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Si les paysages imaginaires de la littérature fin de siècle renvoient indéfiniment le sujet à lui-même, c'est en définitive que le moi - avec sa profondeur de mystère et d'infini - constitue, pour les symbolistes, l'unique objet de l'art. En témoigne par exemple cette définition que Vielé-Griffin donne de la poésie symboliste, comprise comme un travail «d'autopsycho-logie intuitive»: La doctrine égoïste [...] qui fait du moi seul existant le créateur sensitif de l'univers - doctrine que nous accepterons (et de grand cour, ma foI) sans discussion - est illogique si elle n'assigne pas à son art l'unique ouvre de traduire ce moi, dans son harmonieuse conscience : la Poésie (du rêve ou du verS) serait donc la haute conscience du moi, le symbolisme serait, précisément, l'expression de cette Poésie, et le travail du poète (qu'il ait nom Vigny, Baudelaire, Verlaine ou LaforguE) demeurerait, tout, d'autopsychologie intuitive («Qu'est-ce que c'est?», Les Entretiens politiques et littéraires, 1er mars 1891). Mais quel contenu précis recouvre ce moi qui fait l'objet de tous les questionnements? Et, au-delà de l'expression souvent assez stéréotypée de «l'âme fin de siècle », quelle théorie de l'intériorité est formulée par la littérature symboliste? Laurent Jenny, dans un livre intitulé La Fin de l'intériorité (PUF, 2002), a bien montré comment les représentations symbolistes de l'intériorité oscillent entre les tendances les plus contradictoires, et font se mêler les emprunts philosophiques les plus opposés : l'idéalisme côtoie le positivisme ; le subjectivisme, constamment revendiqué à la lumière d'une certaine lecture de Schopenhauer, s'annule dans une pensée de l'Inconscient qui trouve hors du Je le principe mystérieux de l'Être; le vocabulaire de l'Idée alterne avec celui de la Vie ; et c'est finalement dans le Bergsonisme que le Symbolisme trouvera - après coup - les catégories philosophiques les plus accordées à la psychologie des profondeurs qu'il a lui-même cherché à formuler. Idéalisme et Subjectivisme «L'idéalisme» des symbolistes amalgame des sources extrêmement diverses, convoquant tout à la fois Plotin, Swedenborg, Novalis, Hegel, et, surtout, Schopenhauer. Le Monde comme volonté et comme représentation date de 1818 ; mais la pensée de Schopenhauer ne parvient en France que dans les années 1870-1880. Elle passe par le relais d'ouvrages de vulgarisation, tel celui de Théodule Ribot, La Philosophie de Schopenhauer, en 1874, ou l'essai de Caro sur Le Pessimisme au XIXesiècle, en 1880. Brunetière présente à son tour «La philosophie de Schopenhauer» dans deux articles de la Revue des Deux-Mondes (en 1886 et en 1890). Si la plupart des symbolistes se réclament de Schopenhauer, peu ont directement accès à son ouvre elle-même, qui n'est en réalité connue qu'à travers l'anthologie de Jean Bourdeau, Schopenhauer, Pensées et fragments (1881); et il faut attendre 1890 pour qu'une véritable traduction du Monde comme volonté et comme représentation, due à Auguste Burdeau, soit donnée au public français. Quoi qu'il en soit, la pensée de Schopenhauer sert alors de caution philosophique à une forme particulière d'idéalisme qui est en réalité un subjectivisme absolu. La première phrase du Monde comme volonté et comme représentation, «le monde est ma représentation», est utilisée pour dénier toute réalité au monde extérieur au profit de la seule existence de l'esprit qui conçoit et se représente le monde. Pour Remy de Gourmont notamment, dans la Préface au Livre des masques (1896), le Symbolisme est tout entier contenu dans cette «vérité» révélée un siècle plus tôt par Schopenhauer : Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice, c'est le principe de l'idéalité du monde. Par rapport à l'homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n'existe que selon l'idée qu'il s'en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe; l'essence est inattaquable. C'est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c'est ce que je vois. Autant d'hommes pensants, autant de mondes divers et peut-être différents. Le roman de Gourmont, Sixtine (1890), est l'illustration d'un tel parti pris idéaliste et subjectiviste. L'ouvre est dédiée à la mémoire de Villiers de L'Isle-Adam ; elle est sous-titrée «roman de la vie cérébrale». Le personnage principal, Hubert d'Entragues, rappelle par bien des aspects le héros de Huysmans, des Esseintes; mais alors que celui-ci cultivait une sensualité raffinée et exacerbée, c'est dans la seule «vie cérébrale» que d'Entragues cherche un refuge à la médiocrité du monde contemporain, - Sixtine opérant de la sorte une rupture proprement «symboliste» avec le Naturalisme, là où A rebours en était resté à une rupture seulement «décadente». C'est bien en tout cas à Schopenhauer que se réfère constamment Hubert d'Entragues : Le monde, c'est l'idée que j'en ai, et cette idée, les spéciales modulations de mon cerveau la déterminent. Auprès de Sixtine, qu'il choisit de n'aimer qu'en idée, il déclare de même : Le monde, c'est moi, il me doit l'existence, je l'ai créé avec mes sens, il est mon esclave et nul sur lui n'a de pouvoir. Et en bon disciple de Schopenhauer, c'est dans l'art que d'Entragues - auteur dans le roman d'un roman intitulé L'Adorant -tente de trouver une échappatoire à l'ennui et la souffrance causés par la volonté: seul l'art existe, parce que, explique-t-il, le symbole est impérissable comme l'idée dont il est la forme transcendante et qui lui devient nécessaire dès qu'il l'a revêtue. D'un bout à l'autre, jusqu'au renoncement et au choix de la vie ascétique, la pensée de Schopenhauer forme la trame du roman de Gourmont et permet de dresser un portrait fidèle de l'homme symboliste. Par son «cérébralisme», autant que par son idéalisme et son subjectivisme, Hubert d'Entragues appartient à une lignée, qui le rattache en amont à l'Axel de Villiers de L'Isle-Adam, et se prolonge en aval jusqu'au Monsieur Teste de Paul Valéry. L'inconscient Le repli sur soi, d'abord motivé par le refus «idéaliste » du monde, conduit bientôt le sujet à éprouver en lui-même l'intime altérité d'un «inconscient». La littérature, ici, anticipe la découverte freudienne, et, avant Freud, donne une consistance particulière à l'hypothèse de l'inconscient. Laforgue, « L'Afrique intérieure de notre inconscient domaine » La notion d'Inconscient, telle qu'elle apparaît dans l'ouvre de Laforgue, vient tout droit de l'ouvre d'un disciple de Schopenhauer, Edouard von Hartmann, qui publie en 1868 une Philosophie de l'Inconscient. L'Inconscient selon Hartmann est une variante de la Volonté selon Schopenhauer. Il désigne, non la loi singulière d'un désir, comme plus tard chez Freud, mais une force impersonnelle et universelle : un vouloir-vivre aveugle qui accomplit, au-delà de l'individu, les fins de la Vie et de l'Évolution. Une telle pensée confère au sujet un statut infiniment précaire: immergé dans «l'Un-Tout», celui-ci participe d'une totalité dont il accomplit les desseins sans en connaître la cause; toute tentation idéaliste est rabaissée au rang d'une illusion qui institue du Sens là où prévaut l'absence de but; même le sentiment amoureux est réduit à une construction subjective, qui sert seulement à masquer le mécanisme absurde de la reproduction de l'espèce. Puisqu'on ne peut se soustraire à la toute-puissance de l'Inconscient, il s'agit, pour Laforgue, de s'en remettre à lui. Au-delà du précaire et hasardeux agrégat de cellules qui constitue l'individu, la poésie découvre alors une autre source d'inspiration : celle de « l'Afrique intérieure de notre inconscient domaine», écrit Laforgue dans une note, - nouvelle terra incognito, qui révèle d'autres horizons que ceux, trop étroits, du lyrisme personnel : Je me sens si pauvre si connu tel que je me connais moi, Laforgue, en relation avec le monde extérieur - Et j'ai des mines riches, des gisements, des mondes sous-marins qui fermentent inconnus - Ah ! c'est là que je voudrais vivre, c'est là que je voudrais mourir. Des fleurs étranges qui tournent comme des têtes de cire de coiffeurs lentement sur leur tige, des pierreries féeriques comme celles où dort la Galatée de Moreau surveillée par Polyphème, des coraux heureux sans rêves, des lianes de rubis des floraisons subtiles où l'oil de la conscience n'a pas porté la hache et le feu. C'est ainsi que Les Complaintes, dans leurs «Préludes autobiographiques», en appellent à un renoncement à la subjectivité individuelle, et à une dissolution du Je dans l'Inconscient : Donc je m'en vais flottant aux orgues sous-marins, Par les coraux, les oufs, les bras verts, les écrins, Dans la tourbillonnante éternelle agonie D'un Nirvana des Danaïdes du génie ! Lacs de syncopes esthétiques ! Tunnels d'or ! Pastel défunt ! fondant sur une langue ! Mort Mourante ivre-mort ! Et la conscience unique Que c'est dans la Sainte Piscine ésotérique D'un lucus à huis clos, sans pape et sans laquais, Que J'ouvre ainsi mes riches veines à Jamais. En attendant la mort mortelle, sans mystère, Lors quoi l'usage veut qu'on nous cache sous terre. Deux champs métaphoriques permettent, chez Laforgue, de rendre plus particulièrement sensible le monde inconnu de l'Inconscient: l'un emprunte son lexique au monde sous-marin, l'autre au monde lunaire ; on peut songer par exemple à telle évocation de «l'Aquarium» dans un poème en prose qui porte ce titre et qui est détaché de la Salomé des Moralités légendaires ; on peut songer aussi à tel poème de L'Imitation de Notre-Dame la lune, intitulé « Climat, faune et flore de la Lune», où défilent, embarqués sur le « Radeau du Nihil », entre autres choses, des « cygnes d'antan», des « Sphinx brouteurs d'ennuis aux moustaches d'airain », des «rennes aux andouillers de cristal », des « ours blancs / Graves comme des Mages » et avides des «miels du divin silence», des «Porcs-épics fourbissant sans but (leurS) blêmes lances », des «papillons aux reins pavoises de joyaux » dont les ailes ont la forme de «deux grands in-folios», des «gélatines d'hippopotames», et aussi «des palmiers de corail blanc aux résines d'acier», des «Lys marmoréens à sourires hystériques », des « Champignons aménagés comme des palais»... : Tout a l'air émané d'un même acte de foi Au Néant Quotidien sans comment ni pourquoi ! Mais l'Inconscient n'est pas seulement un thème, générateur d'images proliférantes et fantastiques ; il est aussi le principe même de l'art et la source de la parole poétique. «L'artiste s'agite, l'Inconscient le mène», note Laforgue dans un de ses textes sur l'art. L'artiste n'a alors plus d'autre choix que de «céder l'initiative» à cette force qui gouverne toute chose : c'est ce que font les peintres impressionnistes, lorsque, oubliant toute codification d'école, ils rendent leurs yeux entièrement réceptifs au «monde changeant des phénomènes»; c'est aussi ce que fait Laforgue lui-même, lorsque, prenant acte de la déroute du moi, il donne libre cours, dans ses créations verbales, «au petit bonheur des consonances imprévues », écrit-il à propos des Complaintes. Il reviendra sur cette force inconsciente qui régit en profondeur l'écriture dans une note sur Rimbaud, qu'il vient de découvrir dans La Vogue : On peut hardiment l'avouer. Une poésie n'est pas un sentiment que l'on communique tel que conçu avant la plume - Avouons le petit bonheur de la rime et les déviations occasionnées par les trouvailles. La crise du sujet - d'un sujet «en deuil d'un Moi-le-Magnifique » comme il est dit dans le poème liminaire des Complaintes - implique, par contrecoup, une inflation de la parole, tout entière abandonnée au flux anonyme de l'Inconscient. Maeterlinck, « mare tenebrarum » Chez Maeterlinck aussi, l'Inconscient, qui se découvre au cour du sujet, désigne cependant une force supra-individuelle qui excède la simple subjectivité personnelle. Dans Le Temple enseveli (1902), Maeterlinck le définit en ces termes : En nous se trouve un être qui est notre moi véritable, notre moi premier-né, immémorial, illimité, universel, et probablement immortel [...]. Cet être inconscient vit sur un autre plan et dans un autre monde que notre intelligence. Opposé à l'intelligence, il ne se laisse appréhender que dans l'approche mystique, à l'image de celle de Ruys-broek, que Maeterlinck a traduit et commenté ; il se manifeste aussi dans les phénomènes occultes auxquels Maeterlinck, comme bon nombre de ses contemporains, a été particulièrement attentif et qu'il examine notamment dans Le Grand Secret ou dans L'Hôte inconnu (1917). Mais c'est surtout dans l'art que la mare tenebrarum de la subjectivité profonde apparaît au grand jour: Au fond, écrit Maeterlinck, j'ai de l'art une idée si grande qu'elle se confond avec cette mer de mystères que nous portons en nous (« Confession de poète », L'Art moderne, février 1890, repris dans Introduction à une psychologie des songeS). Nous avons vu quels champs métaphoriques - ceux notamment des profondeurs aquatiques, de la germination maladive, ou de l'enfermement - traduisent, dans les Serres chaudes, la présence étrange et angoissante de cet Inconscient. Au théâtre aussi, divers motifs thématisent les espaces inconnus de l'âme, et matérialisent sur la scène le monde intérieur: forêt et fontaine, souterrain ou grotte, tour ou puits, jet d'eau et clair de lune, château et palais, composent un «paysage d'âme», emprunté aux contes et aux légendes, et créent une atmosphère onirique susceptible de suggérer sur la scène l'omniprésence invisible du Mystère. Mais, par-delà ce symbolisme décoratif, l'Inconscient est aussi plus qu'un thème: il est un principe, générateur d'une nouvelle forme dramatique. Il implique notamment une autre idée du tragique, que Maeterlinck, dans Le Trésor des humbles, propose d'appeler «le tragique quotidien», - «bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures». Celui-ci en effet ne réside pas dans des actions exceptionnelles, mais dans « le fait seul de vivre » : Il s'agirait plutôt, poursuit Maeterlinck, de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. Il s'agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l'âme avec sa destinée. Il s'agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu'. Ce tragique d'un genre nouveau, lié à la seule présence de l'âme, commande une nouvelle dramaturgie qui s'organise autour d'un personnage absent, «invisible» et «silencieux», que Maeterlinck choisit de nommer « le personnage sublime ». Figure d'une pure altérité, celui-ci suscite la parole des personnages, dont il est en réalité le seul véritable destinataire. C'est lui qui confère aux personnages de la scène cet air de «somnambules un peu sourds», qui semblent « constamment arrachés à un songe pénible », écrit Maeterlinck dans la Préface de 1901 à son ouvre théâtrale. C'est lui qui défait la psychologie habituelle et les ressorts traditionnels de l'intrigue. C'est lui surtout qui change la nature du dialogue dramatique, en restituant la parole à son étrangeté fondamentale, et en permettant aux mots de tous les jours de dire beaucoup plus qu'ils ne semblent pouvoir contenir: l'inutilité apparente des propos, l'absence de liens logiques entre les répliques, les répétitions, les suspensions, sortent la parole de son usage conventionnel, et les silences libèrent ce que l'activité superficielle du langage refoule. Confronté à l'écoute de l'Autre, le dialogue extérieur n'existe plus que comme le contrepoint d'un autre dialogue, latent, silencieux, qui se joue entre les mots, - sur cette autre scène qui est celle de l'inconscient, et dont la scène manifeste est en effet le symbole. Le «moi profond». Symbolisme et bergsonisme Parallèlement à l'exploration - préfreudienne - de l'inconscient, le Symbolisme rencontre également une nouvelle théorie du sujet à travers la philosophie de Bergson. Les premières ouvres de Bergson, avec l'Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889 et Matière et mémoire en 1897 sont contemporaines de la phase la plus active du Symbolisme ; il faut cependant attendre le début du XXe siècle - alors que le Symbolisme est lui-même sur le déclin - pour que 1 ' impact du bergsonisme se fasse véritablement sentir, et pour qu'un Néo-symbolisme se constitue en s'annexant les théories bergsoniennes de «l'intuition», de la «durée» et du «moi profond». Il y a de fait, entre la philosophie de Bergson et la «doctrine» symboliste, des convergences certaines. La «psychologie des profondeurs» que le Symbolisme tente de formuler contre les psychologies positives trouve de multiples échos dans les théories bergsoniennes de la subjectivité. Bergson distingue deux aspects du moi : un moi superficiel, qui « se prête [...] aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier», et un moi profond, fait d'un flux ininterrompu de perceptions, de sensations et d'émotions que le langage ne peut traduire parce qu'elles ont une existence purement qualitative. L'incapacité du langage commun à se saisir de cet aspect de la vie psychique assigne une tâche particulière au langage philosophique sans doute, mais aussi au langage poétique. Bergson le souligne lorsqu'il confère à l'art le pouvoir « d'endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité », ajoutant que « dans les procédés de l'art on retrouve sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement un état d'hypnose » : tel est notamment l'effet du rythme poétique, grâce auquel «notre âme, bercée et endormie, s'oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète». La parenté de la pensée de Bergson avec les recherches poétiques qui ont lieu au même moment est clairement affirmée par Tancrède de Visan, dans son Essai sur le Symbolisme ( 1904). La poésie y est définie comme «l'extériorisation d'une conscience spontanée » ; et le Symbolisme apparaît comme une tentative pour capter les manifestations du «moi profond», et pour en restituer, au-delà du langage rationnel, les infinies nuances : C'est au second moi, beaucoup plus intérieur et inexprimable que se sont attaqués les symbolistes. Celui-ci, infiniment mobile et confus, ne se solidifie qu'avec peine. Ce serait comme un visage derrière une vitre : si nous passons rapides il échappe, mais dès que l'attention fixe notre regard sur les ténèbres, la figure bientôt sort de l'ombre et nous parle. Or les termes se dérobent pour décrire le caractère particulariste et individuel d'une émotion ainsi contemplée à sa source. Faute de mots qui la moulent, on s'ingéniera donc à la susciter, cette émotion, à l'évoquer chez le lecteur, jusqu'à ce que, subjugué, il la vive entièrement, jusqu'à ce qu'il en éprouve toutes les fines résonances en son cour, jusqu'à ce que son âme en réfracte les plus ténues colorations. De là encore, le recours fatal à l'expression symbolique, la seule capable de ne pas troubler la délicate polyphonie d'un état d'âme. Pour Tancrède de Visan, le détour par la philosophie de Bergson permet de fonder une théorie expressive de la poésie symboliste, comprise comme la traduction quasi immédiate du «moi profond». C'est cette même théorie expressive qui justifiera, nous le verrons, les recherches musicales des symbolistes, ou la pratique du vers libre, censé plus adapté à la mobilité de la vie psychique et à la qualité particulière de chaque état de conscience. Quoi qu'il en soit, bien des ouvres symbolistes répondent effectivement à la tâche que Bergson assigne à l'ouvre d'art. On peut songer à la poésie de Henri de Régnier, dont le rythme semble en effet «bercer» l'esprit, comme pour «endormir» les résistances de la conscience, et permettre au lecteur de se laisser aller à éprouver en lui-même ce qui lui est «suggéré». Tel qu 'en songe est exactement contemporain de Y Essai sur les données immédiates de la conscience, et les convergences sont frappantes entre une philosophie qui se méfie de l'abstraction du langage, incapable de rendre compte des formes fuyantes de l'intuition, et une recherche poétique qui trouve dans la suggestion du rythme et des images le moyen de plier la langue aux mouvements de la vie intérieure et à la fluidité de la durée vivante. On peut songer aussi à Valéry, et à La Jeune Parque évoquant un « inépuisable moi » dans des vers qui parviennent à rendre sensible dans le langage le «moi fondamental» de la psychologie berg-sonienne. On songe enfin à Proust dont l'ouvre tout entière épouse les mouvements de la durée et se moule sur la complexité vivante de la conscience. |
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