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Journaux, Carnets - Le Journal






En s'ouvrant à la photographie, en faisant place aux biographèmes, parfois au détriment du récit, l'écriture de soi privilégie l'instant, voire la saisie instantanée. Et l'on a pu constater que l'autobiographie, en se poursuivant au fil des ans, avait tendance à basculer vers la forme du Journal, journal de l'écriture puis journal de la vie quotidienne. Et ce présent n'est plus réservé aux tiroirs de l'écrivain : il paraît comme livre sur la place publique. De même la notation, originellement réservée aux brouillons de l'écrivain, à ses « carnets », acquiert un nouveau statut. Car si l'époque n'a pas innové en créant autour du Journal ou du Carnet des formes nouvelles comme elle le fait avec l'autofiction, elle en a modifié les usages. Et cette modification fait apparaître en retour une assez radicale mutation de la conception de l'ouvre littéraire dans son ensemble : qu'il s'agisse de l'image que l'on s'en fait, de la forme de son écriture ou des thèmes qu'elle traite.



Le Journal

On publie depuis un siècle et demi des Journaux d'écrivains. A l'origine, c'était après la disparition de leurs auteurs (Amiel, StendhaL), car ces textes étaient des textes intimes, à l'usage du seul scripteur, réceptacles de ses humeurs et de ses secrets. Avec la publication par Gide de son Journal de son vivant, celui-ci devient l'une des pièces de la mécanique autobiographique, en concurrence ou en complémentarité avec toutes les autres (fiction, autobiographie, etc.). Il peut même, au bénéfice d'une élaboration formelle, perdre de son immédiateté: Claude Mauriac a ainsi construit, entre 1974 et 1996, une vaste fresque autobiographique à partir des pages de son Journal, en reprenant dans les cahiers les plus anciens des pages que les cahiers récents commentent pour parvenir à un «temps immobile » (c'est le titre de l'ensemblE) où passé et présent, chroniques et mémoires d'un témoin privilégié du demi-siècle littéraire et politique s'équilibrent en échos organisés thématiquement.

Cette évolution concerne à la fois la conception et la réception du Journal. Sa conception, parce qu'un Journal écrit pour être publié de façon anthume n'est plus le relevé plus ou moins quotidien des pensées et des événements : il est habité d'une conscience de l'ouvre et construit une image de soi destinée à autrui, alors qu'un Journal posthume comme le Journal inutile de Paul Morand (2001), qui confirme les opinions violemment réactionnaires de l'ancien diplomate de Vichy, auteur de France la doulce, n'a guère d'intérêt littéraire. Sa réception, parce que la publication d'un Journal posthume n'appartient pas, quant à son esthétique et à ses préoccupations, à l'époque qui la reçoit. Tel est le cas des journaux de Raymond Queneau (1996), de Michel Leiris (dont le Journal de Chine et le Journal 1922-1989 paraissent en 1992) contrairement à celui d'Hervé Guibert, Le Mausolée des amants (2001), paru dix ans seulement après sa disparition.



Mutation du Journal : vers le « corps de l'ouvre »

Les vingt-cinq dernières années n'ont pas seulement vu s'accentuer la tendance à la publication rapide des journaux, ce qui corrobore l'intérêt pour l'écriture du sujet. Elles en ont changé la pratique, comme le montrent bien deux exemples. Celui de Charles Juliet, d abord, dont l'ouvre commence avec la publication de son Journal. Trois volumes paraissent, simplement intitulés Journal I, II et III, entre 1978 et 1982, avant ses autres livres. Recueil de méditations, de lectures, fixations du mal-être et notation des formules qui peut-être viendront éclairer l'horizon, cet ensemble constitue la longue gestation (de 1957 à 1981) d'une ouvre encore inaccessible. Ce Journal qui dit l'impossibilité d'écrire, l'écrivain le tient depuis vingt ans lorsqu'il commence à le publier. C'est que sa voix s'y est assurée : « Ecrire, c'est essentiellement se mettre à l'écoute de la voix. » Le Journal de Juliet n'enregistre pas les menus événements de la vie quotidienne, il est le lieu d'une quête et d'un apprentissage: «Pendant de longues années j'ai été astreint à un travail de fouilles à l'intérieur de moi-même. Il me fallait me mettre en ordre, panser des blessures, découvrir des événements qui avaient imprimé leur sceau à l'origine de mon histoire. Pour effectuer ce forage, j'ai dû muscler mon imagination, développer mon sens de l'observation, aiguiser et contrôler mes perceptions... ». Et c'est en creusant cette double difficulté - existentielle et artistique - que l'écrivain la transforme en matière et manière de son ouvre.



Lorsque paraissent ses premiers recueils de poèmes, leurs titres et leur contenu assument ce creusement de soi : L'oil se scrute (197'6), Fouilles (1980), Approches (1981). La poésie resserre l'épanchement du Journal, en cristallise l'effusion. Une acuité de l'expression est ainsi gagnée sur le sentiment d'une écriture défaite. En 1989, trente ans après le début du Journal et dix ans après sa première publication, L'Année de l'éveil donne enfin lieu à la mise en récit de soi que poursuivront L'Inattendu et Lambeaux.... Dans les Carnets de Saorge, Juliet déclare souhaiter « parvenir à se déployer davantage [...] écrire un roman». I.a formule est d'importance: elle inverse le processus décrit au chapitre précédent à propos de l'autobiographie, laquelle venait, après les romans, les réécrire pour s'approcher plus près du réel. Le Journal de Juliet traduit au contraire une emprise du sujet sur lui-même, qui le noue à son impuissance créatrice et l'empêche d'écrire. On pourrait n'y voir que complexion personnelle chez un écrivain réservé, peu sûr de lui, proche d'artistes dont l'exigence et l'effacement furent extrêmes, comme Giacometti, Bram van Velde ou Beckett. Or ce sentiment est assez largement partagé par les écrivains contemporains. L'impossibilité de l'ouvre, qui fut, durant les années 1960 et 1970, sous l'influence de Blanchot, un thème de réflexion théorique est devenue, pour notre période, une réalité existentielle. On en retrouvera plus loin les manifestations chez Michon, chez Emaz. Et ce n'est pas seulement une question de génération, puisque Jacques Borel, auteur d'une vaste autobiographie introspective commencée en 1965 {L'AdoratioN), puis d'un Journal de la mémoire (de 1962 à 1975, publié en 1994), parlait déjà de son Journal comme d'une «dépossession» {La Dépossession, 1973), et note dans ses derniers papiers : « Étrange condition de n'être sûr de rien, pas même, peut-être, de son doute» au point de faire, de ce Journal même, un linceul : « comme mourant je ramène sur moi le drap de papier noirci de l'écriture, je m'ensevelis plus avant en elle, je deviens moi-même, chaque jour avec chaque ligne, un fantôme» {Un voyage ordinaire, 1993).



Ces échecs, acceptés comme tels, sont cependant transformés en livres. Non pas «transfigurés» comme si, de la boue, tel Baudelaire, l'écrivain faisait de l'or, mais assumés, écrits: accueillis. Cela confère aux ouvres la puissance de leur désarroi, aux antipodes, certes, des déploiements flamboyants de l'imaginaire dans le roman étranger, mais au plus près, au plus juste, de l'identité humaine. Le Journal est ainsi devenu un composé de l'ouvre: le lieu même de son identification profonde. Celle de Juliet qui s'épanouit désormais en nombreux livres: récits, poèmes, essais, entretiens et même théâtre, n'a pas renoncé au Journal. Bien mieux, elle l'a introduit dans le corpus même de l'ouvre : non seulement il continue, mais les premiers volumes reparaissent avec des titres qui leur donnent un sens que ne posséderait pas la seule mention «Journal»: Ténèbres en terre froide. Traversée de nuit, Lueur après labour. Le quatrième tome, celui où s'est accompli le passage d'un Journal antérieur à l'ouvre au Journal contemporain de l'ouvre s'appelle justement Accueil. Désormais rien ne distingue les diverses formes d'écriture, «poème, nouvelle, étude, pièce de théâtre, note de journal [...] tout procède d'un même centre, d'un même besoin, d'une même exigence».



Autre exemple de cette mutation des usages du genre, Renaud Camus, qui s'était fait connaître dans les années 1970 par des chroniques homosexuelles {Tricks, 1979) et des «romans» d'avant-garde, appelés églogues, où se confondaient jeu des hétérony-mes, goût de la citation, surenchère formaliste, publie en 1981 un Journal d'un voyage en France, prélude à une publication régulière. À partir de Journal romain (1985-1986) (1987), viennent une quinzaine de volumes qui, comme ceux de Juliet, portent chacun un titre, de Vigiles à Derniers Jours, de La Guerre de Transylvanie à K.310 (2003). Camus poursuit par ailleurs une ouvre abondante et multiforme : « Élégies », « Miscellanées », « Chroniques », « Romans », « Topographie », mais c'est son Journal qui permet de voir, au fil des jours, s'élaborer la figure d'un écrivain atypique, soucieux avant tout de la qualité d'une langue et d'une culture françaises (paysages, coutumes, rapports entre les êtreS) qui lui semblent menacées de toutes parts par l'époque contemporaine et sa vulgarité. Journal de Travers (2007) donne un aperçu du mode de composition des églogues et autres textes: brutalement interrompue par une série d'associations, la phrase conduit le lecteur dans les replis d'une conscience sans cesse à l'affût de la dérive et du glissement: au cour de l'intime, les jeux formels affichent une histoire personnelle et une culture. Curieuse alliance d'un esprit tourné vers les formes les plus actuelles de l'art et d'une idéologie jugée réactionnaire et parfois tout à fait scandaleuse : l'année 2000 a été celle de « l'affaire Camus », journalistes et écrivains s'affron-tant au sujet de passages de La Campagne de France (Journal 1994), considérés comme antisémites.



Rien de commun sans doute entre la modestie effacée de Charles Juliet et les convictions féroces de Renaud Camus. L'un est si peu sûr de lui, que son Journal n'émet une opinion que pour la nuancer aussitôt, l'autre est si convaincu de ses raisons que le pamphlet s'y noie dans une critique universelle. Dès lors, pourquoi les rapprocher ? C'est que, dans les deux cas, le Journal est devenu la colonne vertébrale de l'ouvre, tronc d'où partent ces branches qui sont des livres, ce qui la soutient et la détermine toute entière, véritable mise en texte de l'écrivain lui-même. Ce qui n'était qu'un document sur la vie et l'ouvre d'un auteur est désormais le « corps » de l'ouvre, sa possible matrice, symptôme du recentrement du sujet dans les préoccupations contemporaines.



L'influence du Journal sur l'ouvre



Or le Journal est un lieu privilégié du ressassement. Les mêmes pensées habitent un homme au fil des jours, et pour peu qu'il y revienne par écrit, elles se répètent, se reprennent. La longueur même des Journaux, toujours de forts volumes, en témoigne. Et souvent le diariste s'y affuble malgré lui d'une image mélancolique, plus peut-être que simplement narcissique. C'est du moins ce que le lecteur éprouve à lire Juliet ou Jacques Borel. La réévaluation du Journal comme composante de l'ouvre transfère sur celle-ci sa dimension ressassante. On mesure aujourd'hui plus que jamais combien les grandes ouvres des modernes - Beckett, Simon, Duras même - le sont dans leur obstination à remettre toujours sur le chantier le même ouvrage, les mêmes questions, avec lesquelles elles n'en ont jamais fini. La génération suivante entre dans ces mêmes retours opiniâtres vers des questions demeurées irrésolues : c'est le cas de Bergounioux (qui publie en 2006 et 2007 deux forts volumes de journal, improprement appelés Carnets de noteS), d'Emaux, de Quignard. Là encore, la période contemporaine révèle l'un de ses traits : que l'ouvre n'est plus une suite de livres indépendants les uns des autres, chacun centré sur un « thème » spécifique, mais une persévérance des mêmes obsessions : dix ans après Passion simple, Annie Ernaux revient sur ce texte dans Se perdre, Journal « correspondant à l'année de [sa] passion pour S. » (le A. de Passion simplE), qui, parce qu'il relève de la notation immédiate et non de l'élaboration a posteriori, lui paraît plus fidèle aux événements : «Je me suis aperçue qu'il y avait dans ces pages une "vérité" autre que celle contenue dans Passion simple. Quelque chose de cru et de noir, quelque chose de Xablation. J'ai pensé que cela aussi devait être porté au jour. /Je n'ai rien modifié ni retranché du texte initial en le saisissant sur ordinateur. [...] Aujourd'hui encore, il me paraît plus important d'avoir noté, au jour le jour, les pensées, les gestes, tous les détails - des chaussettes qu'il gardait en faisant l'amour au désir de mourir dans sa voiture - qui constituent ce roman de la vie qu'est une passion, plutôt que l'actualité du monde, dont je pourrai toujours trouver la preuve dans ces archives. »



L'autre affectation de la littérature par le Journal est thématique : elle ne concerne ni la seule question de l'écriture, élaborée ou non, ni l'approfondissement des questions centrales. Et elle est paradoxale : l'idée commune veut en effet que le Journal soit une activité narcissique. L'écrivain s'y consulte, s'y ausculte, note ses faits et gestes, ses pensées ou ses rencontres. Or une tendance contemporaine du Journal en détourne le regard sur l'extérieur: Michel Tournier publie un Journal extime (2002), Annie Ernaux son Journaldu dehors (1993), Marguerite Duras donne Outside (1981) et L'Eté 80 (1980). Le regard se fait sociologique, journalistique: on se souvient des interventions de Duras sur l'affaire « Villemin », cette femme accusée d'avoir noyé son enfant dans la Vologne que l'écrivain trouvait «sublime, forcément sublime», ce qui fit polémique. Elle l'avait transformée en personnage durassien. Dans La Vie matérielle (1987), enregistrée au magnétophone, Duras mêle le présent à ses souvenirs, elle explique que le quotidien en est le lieu et non l'objet : « Il n'est pas un journal, il n'est pas du journalisme, il est dégagé de l'événement quotidien. [...] Loin du roman mais plus proche de son écriture [...] que de celle de l'éditorial d'un quotidien. J'ai hésité à le publier mais aucune formation livresque [...] n'aurait pu contenir cette écriture flottante de "La vie matérielle", ces allers et retours entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun ». Or ce temps commun, que mesure aussi le livre d'Emaux, est notre lot commun, c'est le plus commun de nos vies : le supermarché, les tâches du jour... Toute une thématique sur laquelle Perec avait attiré l'attention avec Yinfraordinaire devient matière à littérature. Cette absorption par les textes littéraires d'un matériau jusqu'alors réservé au tout-venant du Journal touche aussi bien les nouvellistes, attentifs aux « petits bonheurs », comme Delerm ou Autin-Grenier, que les poètes, de Jacques Réda à Anne Portugal ou Nathalie Quintane. Dominique Fourcade, sous le titre Son blanc du un (1986), publie un Journal de juillet 1984 à octobre 1985, où il enregistre aussi bien la naissance de Lola que des réflexions sur la grammaire. Le théâtre du quotidien lui-même connaît une étonnante faveur, dans les mises en scène, par exemple, d'un Alain Platel.



Les Carnets : au plus près de soi

Dans la période contemporaine, les Carnets sont l'objet d'une mutation voisine de celle du Journal, et influent de même sur le reste de la littérature. La notion, désormais littéraire, est restée attachée à son origine matérielle, qui en détermine la plasticité : aucune régularité quotidienne de la notation, la reprise ultérieure des notes seule donnera le statut de texte littéraire à ce que l'écrivain choisit de retenir. Car le Carnet n'est pas fait pour être livré tel quel : Julien Gracq groupe, dans Carnets du grand chemin (1992), «des notes essentiellement disparates par familles, pour communiquer quelque ordre à leur lecture » et reconnaît « que ces notes ne s'arrangent qu'assez mal de compartiments ». Leur nature même tend à les prémunir de tout ordre : ce sont notes grappillées au cours du «grand chemin» de la vie. Cette «marginalité» du Carnet (Jean-Bertrand Pontalis, En marge des jours, 2002) pourrait en faire un objet secondaire, recueil de notes à des fins personnelles. Mais cet accompagnement de tous les instants, cette proximité quasi physique l'élève au statut d'objet fétiche, parfois ritualisé, dont la période contemporaine reconnaît l'importance. Un geste décisif pour le devenir des Carnets fut celui, inaugural, de Ponge, qui publie les premiers états de ses textes : La Crevette dans tous ses états, La Fabrique du pré, Le Carnet du bois de pins, Comment une figue de paroles et pourquoi... Cette pratique est d'importance. On sait l'influence qu'elle a pu avoir sur cette forme de critique littéraire que l'on nomme la « génétique des textes » qui se charge d'étudier brouillons et variantes, ainsi que sur la conservation et l'analyse des manuscrits auxquelles se consacrent désormais plusieurs institutions importantes (IMEC : Institut des Mémoires de l'Édition Contemporaine, CNRS, Bibliothèque de France, Bibliothèque DouceT). Mais Ponge va plus loin: il transforme la somme même de ses brouillons en livre achevé comme dans Pour un Malherbe. De la part d'un poète aussi hostile au « sujet » et à son épanchement lyrique, «patheux», écrit-il, c'est une manière de retrouver l'autobiographie là où on ne l'attend pas. Les feuillets de La Fabrique du pré ex du Malherbe sont datés, localisés. On sait où Ponge se trouve, quel temps il fait, quel livre il consulte: les carnets dessinent peu à peu une véritable autobiographie de l'ouvre. Journal et Carnet se font atelier permanent d'écriture: Henry Bauchau lie ses journaux aux ouvres (Le Journal d'Anti-gone, 1989'1997, à la fois journal «autobiographique», journal littéraire qui reprend des poèmes composés à l'époque, et journal d'analyse au sens psychanalytique du termE).

Sartre écrivait autrefois, d'une formule définitive, « toute conscience est conscience de quelque chose » : le Carnet est ce recueil de la conscience. Aussi est-il, plus peut-être que le Journal qui tend à «raconter», à «commenter» ce dont il parle, le matériau brut de ce qui est venu à la pensée « tel quel », comme eût pu écrire Valéry. Mélange de pensées éparscs, notes de lectures, fulgurances poétiques... tout s'y mêle, et ce mélange-là dessine un homme. Le Carnet se situe donc à la frontière de l'intime et de l'extime: il n'est pas un ensemble dont l'objet serait le « moi », lequel n'y est que le réceptacle du monde. Aussi est-il pratiqué par des écrivains très réservés envers toute forme d'écriture autobiographique: du Bouchet ou Jaccottet. Ce dernier ne s'interdit certes pas de parler de lui-même, mais sans jamais tomber dans ce qu'il reproche au Journal de Roger Martin du Gatd ou aux Mots de Sartre : « Livre certes remarquable, mais comment peut-on s'intéresser autant à soi ? Ou est-ce moi qui suis étrange de ne m'être jamais interrogé ainsi ? » Les notations de Jaccottet, plus volontiers tournées vers l'extérieur, «recueillent», «accueillent» (les deux termes sont de l'écrivaiN) l'essence poétique du monde.



Le legs des Carnets : relectures de la modernité, promesse de l'ouvre...

Le Carnet a posé sa marque sur la littérature d'aujourd'hui. Là encore, il faut revenir un peu en arrière, car c'est à la charnière des deux périodes - ultime modernité et époque contemporaine - que les choses se sont jouées. Sous le simple titre Carnets (1952-1956), André du Bouchet donne en 1990, à l'invitation d'un critique lui-même poète et universitaire, Michel Collot, un premier volume, bientôt suivi de trois autres, entre 1994 et 2000 (Carnet, qui est une reprise augmentée de la préédition de 1990 ; Carnet 2 et Annotations de l'espace non datées - Carnet 3). Surprise : ces carnets se disposent exactement comme les poèmes les plus récents de du Bouchet, ce sont des feuilles irradiées de blanc, des mots suspendus dans la page, dispersés, disparates. Ces brefs fragments peuvent se lire comme autant d'instantanés poétiques: où situer la frontière entre ce que le poète avait publié dans ses recueils et ces notations denses, qui brillent d'un aussi vif éclat ? Ce qui paraissait relever d'une savante élaboration mallarméenne de l'espace paginai reproduit la venue spontanée du texte sur la page du carnet. Une nouvelle fois la littérature contemporaine dessille notre regard sur la dernière modernité.



Seconde découverte, ou plutôt confirmation, car le Journal et même l'autobiographie déjà la donnaient à percevoir: ces recueils de notes sont chargés de lectures. Les Carnets du grand chemin de Gracq comme les trois volumes de La Semaison de Philippe Jac-cottec {La Semaison, Carnets 1954-1979, La Seconde Semaison, Carnets 1980-1994, et enfin Carnets 1995-1998, La Semaison III) et son Cahier de verdure (1990) évoquent les livres décisifs, qui nourrissent les ouvres des écrivains : En lisant en écrivant, comme l'énonce Gracq lui-même en 1980. Ce que très naturellement les Carnets et Journaux enregistrent, les ouvres elles-mêmes désormais le proclament: il n'est écrivain qui ne soit aussi lecteur, toute ouvre s'écrit d'abord avec d'autres ouvres, dont elle s'alimente. L'intertextualité souvent latente des grands textes de la littérature apparaît à notre époque beaucoup plus patente. Par le truchement des Carnets, la « bibliothèque » des écrivains a « essaimé » (la métaphore est de JaccotteT) dans les ouvres elles-mêmes. Alors que la modernité se posait plus volontiers comme « esthétique de la rupture», le contemporain, au contraire, s'affiche comme un temps de la reliaison. Le Carnet aura été une école de reconnaissance et de salutation.



Août

Sur le jeune figuier épargné par l'incendie, une première feuille verte, tel un nouveau phénix. Plus que jamais est-on tenté de redire, après Silesius : « Dieu est le vert des prés. »

Si je recentre mon attention sur ce qui m'imporce vraiment, peut-être me découvrirai-je porte à limiter mes efforts à une dernière louange, à quelques autres «paroles ailées», au-delà ou en dehors de tous les débats imaginables, de tous les labyrinthes que se bâtit l'esprit. Que passent dans le ciel intérieur, en troupes claires, ces journées de septembre, que batte des ailes cette fin d'été, empennée de vert neuf. Rien que cela. Porté par cet air frais, laissant tomber tout le sec et le mon qui, peu à peu, prépare la résurrection. Conseillé seulement par une fenêtre ouverte, et le regard conduit jusqu'à la limite blanche entre les dernières tetres bleues et le ciel, vers certe farine. Comme si le maître invisible de l'automne était meunier.



Octobre

À cor et à cri de Michel Leiris, son dernier livre, paru en 1988. C'est le «frêle bruit» d'une fin de vie, pathétique et lassant, parce qu'il ressasse encore et toujours les mêmes plaintes. Le tissu du livre, de plus en plus usé, montre la corde, au lieu de s'ouvrir à une lumière plus grande, ou à quoi que ce soit de différent. Mais, lisant ces lignes, presque les dernières du livre qui rcsteta son dernier livre : « Qu'il y ait, toutefois, de la poésie quelque part, quelle puisse être surprise ou introduite par moi dans tels êtres, choses, mots, rêves, ouvres d'art ou écrits, voilà qui pratiquement ne change rien à rien, mais constitue une leçon dont je devrais faire mon profit. J'y vois en effet - du moins dans les moments heureux où mon tempérament atrabilaire relâche sa pression -le signe que tout n'est pas perdu et que la vie échappe à cette totale absurdité dont l'idée accablante me hante», lisant donc ces lignes, je me dis qu'après tout, je ne suis guère plus avancé que lui. Philippe JACCOITET, La Seconde Semaison © éd. Gallimard, 1996, p. 137-138.



Le titre de Jaccottet, « la semaison », repris dans chaque volume, fait référence à «la dispersion naturelle des graines d'une plante» (Littré). Il indique assez clairement la promesse de ces ouvrages. Ces recueils de notes et de fragments, inspirés par les spectacles de la nature aussi bien que par les ouvres de la culture (livres, musiques, filmS), sont destinés à ensemencer l'ouvre à venir autant qu'à nourrir la vie de qui les rassemble. C'est en quoi, peut-être, elles s'opposent au Journal, car le Journal vaut pour lui-même : il est la mémoire des jours. Alors que le Carnet est un dépôt d'avenir. L'un collationne le présenr destiné à s'effacer dans le passé, l'autre rassemble les graines du lendemain : « un recueil de graines légères pour replanter, essayer de replanter "la forêt spirituelle" », comme Christian Hubin qui publie La Forêt en fragments (1987) où il déclare rassembler «Notes, analyses, lettres, fragments. Le poème, plus tard, il m'a toujours fait peur» (Parlantseul, 1993).

Le carnet, petit objet, est rassurant, il est amical au brouillonne-ment de l'écriture, sa matérialité intime l'oppose à la mallarméennc «page blanche», inhibante. Sabine Mâcher parle de son stylo, de l'encre qui goutte ou tache. Evidemment le livre publié ne conservera pas la trace visuelle de ces taches, mais à les lire, le lecteur pourra les imaginer. Il sera virtuellement dans la proximité de l'écrivain, dans son intimité quasi physique: «J'écris sur mes cuisses» (Rien ne manque au manque, 1999); «j'ai perdu ma plume, j'ai mes règles, le rhume » (Ne pas toucher, ne pas fondre, 1993). Le Carnet ne fait pas ouvre: il conserve une certaine modestie. Après avoir tenté de les orchestrer, Lorand Gaspar livre ses notes en « désordre organisé » (Egée Judée, 1980) et conserve la dénomination de Carnet pour ses livres suivants, quand bien même ils n'en sont pas vraiment: Carnets de Patmos, 1991 ; Carnet de Jérusalem, 1997.

Que la poésie emprunte au Carnet sa forme et son nom, alors même qu'elle n'en est pas, manifeste une réserve envers l'« ouvre » (c'est du reste un mot que les écrivains actuels récusent souvent, au profit, et c'est significatif, de « travail »). Après le « désouvrement» (BlanchoT) ou le «retrait de l'ouvre», dont il était question voici une trentaine d'années, en voici l'inachèvement. Si le Journal peut être le lieu où exprimer la difficulté de l'ouvre (JulieT), le Carnet en est la manifestation : «Ce grand élan que l'on nomme "poésie", je n'en suis plus capable. Non que le "je" en moi se soit tu ou que je répugne à parler en son nom [...] mais simplement entre la poésie énorme de la vie. et du monde, qui me laisse muet tout en m'exaltant, et ce peu de chose qu'il en demeure dans mes phrases, je vois bien la disproportion » (Gil Jouanard, Le Coût des choses, 1994). Le Carnet correspond à une époque qui a rejeté les grands genres aussi bien que les expérimentations radicales, et demeure dans cette mesure du ton, dans cet « insavoir» et cette curiosité des choses, que la modestie même de l'objet emblématise. Et dont les titres témoignent à leur façon, « Carnets » certes, le plus souvent, mais aussi Lettrines - « petites lettres », par opposition aux « belles-lettres» - pour Gracq autrefois, ou ce «carnet si petit sur le fin de ma cuisse» pour Sabine Mâcher (Carnetd'à, 1999).

Symptomatique de cette proximité et de cette modestie, l'ouvre d'Antoine Emaz. Ses titres (cfinfra, p. 471) Lichens, lichens; Boue; Sable... sont éloquents. Et plus encore le recueil intitulé RAS (2001), qui dit à la fois le souci de s'en tenir au plus près des choses, et le refus de l'emphase. Il n'y aurait, annonce-t-il ironiquement, « rien à signaler », donc rien à noter, pas même de carnet à remplir. Or c'est justement sur des carnets qu'Emaz écrit - et le matériau de ses carnets passe à peu près directement dans le livre. Par fidélité au tout-venant, par refus de «faire de la littérature», sans doute, mais aussi parce que ce déplacement change la lecture. Un poème - car c'en est un aussi - intitulé « Voix (19.07.00) » se contente ainsi de recopier une conversation entendue, comme autrefois Apollinaire en notait des bribes dans «Les fenêtres». Il s'agit de vieillards qui échangent quelques propos :



« le col du fémur ça c'esr le pire avant j aimais bien un bon feu de cheminée maintenant faut faire livrer le bois tout ça mais j aimais bien l'odeur

ça me rappelait

[...]

ça va me revenir c'est quand je cherche que je ne trouve pas après je me souviens de tout la nuit »

Antoine Emaz, RAS, © éd. de la Tarabuste, 2001.



Ces phrases anodines, lieux communs le plus souvent inentendus, acquièrent un autre statut dans le poème. Elles se chargent de toute la misère d'un désarroi, de la force latente d'une plainte jamais prononcée. La note dans le carnet témoigne ainsi d'une attention singulière, d'une générosité au monde, de celles qui font le poète ou l'écrivain. Son transport dans l'espace du livre invite le lecteur à se rendre attentif, à son tour, à ce(uX) qu'il n'écoutait pas, à ce que disent les mots sous les mots. Nous ne sommes pas aux antipodes de l'exigence d'un du Bouchet (Emaz lui consacre un livrE), ni du travail de Nathalie Sarraute: c'est encore la «sous-conversation» que la poésie issue du Carnet nous donne à entendre.

Un partage s'esquisse : le Journal serait plus affaire de romanciers et d'autobiographes ; le Carnet, de poètes. Difficile de savoir pourquoi, sinon à penser que les Journaux demeurent installés dans la successivité linéaire des jours, même scindée en instants ; et que les Carnets recueillent des notations essentielles, de brèves épiphanies. Toujours est-il que c'est plus du côté des poètes, de Reverdy à Joua-nard, de du Bouchet à Emaz, de Jaccottet à Mâcher que l'on voit paraître des Carnets. Un autre lieu en revanche ouvre des espaces inédits au Journal et au Carnet: l'écriture sur Internet, paradoxalement tourné vers la communication avec autrui, prend des aspects inédits comme lorsque François Bon y programme une intervention journalière puis rassemble les textes ainsi écrits pendant un an : véritable plongée dans l'intimité des images, souvenirs et pensées surgissantes, Tumulte (2005) offre une libre mais exigeante succession de « suites biographiques », de rêves, de « vie des gens », de fictions et de réflexions. De nombreux écrivains (Jean-Michel Maulpoix, Régine Robin...) créent leur site, y interviennent au jour le jour. Les « blogs » {web-logs: journaux numériqueS) sont devenus une pratique commune et répandue : mais le texte de l'écrivain s'y dissout parmi tant d'autres, sans rapport avec la littérature. N'était-ce pas déjà le lot de toute écriture de soi, notes, journal, autobiographie, pratiquée par tout un chacun? La littérature s'est approprié une pratique qui l'excède, au risque de s'y perdre. Mais s'y renouvelle parfois.

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