophistes, et une vraie rhétorique (qu'il trouve à l'ouvre chez Platon ou chez Socrate, chez Cicéron, et qu'il essaye d'exprimer lui-même dans ses écritS), celle qui ajuste les paroles aux pensées et qui tente, dans et par le dialogue, de chercher et de communiquer la vérité. Quant au cicéronisme, qui pose le problème de l'imitation et celui de la transmission et de la transformation des cultures, on sait qu'Érasme oppose au cicéronien aveugle, qui imite religieusement les moindres traits du style de Cicéron dans une servilité totale, le vrai cicéronien (que lui-même et ses meilleurs amis humanistes incarnent à ses yeuX), qui s'inspire de l'esprit de Cicéron pour l'adapter aux conditions sociologiques et religieuses d'un monde nouveau, celui de la chrétienté occidentale 56. La vraie musique est donc, pour lui, celle qui s'adresse directement à l'esprit et qui établit ou renforce les liens qui unissent l'homme chrétien à Dieu. Est-ce à dire qu'il condamne indistinctement la musique « terrestre » ou « humaine » ? Nous avons vu qu'il n'en était rien, et Érasme n'oublie jamais que l'homme est un esprit incarné 57. Mais la musique qu'il approuve et même qu'il recommande est celle qui n'envahit pas la conscience de l'auditeur, celle qui se soumet humblement au texte qu'elle accompagne, ou qui utilise des modes et des rythmes qui apaisent au lieu d'exciter les passions. Sans doute trouvons-nous toujours quelques connotations éthiques ou éthico-religieu-ses, quand il loue ou condamne un instrument de musique, mais il était loin d'ignorer les bases techniques et mathématiques de la musique, comme on peut s'en rendre compte dans l'adage qu'il a intitulé Bis diapason 58 (Double diapasoN), et où il évoque Pythagore et son échelle musicale, Boèce et d'autres théoriciens. Certes, il ne fait que développer des théories inventées ou mises au point par d'autres, mais cela prouve au moins qu'il est un lecteur attentif et qu'il a bien assimilé ces connaissances. Il a commis l'erreur, en bon humaniste qu'il était - mais d'autres l'ont fait à son époque, et même après lui - de confondre les accents de la prosodie et de la métrique latines, avec la durée et l'intensité des sons. Donnant la priorité au texte, profane ou sacré, il veut plier la musique aux contraintes de l'accentuation et du jeu des brèves et des longues de la poésie ou de la prose latines. On sait qu'en France, plus tard, un poète comme Antoine de Baif, tentera d'accentuer les vers français selon l'accentuation latine - ce sont ses « vers mesurés à l'antique » 59 -, ce qui produit des effets originaux, mais assez contraires au génie de la langue française, qui précisément n'est pas une langue à accent. Pareille tentative a été faite dans les pays rhénans, avec plus de succès - mais l'allemand est une langue accentuée -, comme l'a bien montré dans sa thèse Edith Weber. Ce n'est pas un hasard si Érasme aborde ce problème spécifique du rapport entre la musique et le texte dans un ouvrage de philosophie dans lequel il a étudié la prononciation des langues antiques : le De recta Latini Graecique sermonis pronuntiationeM. Dans le dialogue qui s'est instauré entre les deux personnages répondant aux noms d'Ursus et de Léo, on convient que le chant est d'abord parole ou, si l'on préfère, par la succession des brèves et des longues, la hauteur relative des sons et la place de l'accent d'intensité ou intonation, que la phrase parlée est une phrase chantée, que la parole est déjà musique. Étonnante réduction humaniste et érasmienne du chant à une prononciation claire et distincte ! Notons pourtant en français l'utilisation d'un même mot, phrase, pour désigner une unité linguistique intelligible et une succession de notes ou de sons offrant un sens musical achevé et formant une division naturelle de la ligne mélodique. L'assimilation ou la comparaison de la prosodie et du chant (le chant qui s'ajoute à la prononciation courante de la voyelle, puisque Y accent, chez les Grecs comme chez les Latins, était mélodiquE) rappelle la psalmodie des chartreux : « Syllaba brevis sic pronuntiantis ut Carthusiani pronuntiant psalmos festis diebus » 62. Cette psalmodie ou récitation-chant des psaumes, qu'Ursus évoque au terme de son petit cours de prononciation, fait s'écrier Léo : « Hic desidero meam citharam » (A ce point, j'ai besoin de ma cithare.) Suivra un cours de théorie musicale, dans lequel nous n'entrerons pas, d'où il résulte que le meilleur chanteur est le meilleur récitant, que la connaissance de la musique est nécessaire à la lecture des poètes. Malgré la répugnance qu'en bon latiniste, il éprouve à utiliser le langage vulgaire ou « grossier » par lequel sont désignées les notes de la gamme M, ces dénominations et les réalités sensibles qu'elles expriment lui permettent de comprendre et surtout d'expliquer la théorie de l'accentuation et de la prononciation du grec et du latin. Nous achèverons ces brèves considérations sur les rapports de l'humanisme et de la musique chez Érasme par une association, quelque peu insolite et encore moins connue, du Rotterdamois avec un musicien contemporain - mieux vaudrait dire contemporain de sa jeunesse puisqu'il est mort le 6 janvier 1497 -, le flamand Johannes Ockeghem 65. A la vérité on ignore s'il a connu personnellement ce musicien, il ne parle jamais de lui dans aucune de ses lettres ni dans aucune de ses oeuvres importantes. Et pourtant, « Maistre Jehan Okegan, trésorier de l'église monseigneur Sainct Martin de Tours et maistre de la chapelle de chant du roy nostre sire » a été célébré par Érasme à l'occasion de sa mort dans une « déploration », ou naenia de 31 vers de rythme élégiambique . Certes, grandes étaient les lettres de noblesse de Jean de Ockeghem, qui fut le maître de chapelle de Charles VII, de Louis XI et de Charles VIII, et l'on sait que, si le nombre de ses ouvres connues n'est pas considérable, son apport est essentiel dans le domaine de l'expression et dans l'élaboration de l'écriture polyphonique à trois ou quatre voix, la composition d'ouvres religieuses, comme ces messes d'un lyrisme puissant, d'une organisation savante, d'une variété extrême : les unes - qui auraient dû plaire à Érasme, s'appuyaient sur une teneur liturgique (Ecce Ancilla Domini, CapuT), mais d'autres, plus nombreuses, sacrifiaient à la mode en empruntant non seulement la teneur, mais aussi divers éléments des autres voix, à des chansons connues (comme L'Homme armé, Ma maîtresse, etc.). En composant sa « déploration », Érasme sacrifiait-il lui-même à la mode (on connaît plusieurs « déplorations » sur la mort d'Ockeghem, comme celles de Guillaume Crétin, de Josquin des Prés ou de Jean MolineT), ou fut-il véritablement conquis, en dépit de ses réticences théoriques, par la puissante inspiration du maître de chapelle de la basilique royale de Tours ? On l'ignore, mais il n'est pas interdit de rêver à quelque heureuse inconséquence de notre humaniste, quand il s'écrie, sur un ton et dans un style empruntés à la poésie élégiaque latine : Or donc, elle s'est tue, Cette voix, hier illustre, La voix d'or d'Ockeghem ? Ainsi de la musique S'est éteinte la gloire ?... ... De l'art apollinien, Il est mort, ce Phénix sacré... La voix d'or d'Ockeghem, Dont la puissance émouvait jusqu'aux pierres ! Et les deux derniers vers rendaient hommage à la musique elle-même : Divina res est musica Numina, quur violas ? La musique est chose divine. Pourquoi profanes-tu la majesté des dieux ? (Érasme s'adressant à la morT). Ce qu'Érasme ignorait (et ce qu'ont ignoré jusque vers les années 60 de notre siècle les historiens de la musique et les spécialistes de l'humanistE), c'est que son poème devait être mis en musique par un musicien flamand répondant au nom de Johannes Lupi (peut-être originaire de CambraI). Celui-ci ignorait sans doute que le texte sur lequel il composa un motet à quatre voix était du grand humaniste hollandais, et quand il fut publié à Anvers en 1547 dans un recueil musical de Susato il portait un titre légèrement différent de celui d'Érasme, et, bien entendu, sans la mention du Rotterdamois : In Joannem Okegi, Musicorum principem, Naenia. Quant au nom de Johannes Lupi, il figurait en toutes lettres en tête de chaque partition. Ainsi vont les choses. Érasme aurait-il apprécié le motet à quatre voix de Lupi, lui qui n'était guère tendre pour le mélange des voix ? C'est difficile à dire, bien que le texte, à notre avis, se prête fort bien à sa mise en musique, surtout à la musique vocale, et que l'art de Lupi, quelque peu archaïsant, ait conservé une allure médiévale, avec un contrepoint parfaitement discipliné, évitant les grandes hardiesses, dans un tempo lent et majestueux, gagnant en clarté ce qu'il perd peut-être en masse sonore. Le compositeur s'est laissé guider, même dans ses vocalises, par le sens des mots, et son phrasé musical rend pleinement intelligible l'intention du poème avec ses différents thèmes, ses courts tableaux (deux ou trois verS) qui correspondent aux moments successifs et aux reprises de l'idée fondamentale : Conticuit (ou obmutuiT) vox aurea Okegi (elle s'est me, la voix d'or d'OckegheM). Gageons que ce traitement musical de son poème n'eût pas déplu à Érasme, toute vanité d'auteur écartée : « Divina res est musica ». |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.